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La «Clizia» de Machiavel : une comédie mineure du Cinquecento ?

Par Fanélie Viallon : Enseignante d'italien dans le secondaire
Publié par Alison Carton-Kozak le 06/11/2020

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Dans cette époque faste de la Renaissance italienne, les hommes de lettres se sont livrés à tous les exercices à leur disposition : Laurent le Magnifique écrivait des madrigaux et les penseurs conservaient jusqu’à leurs correspondances et leurs livrets de famille où ils discutaient avec leurs contemporains ou avec les auteurs antiques leurs conceptions du quotidien comme de la politique. Ainsi, Machiavel nous a transmis plusieurs supports de ses réflexions, dont deux comédies : la ((Mandragore)) et la ((Clizia)), représentées en 1526 et 1527. La ((Clizia)) est considérée comme mineure en tant que réécriture d’une pièce de Plaute, tandis que la ((Mandragore)) est reconnue à travers les époques comme un chef-d’œuvre de son temps par sa vivacité et son statut de première pièce originale, non adaptée d’une pièce antique. Dans l’ombre de la ((Mandragore)), la deuxième pièce de Machiavel mérite qu’on s’y arrête. Cet article s’appuie sur un mémoire de traduction soutenu à l’Université Lyon 3 en 2007

Introduction

Connaissez-vous la petite sœur de la Mandragore, cette pièce originale qui fait de Machiavel un des pères de la comédie moderne ? Elle se prénomme Clizia, naît à Florence le 13 janvier 1525 dans le jardin de Jacopo Falconetti, dit il Fornaciaio, et son "succès s'est répandu non seulement dans toute la Toscane, mais aussi en Lombardie" comme le relate Filippo de' Nerli à Machiavel dans une lettre du 22 février 1525.

Cette réécriture d’une comédie de Plaute porte la marque du plus méritant comédiographe du XVIe, ainsi que de nombreux critiques du XXe qualifient Machiavel. Moins originale que la Mandragore, plus grave que celle-ci, écrite semble-t-il dans la hâte, elle est toutefois vivante, drôle et empreinte d’une langue toscane qui vaut le détour.

1. La lignée de la Clizia : les comédies du Cinquecento

La ferveur philologique du Cinquecento pour les comédies antiques remonte en réalité à la découverte d'un précieux manuscrit contenant seize comédies de Plaute, dont douze inédites, que Niccolò Cusano ramène à Rome en 1429.

La naissance de la Clizia intervient alors que la comédie humaniste en prose a déjà eu le temps de faire ses preuves, en particulier grâce à la Calandria du cardinal Dovizi, dit "Bibbiena", présentée à Urbin en 1513 et aux comédies de l'Arioste : La Cassaria et I Suppositi, écrites en 1508 et 1509.

Nous avons plusieurs traces de l'intérêt que porte Machiavel au théâtre antique : tout d'abord la réécriture (perdue) de l'Aulularia de Plaute, puis la transcription de l'Eunuchus de Térence, que l'on date environ aux mêmes années que sa traduction de l'Andria, c'est-à-dire entre 1517 et 1520. C’est à la même époque qu’il écrit la Mandragore, jouée pour la première fois en 1520.

Grâce à la lettre de Filippo de’ Nerli, on peut affirmer avec quasi certitude que la Clizia a été écrite au début de l'année 1525, peut-être uniquement dans le but d'être présentée pour la fête du Fornaciaio.

À Florence, les Orti Orcellari, qu'il fréquente au moins entre 1520 et 1522, ont introduit chez Machiavel des principes littéraires provenant des cours du Politien au Studium Fiorentinum. Pendant ces réunions entre intellectuels florentins, des auteurs comme Francesco Betturi, Pier Crinito ou Iacopo Nardi ont notamment fait passer dans la culture de Machiavel les études du Politien sur les comédies antiques, comme le cours de 1485 sur Térence qui commente les différents types de prologue : commendaticus quand il loue l'auteur ou le texte, relativus quand il le défend des médisances, argumentativus quand il raconte l'argument de la comédie, et mixtus quand il mélange tous ces genres. Les prologues de la Mandragore et de la Clizia reprennent intelligemment ces observations nous induisant à penser que ce n'est pas la simple lecture des œuvres qui a donné à Machiavel une si grande connaissance de la comédie latine. C'est justement à la même époque qu'il traduit l'Andria de Térence. Cet intérêt et cette familiarité sont certainement liés à une étude poussée et des échanges entre intellectuels.

Mais la raison qui semble avoir conduit Machiavel à s'intéresser à l'écriture théâtrale se situe plutôt dans la force d'expression de ce genre. L'acte unique Le Maschere, dont nous ne possédons que le nom, est le premier essai littéraire de Machiavel : un dialogue sur le modèle d'Aristophane. On sait que le copiste Giuliano de' Ricci a refusé de reproduire le texte car sous des noms fictifs, il persifle et maltraite beaucoup de citoyens qui vivaient en 1504. C'est donc la satire qui a d'abord attiré Machiavel. Mais pour lui la comédie est avant tout un miroir de la vie privée, et il devait croire aussi en sa force d'expression.

2. L’identité de la Clizia : une libre réécriture avec des accents autobiographiques

Une comédie plautinienne

Les comédiographes italiens s’inspirent de leurs aînés latins qui déjà utilisaient les écrits antérieurs. Ainsi, selon un prologue écrit postérieurement à Plaute, la Casina a été composée d'après le modèle d'une comédie de Diphille, intitulée Les tireurs au sort, dont elle reprend initialement le titre puisque le Prologue la nomme Sortientes. Machiavel démarre le prologue de la Clizia en justifiant le choix de reprise d’une intrigue classique par le principe de répétition des faits dans l’Histoire.

En restant objectif, il faut reconnaître que la Clizia est en grande partie récrite sur la comédie de Plaute, une partie importante des actes III et IV sont repris sur le modèle, autant dans l'évolution de l'intrigue que dans les détails des répliques.

Dans sa hâte, se perdant entre la réécriture et la création d'une comédie propre, Machiavel a laissé passer de légères incohérences. Dans la scène II, 3 de la Casina, par exemple, le vieillard Lysidame développe un monologue sur l'amour et ses bienfaits, où il avoue s'en prendre à tous les parfumeurs de la ville pour avoir les odeurs les plus raffinées et plaire à sa belle. Évidemment, quand sa femme entre sur scène, elle lui demande d'où vient ce parfum, puis comme l'autre ne lui répond pas mais jure en aparté contre le parfumeur, celle-ci le réprimande pour son attitude : "à ton âge, courir les rues tout plein de parfums, mauvais sujet !" (1996, 173)

Tandis que dans la scène correspondante de la Clizia (III, 4), le monologue de Nicomaque se réduit à une réplique en aparté où il annonce qu'il va tenter d'amadouer Sophronie. Ainsi, lorsque le thème du parfum entre dans le dialogue, il n'a pas été annoncé et s'évapore aussi vite, d'où un effet comique mal maîtrisé ; et la réplique en aparté où Nicomaque jure contre le vendeur est ambiguë.

Mais même lorsque Machiavel reprend presque à la lettre le texte de Plaute, il ne manque pas de changer les référents culturels antiques en réalisme moderne et concret, comme dans la scène III, 6 où il insère des éléments quotidiens et base le jeu littéraire sur l'univers chrétien, entre blasphème et parodie.  

La principale transformation de la Casina à la Clizia réside dans l'intégration du personnage de Cléandre, le jeune fils de Nicomaque amoureux de Clizia et rival de son père. Trop de critiques ont considéré Cléandre comme un personnage plat et sans intérêt, mais contrairement à son référent dans la Casina, qui n'apparaît pas de la comédie, il est présent dès les premières scènes et même dans tout l'acte I. Il disparaît dans l'acte II, mais revient au début des actes III et IV et à la fin de l'acte V, pour résumer l'action, là où, dans la Casina, c’est Lysidame qui tient ce rôle à ces mêmes points clés de la pièce.

En réalité, Cléandre sert principalement à illustrer avec une certaine ironie le principe que Machiavel évoque dans le chapitre XXV du Prince : il est la preuve que la fortune sourit à ceux qui la brutalisent, mais que ceux-ci ne sont pas forcément les jeunes gens (2000, 26-27). Il est principalement l'antagoniste de Nicomaque, son faire-valoir. Et puisque l'originalité de la comédie est de mettre en avant-scène le vieil homme et en retrait le jeune, leurs caractères s'éloignent sensiblement de leurs archétypes latins. On voit dans ses monologues comment Cléandre se laisse guider par le hasard : "ensuite de nouveaux évènements me porteront de nouveaux conseils et une nouvelle fortune" (I, 2). Il attend que les évènements se produisent pour réagir, puis ne fait que se plaindre de son mauvais sort (IV, 1 et V, 5).

Dès la première scène, Palamède lui sert de point de comparaison en le présentant comme un jeune homme bizarre et fantasque, en soulignant son retrait de la société. Il conseille à Cléandre de gérer du mieux qu'il peut les évènements mais celui-ci, malgré un semblant de volonté (I, 2), ne fait rien pour contrecarrer les plans de Nicomaque du début à la fin de la pièce. Il explique que Sophronie est la seule dirigeante dans ce projet (I, 1), et c'est en fait la discrétion qui est son mot d'ordre :

Et si ma mère me soutient, elle ne le fait pas pour me favoriser moi, mais pour défavoriser l'entreprise de son mari : c'est pourquoi je ne peux pas me découvrir trop hardiment dans cette affaire, parce que immédiatement elle croirait que j'eusse fait les mêmes pactes, avec Eustache, que mon père a fait avec Pyrrhus ; et si elle croyait cela, poussée par sa conscience, elle laisserait aller la chose à vau l'eau, et ne se tracasserait plus, et moi je serais complètement fichu et j'en serais tellement affligé que je croirais ne plus vivre (III, 2).

Cléandre justifie son inactivité par la peur de l'autorité de Sophronie. Et lorsqu’il s’épand sur les tourments amoureux, la scène fait référence à Ovide qui, dans Amores I, 9, 1-32 en particulier, développe un véritable réquisitoire pour l’amour. Ovide veut prouver que les occupations de l’amant sont comparables en noblesse au service militaire. Dans ce passage, il s’applique donc, non sans humour, à élever l’amant au statut de soldat, à l’aide de parallèles qui montrent la similitude de leurs devoirs et de leurs mérites. Il développe ainsi la métaphore initiale militat omnis amans (tout amant est soldat). À l'inverse, le monologue de Cléandre semble vouloir rendre vain l'exercice militaire plutôt qu'élever le comportement amoureux à la gloire de l'armée. Inglese souligne la transposition dans cette scène de l'armée, qui part du monde de la sagesse et du jour, pour aller vers celui de la folie et de la nuit. C'est la psychologie amoureuse de Cléandre qui donne un sens particulier à cette transposition. Lui qui est, selon Inglese, à la fois passionné, inerte et geignard, fait converger les deux destins non vers la victoire, mais dans la mort. Il devient clair que Machiavel a voulu poser un regard d'auto-ironie sur l'armée, un des thèmes qui l'ont le plus intéressé.

En plus de ce nouveau personnage, il faut accorder une importance particulière à la construction du personnage de Nicomaque, qui prend indéniablement le statut de protagoniste, seule victime de la farce, tandis que dans la Casina, son fermier qui devait l'aider à atteindre son but est victime au même prix (on notera l'inversion des rôles des valets, puisque dans la Clizia le fermier est du côté de Sophronie). Déjà Lysidame est dévoré par la passion et son ami Alcésyme (le modèle de Damon) dit de lui qu'il n'a jamais vu personne que l'amour ait rendu plus malheureux (v. 520), mais c'est avant tout un personnage grotesque, toujours ridiculisé, et qui une fois berné, cherchera où il a perdu son bâton et son manteau dans la bataille. Si la qualification de vieux bouc édenté (v. 550) réapparaît sous une forme semblable dans la bouche de Damon (IV, 4), il est évident que Nicomaque acquiert avec Machiavel un caractère tragique. C'est surtout dans l'acte final, après la scène comique du récit de la nuit mouvementée, que l'atmosphère de la pièce se charge d'une tristesse amère. Nicomaque n'est pas seulement dupé, il est aussi perdant, affligé d'une peine réelle lorsqu'il quitte la scène : "qu'il leur suffise d'avoir vaincu et qu'ils ne me parlent plus de cette affaire".

La fin de Nicomaque est loin de celle de Lysidame. Machiavel a réussi à donner une épaisseur psychologique à ses personnages, que ceux de Plaute n'avait pas puisqu'ils servaient la farce burlesque. Au contraire, la Clizia évoque les drames bourgeois du théâtre européen du XVIIIe, acquérant une saveur nouvelle et moderne que ne laissait pas prévoir l'inscription de la pièce dans la pratique de l'imitation.

Des références autobiographiques

La référence autobiographique la plus remarquée par les critiques modernes concerne le fait que Machiavel fréquentait la chanteuse Barbera Raffacani Salutati, comme nous l'apprennent ses lettres, en particulier la lettre de Guichardin à Machiavel d'août 1525, où son ami personnifie et fait écrire la propriété que Machiavel délaisse et qui s'en prend à la chanteuse (1961, 427). Nombreux sont ceux qui ont vu dans l'intrigue de la Clizia un reflet des sentiments amoureux du vieux Machiavel pour la jeune chanteuse, dont il semble effectivement qu'il était amoureux. Les quelques lettres familières que nous conservons de l'année 1526 évoquent toutes la Barbera, semble-t-il à cause d'un éloignement des amants.

Mais il faut souligner la distance que l'auteur met entre lui et le personnage, à qui il confère vingt années de plus. Cette distance volontaire peut être salutaire étant donné les rapprochements trop flagrants déjà observés, mais il est plus probable que l'âge de Nicomaque se rapporte à l'âge classique des vieillards dans les comédies.

La Clizia présente toutefois les marques d'un auteur plus grave que dans la Mandragore, certainement à cause du poids des années. Dans "Il segretario a teatro", Raimondi écrit : "L'atmosphère est composée de tons sévères et reflète un réalisme bourgeois sobre". Quand il reprend la Casina de Plaute pour écrire la Clizia, Machiavel a en effet 51 ans, sa santé n'est plus aussi solide, il mourra le 22 juin 1527. L'amertume de la vieillesse n'est vraiment exprimée qu'une fois, dans la scène II, 1, lorsque Nicomaque soupire parce que "cette vieillesse amène avec elle tous les pires maux". Mais c'est toute l'intrigue qui repose sur l'impossibilité de l'amour sénile, comme le répètent les chansons qui encadrent les actes (Chanson après l'acte II, v. 1-3) :

Autant dans le jeune cœur l'amour est beau,
autant il est inconvenant
dans celui qui a passé la fleur de l'âge.

Il faut enfin considérer le lien entre l'auteur et son public : Machiavel s'est construit une personnalité officielle, à travers ses œuvres majeures comme à travers ses lettres familières. À travers les écrits, il dessine une figure d'intellectuel sachant manier le rire et le sérieux et s’inspirant des classiques et des modernes. Il s'agit donc comme le note Giorgio Inglese dans ses "Considerazioni sulla Clizia" d'un autobiographisme littéraire dont le personnage Nicomaque constitue la forme aboutie (2004, 490). Car enfin, après avoir forgé morceau par morceau une image de lui-même, il peut se représenter, dans une aventure plus ou moins inspirée de sa propre vie, mais avant tout de façon concrète, à travers le corps d'un acteur. De ce fait, l'auteur ne se prive pas d'exposer la constante autobiographique de la pièce puisqu'il envoie sur la scène la Barbera, pour faire les chœurs. Mais c'est surtout avec "le Nicomaque d'avant" qu'il faut chercher une ressemblance avec le Secrétaire florentin : dans la description de Sophronie à la scène II, 4. Il faut compter sur une possible diffusion, même restreinte, des lettres familières et donc sur l'éventualité que la référence à la journée de San Casciano, où Machiavel décrit ses activités, et qui se cache derrière le récit de la journée de Nicomaque, soit partagée avec une partie du public.

On sait également qu’à cette époque Machiavel connaissait aussi des difficultés dans sa relation avec son fils Bernardo, aussi peu actif que Cléandre, qui apparaissent dans la relation entre Nicomaque et son fils et notamment à la scène III, 1, où le père reproche au fils sa mollesse, dans une société marchande qui vit de son activité. Roberto Ridolfi raconte dans sa "Vie de N. Machiavelli" que Bernardo avait été placé par son père au bureau des Procureurs des murs de la ville, qui avait la charge de défendre la cité, mais que celui-ci donnait peu d’espoir à son père puisqu’il "n’avait ni esprit, ni application ni amour du travail" (1969, 359).

Ainsi la Clizia se présente-t-elle comme une comédie d'influence antique dont la particularité est d'une part, la tension entre le modèle plautinien et l'autobiographisme et, d'autre part, celle entre la simple vulgarisation et la recherche en langue vulgaire d'un nouveau langage comique.

Les personnages de la Clizia

Tout d’abord, les noms de la Clizia évoquent avant toute chose des personnages de comédies antiques : dans l'Eunuque de Térence on trouve Dorias et Sophrona, Sostrata existe dans l'Hécyre ainsi que dans les Adelphes où l'on trouve aussi un esclave nommé Syrus ; Damone est une forme italianisante de Daemones, un vieillard athénien dans Rudens de Plaute. Palamède, comme Pyrrhus le fils d'Achille, sont des acteurs de la Guerre de Troie dans l'Illiade. D'autre part, Cleandro et Damone sont deux personnages des Suppositi de l'Arioste, pièce écrite en 1509. Seuls Eustachio et Ramondo semblent avoir des référents réels, contemporains, ou du moins italiens.

On remarque aussi un couple classique du théâtre antique : les valets Eustache et Pyrrhus. Ils représentent l'antagonisme entre la ville et la campagne, caractérisées respectivement par le luxe et la frivolité contre la vertu et la stricte moralité inséparables d'une vie innocente et simple. C'est là en effet le seul rôle comique que tiennent les deux personnages, dont la construction psychologique est peu élaborée. On se souvient de la simplicité d'Eustache qui explique à Cléandre : "Vraiment je n'avais pas la tête à prendre femme, mais puisque madame et toi le voulez, je le veux aussi" (I, 3).

On apprend plus tard par Nicomaque que le fermier a 38 ans (III, 5), un âge bien avancé pour se marier. Il représente l'appartenance à ce monde innocent et rustre de la campagne tel qu'il est vu de la ville.

Mais c'est dans l'acte II que l'antagonisme des deux personnages est le plus perceptible, à travers les plus belles expressions salées de Machiavel, qui confèrent à cet acte le statut de climax comique de la pièce. Tout d'abord dans la scène 3, Nicomaque et Sophronie discutent de la délicatesse des hommes et Nicomaque reproche à Eustache d'en manquer terriblement : "Mais que veux-tu qu'elle fasse de celui-ci, qui n'a aucune délicatesse, et passe son temps à la campagne au milieu des bœufs et des chèvres ?". 

Sophronie, quant à elle, défend la rigueur typique des gens de la campagne, en invoquant des valeurs chères aux marchands florentins : 

Je te rappelle que la délicatesse des hommes consiste à avoir quelques vertus, savoir faire quelque chose, comme sait faire Eustache, qui a l'habitude de travailler sur les marchés, de faire des économies, de prendre soin des affaires des autres et des siennes. 

Pyrrhus, lui, est caractérisé par les atouts du citadin. Selon Nicomaque, il est jeune et attirant ("di buono aspetto"), mais il ne possède rien. Selon Sophronie, il est toujours "dans une taverne, en train de jouer : un jean-foutre qui mourrait de faim dans une cuisine". Par l'intervention de celle-ci, ce n'est pas la vision de la ville qui triomphe. Le personnage de Pyrrhus est construit à travers les paroles des autres, et particulièrement dans cette scène : il est plutôt passif, il craint son maître, assez pour commettre une action malhonnête pour lui rendre service, et pour se mettre à dos le reste de la famille. Mais cela ne l'empêche pas de prévoir la mort de Nicomaque, et de craindre le ressentiment des autres ; ni d'ailleurs de se moquer de lui gaiement lorsqu'il découvre la farce qui était réservée au vieil amoureux, comme le raconte Dorie : "(…) et ce qui était le plus beau à voir, c'était Pyrrhus, qui riait plus fort que Syrus" (V, 1).

Enfin, l'affrontement est matérialisé par la scène II, 5, où les deux personnages se renvoient les insultes les plus colorées.

Il est tout à fait possible que Machiavel ait eu entre les mains un exemplaire de La vie de Pyrrhus de Plutarque. Et si l'on ne peut pas affirmer que celle-ci soit volontairement insérée par l'auteur dans la pièce, on ne peut pas manquer non plus de noter la référence à l'expression très ancienne : "une victoire à la Pyrrhus", que l'on retrouve de façon subtile à la réplique V, 4. Eustache, déçu que Sophronie ne lui donne pas Clizia en mariage, s'écrit : "Oh ! Elle est belle celle-là ! Je croyais avoir gagné et j'aurais perdu, tout comme Pyrrhus".

Inglese insère dans son édition une note qui reprend le commentaire de Ferroni sur la possibilité d'un jeu d'homonyme entre le barbier de la pièce et le capitaine antique qui, de victoire en victoire, finit battu.

Le langage comique de Machiavel

Dans le Dialogue autour de notre langue, Machiavel définit les conditions nécessaires à l'écriture des bonnes comédies, car celles-ci, "sans écrire les expressions et les termes propres à la patrie, ne sont pas belles" (1997, 201). L'auteur de comédie doit s'exprimer avec des "termes qui fassent rire, afin que les hommes, courant vers cet amusement, goûtent ensuite l'exemple utile qui est derrière" (1997, 202). Il est évident que ce dialogue a été composé par Machiavel dans un état d'esprit proche de la Clizia, et peut-être même dans un temps tout aussi proche, car on retrouve l'essentiel des principes exposés dans le prologue : le couple divertissement-utilité et la toscanité des expressions. Si l'insertion d'expressions idiomatiques propres à sa patrie est nécessaire pour écrire une bonne comédie, on peut reprocher à Machiavel un manque de considération pour la diffusion du texte, puisque celui-ci ne peut être compris en dehors des murs de Florence. En réalité, et on le voit bien aujourd'hui, ce principe n'a pas nui à la fortune de l'œuvre, puisque la langue florentine s'est élargie pour devenir la langue italienne, ce que Machiavel saisissait déjà :

Les étrangers qui écrivent, s'il prennent un sujet nouveau où ils n'ont pas d'exemple de vocabulaire appris de vous [Dante, Pétrarque et Boccace], par nécessité il leur faut recourir à la langue toscane ; ou même, s'il prennent leur vocabulaire propre, ils l'aplanissent et l'élargissent à la manière toscane, car autrement ni eux ni personne ne l'approuverait (1997, 201).

L'italien ayant évolué de plus en plus rapidement dans le sens d'une homogénéisation autour du toscan, on ne perçoit plus aussi nettement aujourd'hui la saveur particulière que revêtaient les mots et expressions florentins à l'époque. De plus, le fait de ne pas les retrouver dans les dictionnaires d'expressions florentines ne suffit pas à affirmer qu'il s'agit d'une expression passée dans l'italien courant, ou ayant disparu du vocabulaire florentin, ou qui s'est arrêtée à l'esprit créatif de Machiavel. Car on sait que certaines expressions n'étaient pas comprises même par ses contemporains, ce dont Machiavel semble presque se féliciter dans une lettre à Guichardin :

Je vois dans quelle angoisse vous a conduit la simplicité de Messer Nicia et leur ignorance. Et bien que je croie que les doutes soient nombreux, néanmoins, puisque vous vous arrêtez à ne vouloir l'explication que de deux [expressions], je m'efforcerai de vous satisfaire (1961, 348).

Ceci nous porte à souligner la différence entre expressions imagées et expressions idiomatiques. Les expressions que l'on trouve seulement chez Machiavel peuvent être très imagées, mais elles ne sont pas idiomatiques si elles ne sont pas réutilisées par une grande partie de la population. On distingue donc la phrase la vecchiaia se ne vien con ogni mal mendo, que le Battaglia répertorie comme proverbe, de l'expression idiomatique vedere el pelo nell'uovo, qui est très diffusée encore chez nos contemporains, ou de nombreuses expressions imagées de la Clizia comme e' pone una vigna ou e' non mi va solco diritto. Puisqu'une expression imagée n'a pas forcément de référent immédiat dans l'esprit de tous, elle ne correspond pas nécessairement à une expression idiomatique. On peut même affirmer que c'est une particularité de Machiavel que de chercher des expressions peu courantes, mais très imagées, pour qu'elles fassent rire même ceux qui ne les connaissent pas.

Certains mots ont conservé un accent original, justement parce qu'ils ont été peu repris, comme c'est le cas du verbe toscan berteggiare que l'on trouve à la réplique III, 4. Plus vraisemblablement, leur originalité vient de ce que les expressions sont datées et font référence à des faits que seul un Florentin du début du XVIe pourrait reconnaître.

Mais le langage comique passe aussi par le vocabulaire de la farce (la beffa), propre au genre théâtral du même nom, dans lequel la Clizia s'inscrit pleinement. C'est pourquoi le vocabulaire qui désigne la moquerie est riche. Le sujet de la farce est d’ailleurs clairement annoncé dans le prologue :

Notre auteur voulant donc divertir et, de temps en temps, faire rire les spectateurs, sans introduire dans cette comédie de personnage idiot, et ayant arrêté de médire, il a dû recourir aux personnages amoureux et aux incidents que l'amour fait naître.

Le vocabulaire amoureux est en effet présent dans le cadre formé par les chansons – plus que dans les actes – et on le trouve 20 fois entre le prologue et la première scène, mais beaucoup moins par la suite. Les mots colorés sont plus employés pour désigner la farce que l'amour.

C'est parce que la farce est le genre qui tourne en dérision les travers des hommes et fait expier sur scène un personnage qui a une fonction mimétique pour le public, mais aussi parce que la farce dirigée contre Nicomaque est très dure, a une saveur amère, à la limite du tragique, que l'on ne peut détacher complètement son champ sémantique de celui de la honte (vergogna), qui est le résultat de la tromperie (inganno). Ce vocabulaire est aussi riche que le premier.

La honte est étroitement liée dans la pièce au grand thème de l'honorabilité (onorabilità), extrêmement important pour la classe commerçante florentine, dont la famille de Nicomaque est une représentante respectée. Il faut reconnaître la vergogna dans son sens dantesque de "tema di disonoranza", c'est-à-dire la peur du déshonneur, comme le soulève Francesca Malara dans ses "Appunti sulla Clizia" (2001, 214).

Dans la scène d'ouverture, qui présente donc le thème, le lieu, le moment et les personnages de l'action, on découvre immédiatement que le vrai problème vient du regard de la société sur les vices privés : l'acte s'ouvre sur un climat tendu de soupçons, de censure, comme le souligne F. Malara  (2001, 214). Dès la cinquième réplique, l'accent est posé sur l'opposition entre vie privée et vie publique, avec cette question de Palamède : "Est-ce une chose qu'on peut dire ?". Si Cléandre répond : "Je ne sais pas", plus loin il avoue qu'il a tenu "[ses] passions secrètes jusqu'alors, à cause de cela, pour ne pas être fui comme quelqu'un de pénible, ou raillé comme quelqu'un de ridicule". Il faut comprendre que le mot chose évoque un fait que l'on ne veut pas révéler, l'auteur joue avec la dimension indéfinie du mot, dans cette scène bien plus qu'ailleurs dans la pièce. Cléandre a peur du regard de ses concitoyens, car il sait que "beaucoup de gens te font parler en se montrant charitables, et qu'après ils ricanent dans ton dos". Car Cléandre est affligé par la honte des actions de son père, qui rejaillit sur lui comme sur toute la famille (I, 1). Cette peur du regard de la société réapparaît dans la bouche de Nicomaque et Sophronie à la fin de la scène II, 3 et bien sûr dans l'acte V, où le principal souci des acteurs de la farce est de ne pas ébruiter l'affaire (V, 2).

3. Les liens avec sa sœur : la Mandragore

La Clizia est la petite sœur de la Mandragore avant tout par son inscription dans l’Histoire de Florence : les chronologies des deux intrigues sont déterminées par le passage de Charles VIII en 1494. Dans la Mandragore, c'est à cause de l'armée française que Callimaco est parti vivre à Paris où on lui parlera de Lucrezia et c'est encore à cause des Guerres d'Italie que Clizia a été enlevée à son père et confiée à Nicomaque et Sophronie.

Les dates mêmes où se déroulent les deux intrigues se réfèrent à cet évènement balise : pour la Mandragore : "Il y a de cela dix ans commencèrent les guerres d'Italie, avec le passage du roi Charles VIII" et pour la Clizia : "Quand, il y a douze ans, en mille quatre cent quatre-vingt-quatorze, le roi Charles VIII passa par Florence" (I, 1).

Cette postériorité de la Clizia donne à Machiavel l’occasion de jouer avec ses propres personnages dans l’acte III, scène 4 :

         Nicomaque : On ne peut aller ailleurs que chez frère Timothé, qui est le confesseur de notre maison et un petit saint, et il a déjà fait quelque miracle.

         Sophronie : Lequel ?

         Nicomaque : Comment lequel ? Ne sais-tu pas que grâce à ses prières Madame Lucrèce, la femme de Messir Nicia Calfucci, qui était stérile, est tombée enceinte ?

         Sophronie : Grand miracle, un frère faire tomber une femme enceinte ! Ce serait un miracle si une sœur l'avait fait tomber enceinte !

Ce goût du jeu avec les personnages se retrouve dans le nom même du protagoniste de la Clizia : Nicomaque. Bien que Machiavel n'en soit pas l'inventeur, nombreux sont ceux qui ont reconnu dans ce nom un amalgame des nom et prénom de l'auteur lui-même, NICOllò MAChiavelli, soulignant le caractère autobiographique de la trame, déjà évoqué. Mais le personnage a peut-être aussi une fonction de rappel et d'aboutissement des personnages principaux de la Mandragore, puisque la Clizia suit la pièce au niveau chronologique et la complète ou la contraste au niveau moral. Ainsi, Nicomaque serait l'amalgame de NICia et de calliMACO. Enfin, il faut rappeler que dans les Bacchides de Plaute, on trouve un vieillard et un militaire nommés NICObulus et CléoMACHUS. Quelles que soient la ou les solutions, on ne peut croire que cette composition soit innocente. Machiavel montre avant tout qu'il aime les jeux de polysémie. S'il s'agit ici d'un renvoi intertextuel, il est intéressant de noter que l'auteur ait souhaité souligner la complémentarité entre ses deux comédies.

Pour finir, certaines chansons ont servi à orner les deux pièces : Chi non fa priva amore qui conclut les premiers actes, et Sì suave è lo inganno qui suit l'acte IV de la Clizia et l'acte III de la Mandragore.

Machiavel se présente comme un auteur complet puisque nous savons qu'il a lui-même écrit les madrigaux qui accompagnent la Mandragore et la Clizia. Ses lettres, et notamment celle du 3 janvier 1526 à Guichardin, témoignent de son implication : "Nous avons fait cinq nouvelles chansons en ce qui concerne la comédie, et elles sont mises en musique pour être chantées entre les actes".

Les madrigaux, tels que Machiavel les a écrits en collaboration directe avec le musicien Philippe Verdelot, visent principalement à former un cadre autour de l'action. Les différents intermèdes sont unis au niveau du sens, ce qui constitue une nouveauté dans l'insertion de la musique au théâtre. La mélodie accompagne les mots au point de répéter à travers le rythme ce que les paroles expriment. Le madrigal a une vocation de discours libre, les vers ont une forme abCabCcDdeE. Le rythme est peu scandé, à l'inverse des chants de carnaval auxquels Machiavel s'est aussi essayé.

Conclusion 

Bien que petite sœur incontestable de la Mandragore, la Clizia est également parée de nombreux attraits. Elle fait résonner les réflexions que Machiavel développent dans ses œuvres majeures, sur le sens de l’Histoire et la portée de la langue italienne. Elle prouve comme sa grande sœur que Machiavel pouvait manier la farce, mais aussi l’autoparodie, la réécriture et l’innovation artistique. Il a su donner du corps à des personnages, faire rire ses contemporains avec un langage et une satire qui leur appartenaient, visaient la société florentine de son temps. Son éclat lors des premières représentations a certes terni avec les siècles, mais elle mérite encore aujourd’hui d’être adoptée par des scénographes qui trouveront en elle tous les éléments pour une représentation vivante.

Bibliographie

  • Sources primaires

MACHIAVELLI, Niccolò, Clizia [1525], Andria, Dialogo intorno alla nostra lingua [1515], I Classici della BUR, Milano, 1997.

MACHIAVEL, De principatibus, Le Prince, traduction de Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini, texte italien établi par Giorgio Inglese, P.U.F., collection Les fondements de la politique, 2000.

MACHIAVELLI, Niccolò, Lettere, a cura di Franco Gaeta, Feltrinelli Editore, Milano, 1961.

PLAUTE, Comédies, II, Bacchides. Captivi. Casina, texte établi et traduit par A. Ernout, Paris, Les Belles Lettres, 1996.

  • Sources secondaires

INGLESE, Giorgio, "« Le stesse cose ritornano » Considerazioni sulla Clizia", in Il teatro di Machiavelli, Torino, Istituto Editoriale Universitario CISALPINO, 2004, pp. 489-499.

MALARA, Francesca, "Appunti sulla Clizia", in La lingua e le lingue di Machiavelli. Atti del Convegno internazionale di studi, Torino, 2-4 dicembre 1999, Firenze, L. S. Olschi, 2001, pp. 213-239.

RIDOLFI, Roberto, Vita di N. Machiavelli, Firenze, 1969.

STOPPELLI, Pasquale, "Mandragola", in Enciclopedia Machiavelli,  Giorgio Inglese et Gennaro Sasso (éd.), 3 vol., Rome, Treccani, 2014.

  • Pour aller plus loin sur la comédie du Cinquecento

DIONISOTTI, Carlo, Gli Umanisti e il volgare fra Quattro e Cinquecento, Firenze, F. Le Monnier, 1968, VIII +136 p.

Centre de recherche sur la Renaissance italienne, Formes et significations de la beffa dans la littérature italienne de la Renaissance, études réunies par A. Rochon, Paris 1972, 211 p.

BONINO Davico (ed.), La commedia del Cinquecento, Torino, Einaudi, 1977.

PADOAN, Giorgio, L'avventura della commedia rinascimentale, Padova, Piccin Nuova Libraria, 1996.

PIRROTTA, Nino, Li due Orfei. Da poliziano a Monteverdi, nuova ed., Einaudi, Torino, 1975.

Pour citer cette ressource :

Fanélie Viallon, "La «Clizia» de Machiavel : une comédie mineure du Cinquecento ?", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), novembre 2020. Consulté le 29/03/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/italien/arts/theatre/la-clizia-de-machiavel-une-comedie-mineure-du-cinquecento