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La chanson comme support pédagogique en classe d'italien

Par Estelle Paint : Professeure agrégée. Docteure en langue et littérature italiennes - Université Paris Nanterre - CRIX
Publié par Alison Carton-Kozak le 25/04/2023

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La chanson, qui figure parmi les "documents authentiques" mis en avant dans les programmes officiels, est un art susceptible de constituer un support pédagogique très riche pour les enseignants en langue. Présente depuis de nombreuses années dans les salles de classe et souvent plébiscitée par les enseignants, elle se révèle toutefois souvent difficile à exploiter, du fait même de sa richesse en tant que document à la fois oral et écrit et de par sa nature musicale. Le présent article dresse un état des lieux de l’exploitation de cette forme d’art en classe d’italien, développe une analyse des points d’achoppement concernant son utilisation et propose quelques pistes d’exploitation.

La chanson est au coeur de notre quotidien et de notre histoire culturelle depuis toujours. Son caractère universel en fait un élément essentiel du patrimoine de tout être humain, qui l’accompagne de manière plus ou moins forte tout au long de sa vie, de la berceuse au requiem en passant par l’hymne national. La dimension vivante du chant et son accessibilité directe en font le premier instrument à la portée de chacun. Aujourd’hui les nouvelles technologies facilitent davantage encore l’accès à la chanson dans toutes ses dimensions (orale, visuelle, en live, en captation, etc.) et à tous les instants (bande-son publicitaire, de films, chaîne radio entièrement dédiée à la chanson, émission de télé sous forme de quiz de connaissances des chansons, mais aussi repérage de chanteurs, etc.).

Depuis bien des décennies désormais, les pratiques didactiques, et tout particulièrement celles des enseignants de langues vivantes, se tournent vers des "supports authentiques", c’est-à-dire des documents qui n’ont pas été créés spécifiquement à des fins pédagogiques, dont la chanson fait pleinement partie. À ce titre, elle a depuis longtemps intégré les documents étudiés en classe, mais son utilisation pédagogique, notamment dans le cadre de la compréhension en langue étrangère sur laquelle nous concentrerons notre propos, ne va pas de soi.

1. Un genre artistique plébiscité comme support pédagogique

En tant que "document authentique", elle est plébiscitée comme support dans les programmes en vigueur de l’Éducation Nationale, dans tous les cycles d’apprentissages : "À l’école élémentaire, au cycle 2 notamment, les programmes accordent la priorité à la communication et à la compréhension orales, c’est pourquoi l’entrée dans les apprentissages linguistiques et culturels par le jeu, les comptines, les albums et les chansons est souvent privilégiée". Au cycle terminal, "au quotidien, l’enseignant sélectionne des documents authentiques de toute nature […]. Il est souhaitable de ne pas se limiter à des documents informatifs mais d’élargir à des documents de fiction, des extraits de théâtre, des poèmes, des chansons, des romans graphiques, des adaptations de classiques en romans graphiques, des œuvres de science-fiction, des fragments d'opéra ou des synopsis de films, etc.".

La chanson est aussi recommandée dans une perspective d’apprentissage phonologique, que ce soit à l’école élémentaire et au collège : "Pour sensibiliser à la musicalité et à la prosodie de la langue, il est essentiel dès les premiers apprentissages mais aussi tout au long du cursus, de favoriser la mise en voix à partir de répétitions de textes (rimes, comptines, poésies, chansons...)"; ou au lycée : "Dans le prolongement des apprentissages du collège et de seconde, l’élève, au cycle terminal, est familiarisé à toutes les composantes phonologiques qui caractérisent la langue étudiée. En milieu scolaire, l’intégration du système sonore est facilitée par des exercices appropriés reliant son et sens, par des activités permettant la découverte des régularités, et par les correspondances à mettre en évidence entre graphie et phonie. La poésie et la chanson trouvent ici pleinement leur place, car elles s’appuient sur la mémoire auditive pour créer des effets de sens".
Enfin la lecture de passages de textes de chansons fait aussi partie des objectifs à atteindre en fin de cycle terminal pour le niveau B2 en réception écrite.

Cette présence de la chanson s’est récemment étendue au concours de l’agrégation interne, avec un dossier entièrement consacré à la chanson, proposé aux candidats admissibles de la session 2021 pour l’épreuve orale de didactique. Le dossier comprenait un extrait de l’ouvrage de référence de Jacopo Tomatis, Storia culturale della canzone italiana (2019) ; une vidéo de l’Istituto Luce de 1958 consacrée à Sanremo ; un extrait d’interview d’Enzo Biagi a Lucio Dalla, Francesco De Gregori et Fabrizio De André en 1985 dans l’émission télévisée Linea diretta, et enfin un article de Francesco Canino intitulé "Sanremo, perché tutti lo criticano ma poi lo guardano" paru en 2018 sur le site www.panorama.it. Bien que dépourvu d’une chanson en tant que document, ce dossier témoigne de l’importance attribuée à la chanson comme objet d’une étude socio-culturelle (à travers le cas du festival de Sanremo) et comme support didactique potentiel, dans la mesure où le dossier invitait naturellement les candidats à proposer en complément l’étude d’une chanson primée à Sanremo .
Très récemment encore, la chanson est apparue en tant que sujet d’examen à la session du Baccalauréat de juin 2022 : le texte de la chanson de Giorgio Gaber, "Com’è bella la città", faisait en effet partie des documents proposés à l’épreuve écrite ESABAC, peu représentative, certes, au regard du nombre d’élèves concernés, mais emblématique pour la discipline.

De leur côté, les enseignants témoignent souvent et depuis longtemps de leur intérêt pour la chanson, de leur enthousiasme à l’utiliser en classe et des retours positifs de leurs élèves. Lorsque la rencontre entre la chanson et son auditoire fonctionne,  cela donne lieu à une mémorisation durable de l’air et de ses paroles, à tel point que la chanson est souvent le document que les élèves conservent en mémoire à l’issue d’une année scolaire, voire d’un cycle entier d’apprentissage. Cela est lié précisément à sa nature musicale, qui, selon Daniele Schön, chercheur en neurosciences cognitives, dans son intervention "Musique et plasticité cérébrale", au colloque Handicap et sensorialité en 2011, favorise aussi bien la compréhension de la signification de la chanson que l’expression de l’auditeur/chanteur. L’apprentissage du langage et des langues s’avère en effet bien plus efficace sur des mots chantés que sur des mots parlés, car l’écoute des mots chantés d’une part, et la pratique du chant d’autre part, permettent de mémoriser de manière plus efficiente les mots entendus et prononcés.

Cet engouement trouve écho dans les manuels scolaires. L'examen rapide d'un échantillon représentatif de manuels d’italien parmi les plus couramment utilisés par les enseignants de collège et lycée de 2007 à 2020 permet d’obtenir un aperçu du type de chansons sélectionnées et de leur présence parmi les autres supports proposés aux enseignants d’italien.

Avant les années 2010, les propositions sont limitées : le manuel Piacere A1 de 2007, contient deux chansons : "Terra promessa" d’Eros Ramazotti (1984) et "Una gatta" de Gino Paoli (1961) : un nombre restreint donc, et des références antérieures à 1990 – c’est-à-dire antérieures à l’année de naissance des élèves.

À partir de 2010, si certains manuels restent frileux (en 2020, pour son nouveau manuel du cycle terminal, Strada facendo ne propose qu’une seule chanson, celle de Giorgio Gaber, "Io non mi sento italiano", 2003), on voit apparaître des propositions plus ambitieuses en termes d’occurrences de chansons, d’élargissement en termes d’éventail temporel des titres et en termes de genre musical.
Le manuel Tutto Bene Première de 2011 comporte six chansons et consacre même une unité entière, intitulée "cantare per lottare", à la thématique de la chanson. Les titres proposés sont de genre et d’époques très variés : Lucio Dalla, "Per sempre presente" (2003); Edoardo Bennato e Max Pezzali, "La fantastica storia del pifferaio magico" (2005) ; Caparezza, "Eroe" (2008) ; Giorgio Gaber "Io non mi sento italiano" (2003) ; Francesco De Gregori, "Viva l’Italia" (2000) et enfin le chant de résistance de Felice Cascione, "Fischia il vento" (1944).
On retrouve cette même variété dans Azione 1, paru en 2014 à destination des collégiens (niveau A1-A2) ou des lycéens de LVC, avec les chansons d‘Edoardo Bennato, "Buon compleanno bambina" (1999) ; Jovanotti, "Dove ho visto te" (2008) et Paolo Conte, "Azzurro" (1968) ; ou dans le volume de niveau 2, paru l’année suivante, avec Riccardo Cocciante, "E io canto" (1979)  et le groupe 883, "Una canzone d’amore" (1995).
Pour le niveau A2-B1 du lycée, Strada facendo intègre deux chansons : celle de Fabrizio Moro, "Pensa" (2007) et celle de Luigi Tenco, "Ciao amore ciao" (1967). En 2019, le même manuel Strada facendo, pour le niveau A2 en 2nde LVB, introduit dans ses unités quatre chansons : Giorgio Gaber, "Com’è bella la città" (1969) ; Toto Cutugno, "Voglio andare a vivere in campagna" (1995) ; Andrea Bocelli e Giorgia, "Vivo per lei" (1995) ; Kaos one, "Cose preziose" (1999).
On remarque dans cet échantillon que les titres contemporains sont très présents, que la part belle est faite aux chansons engagées et aux chansons d’amour, mais que les titres d’interprètes féminines sont rares.

Dans ces manuels d’italien, on ne trouve pas en revanche, comme par exemple dans le manuel d’espagnol En contacto (2019), de playlist thématique de chansons pour chaque unité, proposée dans la double page de présentation de l’unité, suggérant un nombre plus important de titres aux apprenants.

On observe donc une ouverture notable ces dernières années des manuels à la chanson, concomitante avec une orientation toujours plus marquée vers des didactisations actionnelles et l’adaptation aux nouveaux programmes.
Cette plus large présence de la chanson dans les programmes, les sujets de concours et d’examens et dans les manuels ne correspond toutefois pas nécessairement à une utilisation facilitée de ce type de document, complexe par nature. À la fois oral et écrit, vivant et figé, se prêtant aussi parfois à une exploitation audiovisuelle, ce document peut faire l’objet d’ approches multiples qui peuvent répondre à des objectifs extrêmement divers en réception et production, orales comme écrites. La finalité de l’utilisation de ce support et les modalités de son exploitation dans les séquences pédagogiques proposées aux élèves soulèvent donc de nombreuses questions.

2. Un support épineux

On peut tout d’abord s’interroger sur les pratiques réelles des enseignants : sont-ils véritablement à l’aise avec la chanson ? Nombre d’entre eux n’en font pas usage, faute de savoir-faire en matière de didactisation de ce support particulièrement riche et complexe, ou parce qu’ils ne sont pas à l’aise avec le chant, ou encore parce qu’ils ne se sentent pas compétents du point de vue musical. D’autres se contentent de l’utiliser comme support de repérage phonologique et proposent la canonique activité du texte à trous, ou bien encore, la chanson est reléguée à un statut de document de seconde catégorie, pour des moments récréatifs.

On peut aussi remettre en question l’enthousiasme des élèves : sont-ils réellement motivés à l’idée de travailler sur une chanson, ou bien voient-il ce support comme la perspective d’une parenthèse ludique ? Par ailleurs, leurs attentes ne sont-elles pas souvent déçues lors de la confrontation à une chanson qui, par son statut même de document à caractère émotionnel, ne suscite pas toujours une adhésion de leur part, voire se solde par un véritable rejet ? Il semble en effet parfois difficile de dépasser la question du genre musical, qui emporte l’élève ou bien… le laisse de marbre.

Quant aux programmes, s’ils intègrent le support de la chanson dans les textes, ils donnent peu de pistes concrètes pour les exploiter et mettent même en garde, concernant le cycle primaire, contre une "approche ludique et dynamique [qui] ne doit pas exclure une forme adaptée de réflexion sur la langue" (Eduscol, 2016, 4), associant ce support au jeu, pour ses vertus positives, l’entrain qu’il peut susciter, mais en soulignant aussi une nature qui serait moins sérieuse que d’autres.

L’inclusion du texte de la chanson de Gaber "Com’è bella la città" dans le sujet de l’épreuve écrite Esabac interroge par ailleurs : il ne s’agit en effet pas de l’inclusion d’une chanson mais bien de son texte uniquement, l’enregistrement n’ayant pas été proposé à l’écoute lors de l’épreuve. Or, dans une épreuve qui repose sur l’interprétation des documents et leur mise en perspective, l’accès au seul texte amène nécessairement à une interprétation qui est diamétralement opposée à celle de la chanson, puisque c’est l’emballement du rythme et la rage dans la voix de Gaber, sur le modèle de la "Valse à mille temps" de Jacques Brel (1959), qui permettent de comprendre que l’interprète propose à son auditoire une critique de la ville et de sa frénésie. Cette réduction d’un objet artistique complet à sa seule dimension textuelle occasionne donc une perte de sens qui peut conduire, dans certains cas, à une contre-interprétation.

Le biais de la réduction de la chanson à son seul texte, ou tout du moins le fait de l’aborder principalement par ce prisme, se retrouve en partie dans les didactisations proposées dans les manuels.
Nombreuses sont en effet les consignes qui ne distinguent pas l’oral de l’écrit et, sous couvert d’une exploitation orale, proposent en réalité une didactisation basée sur le seul texte. Dans Tutto bene Première de 2011 par exemple, pour la chanson de Edoardo Bennato et Max Pezzali, "La televisione che felicità", les auteurs fournissent une première série de consignes sous l'instruction principale de "ascolta e leggi la canzone", qui correspondent en réalité à une compréhension de l’écrit uniquement. La didactisation de la chanson de Giorgio Gaber, "Io non mi sento italiano" est ensuite basée sur l’écoute de la chanson, sans le texte, mais la teneur et la précision des consignes semblent calibrées pour une réception de l’écrit.

La nature orale de la chanson est cependant parfois prise en compte et on peut observer une approche de réception basée sur des consignes portant sur cette dimension orale, comme dans Tutto bene Première de 2011 pour la chanson "Eroe" de Caparezza, mais les consignes ne semblent pas mesurer la difficulté prosodique de la chanson ni sa complexité lexicale et syntaxique.

C’est avec le virage vers la méthode actionnelle pris par les concepteurs et éditeurs de manuels tels que Azione, ou partiellement Strada facendo, que des didactisations plus adaptées au support de la chanson apparaissent. Les consignes du manuel Azione 1 donnent en effet dès 2014 la priorité à la compréhension orale en proposant systématiquement une, voire deux, premières consignes portant sur la réception du document à l’oral, puis une troisième consigne d’expression écrite à partir du texte de la chanson. Le texte est donc ici utilisé uniquement comme base de l’expression écrite et n’est plus l’objet d’étude pour la compréhension de la chanson. Ce dernier devient donc un support pour l’expression écrite, et ne constitue plus le support de la compréhension.
On trouve un iter didactique démarrant sur une compréhension globale à l’oral pour aboutir cette fois-ci, grâce au texte ,à une compréhension plus fine, dans Strada facendo 2020 cycle terminal, pour la chanson de Gaber, "Io non mi sento italiano" : le texte est donc ici exploité dans un second temps, pour affiner ou compléter ce que l’apprenant a d’abord compris en écoutant la chanson. Cette démarche permet de mieux distinguer les activités de réception orale et écrite, en donnant la priorité à l’écoute sur la lecture.

Un tournant est marqué en 2015 dans le volume suivant de Azione, où l’on retrouve ce même principe d’une démarche allant de la réception orale vers la production écrite. Le manuel propose en effet une consigne, la toute première de la didactisation de la chanson de Riccardo Cocciante, portant sur les éléments musicaux de la chanson : "Ascolta la canzone e indica qual è la sua tonalità e il ritmo". Pour la première fois, une consigne de manuel tient compte de l’aspect pourtant structurel de toute chanson et jusqu’alors parfaitement ignoré : sa dimension musicale.
Ce sera aussi le cas quatre ans plus tard, dans Strada facendo, pour la chanson de Giorgio Gaber, "Com’è bella la città" avec la consigne suivante : "Ascolta e trova quali elementi diventano, col crescendo del ritmo della canzone, una critica alla città".

Dans les années 2010, avec l’apparition et la démocratisation des nouvelles technologies, ainsi que la généralisation des équipements audiovisuels dans les établissements scolaires, une nouvelle dimension de la chanson fait son apparition dans les salles de classe et dans les manuels : le clip. Là encore cependant, sa prise en compte dans la didactisation pose question.
Dans Strada facendo la double page consacrée à la ville dans les chansons de Gaber et Cutugno ne propose pas le visionnage de l’enregistrement de Gaber de l'émission télévisée Canzonissima en 1969, pourtant particulièrement pertinent concernant les mimiques et la gestuelle de l’interprète qui éclairent sur la signification de la chanson, mais elle invite en revanche les élèves à regarder celui de Toto Cutugno, dont l’interprétation, bien moins théâtrale que celle de Gaber, apporte très peu à la compréhension de la chanson.
On observe le même schéma concernant les chansons de Boccelli et Giorgia, et de Kaos one : le visionnage des clips est proposé sans consigne portant sur les images (plus ou moins exploitables), et parfois même en présence de consignes portant sur le texte.
Toujours dans Strada facendo, mais en 2017, une plus grande attention est cependant portée au clip de Fabrizio Moro pour la chanson Pensa, avec la consigne "Descrivi e commenta il video clip della canzone dove appare la vedova di Paolo Borsellino con il figlio".

On note donc une évolution certaine dans les didactisations des manuels qui déplacent l’attention auparavant portée principalement au texte, vers la dimension orale de la chanson, et intègrent pour les plus récents le clip ou la captation sur scène des interprétations, ce qui suppose un autre type d’analyse. Cependant, à deux exceptions près, les consignes proposées délaissent entièrement la dimension musicale de la chanson. Cette approche très partielle témoigne sans nul doute d’un sentiment d’impréparation des professeurs de langue qui n’osent pas s’aventurer dans le domaine musical, jardin présumé du professeur de musique. Pourtant c’est bien cette dimension musicale qui, combinée avec les paroles et l’interprétation, font la spécificité de l’objet chanson. Partant de ce constat, nous voudrions à présent envisager quelques pistes de réflexions pour intégrer la dimension musicale dans l’exploitation de la chanson comme objet et comme instrument pédagogique en classe d’italien.

3. Pour une approche didactique plus adaptée de l’objet chanson

Dans son article "Donner la chance aux chansons", Lionel Detry (2012) regrette que l’aspect musical de la chanson soit généralement délaissé dans l’enseignement et rappelle l’importance de tenir compte de la spécificité de ce média : faire abstraction de cette dimension se fait nécessairement aux dépens d’une compréhension fine et globale de la chanson, et expose en outre l’enseignant au risque de décevoir les attentes des élèves à qui l’on propose une chanson pour finalement travailler sur un texte, ce que Detry formule de la manière suivante : "on se moque du récepteur et de la relation que le message instaure entre l’émetteur et le récepteur".
Il revient aussi sur la question de la transcription des paroles dans les albums (en vogue à partir des années 1960), et sur la distinction entre poème et texte de chanson, en citant notamment le cas de Bob Dylan, auteur, compositeur, interprète, considéré par de nombreux critiques musicaux comme un poète et qui obtiendra d’ailleurs, quatre ans après la publication de cet article, le prix Nobel de littérature, alors qu’il ne s’était pourtant jamais revendiqué comme poète.
Cette distinction s’avère utile pour redimensionner la place du texte dans la chanson et donc son utilisation dans le cadre de la didactisation : si certaines chansons sont bien élaborées à partir d’un texte, cela ne rabaisse pas pour autant la musique et la mélodie au statut de pièces rapportées. Mais surtout, nombreuses sont les chansons nées d’un thème musical, qui a ensuite acquis sa mise en voix et en paroles (en passant parfois par une ligne mélodique en "yaourt"), paroles qui ont parfois ensuite fait l’objet d’une transcription écrite. On comprend dès lors que la dimension textuelle écrite de la chanson n’est, dans le premier cas, qu’un motif de départ de la création, et dans l’autre, une simple transcription secondaire.

Le lien entre mélodie et paroles avait été qualifié de "tressage" et largement mis en avant par Louis-Jean Calvet dans son ouvrage La bande-son de notre histoire avec l’exemple de la chanson de Brassens "Gare au gorille" pour son "contraste entre la platitude des couplets, presque psalmodiés, et le mouvement à la fois mélodique (la sinusoïde) et duratif (l’allongement du i) du refrain" qui donne tout le sens de cri d’alarme à ce dernier (2013, 260).
Et ce tressage est encore plus complexe si l’on pense, notamment en italien, à la conjonction opérée dans les chansons entre le temps fort d’une mesure et l’accent tonique des mots, créant parfois ce que Calvet appelle des "zones de conflit potentiel entre la musique et la langue" (2013, 265), c’est-à-dire autant d’occasions de jouer sur le sens des mots ou de leur attribuer davantage de poids dans l’interprétation et donc dans la réception du message véhiculé. "L’importante è finire" (1975) est une chanson érotique de Mina, très moderne pour les années 1970, qui met en scène une canteuse (pour la définition de canteur/canteuse, voir ci-après) croqueuse d’hommes et fière de l’être, à l’initiative de la rupture dans une relation amoureuse. À la fin du refrain (Ha il volto sconvolto / Io gli dico "ti amo" / Ricomincia da capo / È violento il respiro / Io non so se restare o rifarlo morire / L'importante è finire), Mina introduit une suspension dans son récit grâce à la répétition de la note et donc de la voyelle finale du mot "importantE E E E E E E E", qui à la fois mime le plaisir sexuel et met en valeur le verbe "finire", attribut du sujet "l’importante" et mot-clef de la chanson.

Pour que cette réception, bien plus riche que ne peut l’être celle du seul texte, puisse être mise en place dans une proposition didactique, Rasha Zgabeih rappelle dans sa thèse "La chanson française comme outil didactique" (2019, 278-283) la différence évidente et pourtant parfois négligée entre "entendre" et "écouter" une chanson. Si les médias au quotidien nous habituent à entendre des chansons, "écouter suppose avoir un objectif, une finalité : la compréhension", et "un comportement de compréhension engage" celui qui écoute. Pour passer de l’entente passive à l’écoute engagée de l’élève, la chercheuse invite donc à développer un enseignement explicite des stratégies d’écoute et revient sur les différents canaux utilisés par la chanson pour véhiculer son ou ses messages : la musique, la voix, les paroles, l’émotion, auxquels ont pourrait ajouter la narration proposée par un éventuel vidéoclip ; mais aussi l’imaginaire iconographique proposé par la pochette du disque, etc.

Enfin, la question de l’interprétation mériterait aussi d’être prise en compte, avec notamment la notion de "canteur" (différent du cantautore italien), néologisme introduit par Stéphane Hirschi, qui vient distinguer le narrateur du texte chanté de l’interprète de la chanson. Le canteur est ainsi défini : "personnage ou point de vue, il convient de le distinguer du chanteur, à savoir l’interprète, qui, lui, prête son corps et sa voix le temps d’une chanson, et endosse un nouveau rôle de canteur au morceau suivant" (Pruvost, 2013, 192). Cette distinction, utile pour permettre aux élèves de bien prendre conscience de la distance entre l’interprète et le narrateur de la chanson, rappelle le rôle essentiel de l’interprète qui, le temps de son interprétation, doit chercher d’adhérer au plus près à la figure du canteur, et nous amène à ajouter aux deux brins de la tresse (musique et paroles) précédemment abordés, celui de l’interprétation, pour aboutir à la très belle définition de la chanson selon Hirshi, comme "un air fixé par des paroles interprétées" (2008).
Désormais bien loin de la chanson comme prétexte à étudier un texte, nous pouvons rejoindre Céline Pruvost qui, dans sa thèse consacrée à la chanson d’auteur dans la société italienne des années 1960 et 1970, met l’accent sur le chanteur qui "n’est pas qu’un simple support vocal, […] mais incarne à la fois une histoire et des émotions" et ajoute : "Interpréter va bien au-delà de la voix, cela implique le corps tout entier du chanteur" (2013, 192).

Ces multiples éléments, qui font la richesse même de la chanson, peuvent être répartis en trois grandes catégories, déjà identifiées en son temps par Pierre Dumont (1998) : le linguistique, le paralinguistique et l’extralinguistique, et que l’on pourrait synthétiser de la manière suivante :

Tableau pour l’analyse d’une chanson

DIMENSION ORALE

DIMENSION VISUELLE

DIMENSION ECRITE

Musique
(extralinguistique)

Voix
(paralinguistique)

Paroles
(linguistique)

Spectacle, vidéoclip
ou enregistrement
(extralinguistique)

Couverture
(extralinguistique)

Texte ou
transcription
des paroles
mélodie rythme instruments voix structure

figures
stylistiques

images, 
gestualité
montage images structure

figures
stylistiques

C’est la hiérarchisation, opérée par l’enseignant, de ces différents éléments porteurs de sens, en fonction de la chanson étudiée, du niveau des apprenants et des objectifs pédagogiques, qui permettra d’éviter les écueils dans le domaine de la réception et de proposer aux élèves une approche adaptée et spécifique à chaque situation grâce à des consignes portant sur certains de ces éléments. Une telle approche privilégierait toujours en premier lieu la dimension orale, pour ne considérer que dans un second temps, et de manière non systématique, la dimension visuelle et/ou textuelle.

Cela sous-entend de fournir aux élèves le lexique adapté pour s’exprimer sur la chanson (sans attendre d’eux ni de leur enseignant qu’ils soient des experts musicaux), à travers par exemple l’élaboration progressive d’une carte mentale.
Une telle démarche offre d’innombrables possibilités pour des activités de production, allant de la simple expression des émotions ressenties par les élèves à l’écoute d’une chanson, à un projet d’écriture et d’interprétation d’une chanson, en passant par la goguette, c’est-à-dire la mise en voix d’un nouveau texte sur la mélodie d’une chanson préexistante ou encore des activités de repérage d’accent toniques, qui sont autant de pistes à développer.

Références bibliographiques

Sites

  • Ministère de de l’Education Nationale, de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, mars 2016, Eduscol langues vivantes cycles 2, 3, 4, Elaborer une progression cohérente, pp. 4, 11
  • Bulletin Officiel spécial n°1 du 22.01.2019, Programme de langues vivantes cycle terminal GT, pp. 4, 11, 15

Ouvrages

  • TOMATIS Jacopo, 2019, Storia culturale della canzone italiana, Milano, Il Saggiatore, 813 p.
  • ZGABEIH Rasha, 2019, La chanson française comme outil didactique, thèse de doctorat, Université Paul Valery, Montpellier III, pp. 278-283.
  • DETRY Lionel, 2012, "Donner la chance aux chansons", in Le Langage et l’Homme, 47 (2), pp. 17–22.
  • CALVET Louis-Jean, 2013, La bande-son de notre histoire, Paris, Archipel.
  • PRUVOST Céline, 2013, La chanson d’auteur dans la société italienne des années 1960 et 1970 : une étude cantologique et interculturelle, Thèse de doctorat, Université Paris-Sorbonne, pp. 191-194.
  • HIRSCHI Stéphane, 1992, Lyrisme et rhétorique dans l’œuvre de Jacques Brel : essai de cantologie appliquée, thèse de doctorat, Université Paris-Sorbonne
  • HIRSCHI Stéphane, 2008, Chanson. L’art de fixer l’air du temps, Paris, Les belles lettres.
  • DUMONT Pierre, 1998, Le Français par la chanson, Nouvelles approches de l’enseignement de la langue et de la civilisation françaises à travers la chanson populaire contemporaine, Paris, L’Harmattan.

Documents vidéo 

  • Schön Daniele, « Musique et plasticité cérébrale », colloque Handicap et sensorialité, 2011.

Manuels 

  • Piacere A1, 2007, Paris Belin, pp. 38, 54.
  • En contacto, 2019, Paris, Belin, p. 22.
  • Tutto bene première, 2011, Paris, Hachette, pp. 34, 52, 102, 104, 105, 106, 107.
  • Azione 1 A1-A2, 2014, Paris, Nathan, pp. 55, 121, 137.
  • Azione 2 A2, 2015, Paris, Nathan, pp. 102, 134.
  • Esplorazione 2nde A2-B1, 2019, Paris, Nathan, p. 90.
  • Strada facendo A2-B1, 2017, Paris, Le Robert, pp. 221, 255.
  • Strada facendo A2-B1, 2020, Paris, Le Robert, p. 45
  • Strada facendo 2nde LVB, A2, 2019, Paris, Le Robert, pp. 19-20, 116-117

Pour aller plus loin

  • CASTALDO Gino, 2018, Il romanzo della canzone italiana, Torino, Einaudi, 376 p.
  • GUICHARD Jean, 2019, La chanson en Italie, Aix-Marseille Université, 320 p.
Pour citer cette ressource :

Estelle Paint, "La chanson comme support pédagogique en classe d'italien", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), avril 2023. Consulté le 20/04/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/italien/arts/musique/la-chanson-comme-support-pedagogique-en-classe-d-italien