Michelangelo Antonioni, «La Notte» (1961)
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Source : Youtube, "La Notte", Michelangelo Antonioni (1961) - Trailer
Certains diront que La Notte est le film central du cycle de la maladie des sentiments d’Antonioni vu la place qu’il occupe dans la trilogie (deuxième film après L’Avventura en 1960) et sa réception critique : Ours d’or du meilleur film à la Berlinale de 1961, prix Donatello la même année, et le cinéaste suédois Ingmar Bergman dira même quelques années plus tard qu’il constitue le deuxième chef d’œuvre du réalisateur avec Blow up (1966).
Le film paraît en 1961, un an après la Dolce Vita de Fellini, qui exploite une intrigue similaire. En effet, Marcello Mastroianni joue dans les deux films des personnages très proches dans leur hybridité constitutive et leur rapport aux femmes : s’il incarne un journaliste aux aspirations littéraires dans La Dolce Vita, s’évadant de soirée en soirée et de femme en femme, dans La Notte il joue un écrivain à succès qui se laisse tenter par la mondanité des milieux industriels pour fuir le déchirement de son couple au fil de séductions futiles.
La Notte est un film tout en clair-obscur : le noir et blanc est pleinement exploité, plongeant tour à tour un personnage dans l’ombre, l’autre dans la lumière, dans des scènes de dialogue qui mettent l’emphase sur le désaccord muet des protagonistes. Qui plus est, le film s’étale sur une journée, suivie d’une nuit entière – partie éponyme de l’œuvre par son amplitude – mettant à profit le symbolisme tragique de celle-ci, puisque le film nous donne à voir, à mesure que cette nuit se déroule, le naufrage d’un couple en crise.
Cet état de déliquescence du couple est d’ailleurs annoncé dès le début du film, qui s’ouvre sur une scène d’hôpital, présentant un personnage agonisant sur son lit de mort. Nous comprendrons ensuite que la déchéance physique de cet ami du couple laisse deviner une déchéance sentimentale qui concerne le couple lui-même. Dès lors, il n’est pas tant question d’une intrigue visuelle, extérieure, que d’une intrigue intérieure, plus subtile : celle de la maladie des sentiments. Certains critiques ont ainsi pu juger que ce film annonçait un déplacement du cinéma vers une plus grande intériorisation marquant la sortie définitive du cinéma néoréaliste – mouvement qui sera prolongé dans l’Eclisse l’année suivante. À l’ombre du couple moribond de Giovanni (Marcello Mastroianni) et Lidia Pontano (Jeanne Moreau), elle-même concurrencée par la jeune Valentina Gherardini (Monica Vitti), on retrouve un thème qui n’avait été que partiellement exploité dans l’Avventura : le déclin du couple à l’ère des relations humaines modernes.
En 1960, Antonioni disait à propos de La Notte : « les personnages, cette fois-ci, se sont trouvés, mais ils ont du mal à communiquer, parce qu'ils ont découvert que la vérité est difficile, elle demande beaucoup de courage et des résolutions irréalisables dans leur milieu ». En effet, il semble que l’incommunicabilité soit le maître-mot du film, au point même d’y résumer l’intrigue. Du silence du couple, palpable dès les premières minutes, à leur conversation in extremis, si longuement attendue, le film nourrit une tension autour de cette crise conjugale souterraine qui ne peut se résoudre que par la parole, tandis que les personnages préfèrent justement l’éviter, se dissimuler. Cette incommunicabilité se traduit donc par le silence, la non-coïncidence du regard, mais aussi la distance physique dans laquelle se profile l’aliénation du couple. C’est ainsi que l’aveu final de Lidia apparaît presque comme une évidence pour le spectateur, et ne semble guère stupéfier son mari non plus.
L’aliénation réciproque des amants plonge l’action dans une atmosphère d’ennui qui n’est pas uniquement propre au film mais pourrait caractériser toute l’œuvre du réalisateur, à tel point que le critique américain Andrew Sarris a pu parler d’« Antonionennui ». Cet ennui caractéristique est proche d’une lassitude existentielle, qui n’est pas sans nous faire penser à La Noia de Moravia, publiée un an avant la parution du film. Et Moravia lui-même avait relevé à cet égard la proximité du film avec les moyens d’expression de la littérature.
Au demeurant, l’ennui des personnages s’incarne tout de même d’une manière propre à chacun. Alors que le mari s’engage du côté de la distraction, des festivités mondaines et du badinage, Lidia se retranche dans ce que Moravia décrit dans la préface de La Noia comme un ennui sous la forme d’une distance au réel, un état davantage qu’une activité à proprement parler. Ainsi son errance – dans la ville de Milan comme dans la fête – est-elle marquée par l’observation et la curiosité généralisées, signes d’une mise à distance du réel environnant. Interprétables comme autant de symptômes du sentiment d’aliénation qui la possède, il s’agit aussi, peut-être, de traits de son intelligence artistique passée sous silence aux côtés de son mari devenu écrivain à succès.
Le film esquisse donc deux réponses antagonistes à la crise amoureuse, jouant sur la discordance entre deux conjoints aux tempéraments bien différents. Mais peut-être peut-on y deviner aussi la vision du couple hétérosexuel d’Antonioni : instance inévitablement traversée par une tension, en tant qu’attelage de deux êtres essentiellement différents, même antagoniques.
Ainsi, face à la crise du couple, le mari nous est livré dans sa fuite : la distraction, la séduction. Il se range du côté d’une forme de légèreté vis-à-vis des relations humaines, qu’elles soient de nature sociale ou amoureuse. Quant à Lidia, elle semble éprouver la crise entièrement, accrochée aux souvenirs et à la nostalgie d’une connivence perdue. Sa déambulation dans les rues de Milan la mènera presque fatalement jusqu’à leur ancien quartier. D’autre part, leur antagonisme se cristallise à l’écran dans les circonstances de leurs adultères avortés : d’un côté l’adultère n’a pas eu lieu parce que l’objet de séduction n’a pas cédé (Giovanni et Valentina) ; de l’autre, le personnage marié s’y refuse, avec ce « Non posso » de Lidia qui résume presque à lui tout seul la totalité des mots qu’elle a prononcés à la fête. Et on ne saurait ignorer que, dans les deux cas, c’est un refus féminin qui entrave l’adultère, révélant à nos yeux une mise en scène genrée du monde social dans l’univers d’Antonioni, où les protagonistes féminines, bien que marquées par leur singularité, sont pourtant dotées d’un ensemble de caractéristiques qui les relient, à savoir, une empathie, une indépendance et une curiosité partagées.
Finalement, La Notte consacre le début de l’intérêt d’Antonioni pour les paysages urbains, tout en s’éloignant de la logique néo-réaliste. Qu’il s’agisse de La Notte ou plus nettement de L’Eclisse, les images urbaines relèvent moins du sfondo, du décor, que d’une intériorité-extérieure des personnages. Les images liminaires du nouveau quartier d’affaires de Milan, ainsi que la déambulation de Lidia, poussent à une mise en parallèle du couple et de la ville. Milan est de plus en plus froide, inaccessible, voire inhumaine avec ses immenses bâtiments de verre et de fer. C’est ainsi que la promenade dans les vieux quartiers populaires de Milan prend non seulement les traits d’un itinéraire spatial, mais aussi temporel, de retour dans la ville d’avant le boom économique et l’explosion immobilière, mais aussi dans la ville d’avant la crise amoureuse. Une vision amère de l’évolution de la ville se donne à voir parallèlement à celle du couple, comme si Milan, en détruisant les immeubles de son passé, dans une fuite vers la modernité compétitive et corrosive, phagocytait à la fois les lieux de vie, les souvenirs et les relations sociales, au profit d’un morcellement, d’un cloisonnement et d’une incommunicabilité généralisés. Cependant une vision aussi noire ne saurait rendre honneur à l’univers d’Antonioni, dont les plans urbains révèlent une fascination esthétique nouvelle pour la géométrie et la froideur énigmatiques de ces architectures modernes.
L’ambivalence de l’espace urbain est alors mise au service du ton du film, placé sous le signe d’une indécidabilité structurale. L’œuvre toute entière est investie d’une esthétique du décalage, voire de la confrontation entre, d’un côté, l’euphorie généralisée de la fête et du jeu – qui contamine même les personnages les plus solitaires, comme c’était le cas dans La Dolce Vita – et, de l’autre, le cynisme et la solitude intimes que les personnages laissent transparaître avec amertume – « Solíssima », disait l’amie retrouvée de Lidia au début de la fête. Pourtant cette solitude dans la multitude, cette euphorie cynique, est loin d’être paradoxale. La légèreté de la fête n’est pas sans nous faire penser au « divertissement » de Pascal, pensé comme un acte désespéré pour combler un vide existentiel. Et si l’on rebrousse chemin vers La Dolce Vita, que dire d’une lassitude qui finalement n’est pas forcément propre au couple mais généralisable ? Propulsée par le boom économique, la nouvelle société bourgeoise italienne se heurte vite à une lassitude existentielle, qui pousse à bout la binarité claire-obscure du couple autour duquel Antonioni cristallise l’action.
Pour citer cette ressource :
Carla Robison, Michelangelo Antonioni, La Notte (1961), La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mai 2018. Consulté le 17/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/italien/arts/cinema/michelangelo-antonioni-la-notte-1961