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Le cycle de la maladie des sentiments d'Antonioni : le jeu comme utopie moderne ?

Par Eva Chaussinand : Etudiante en M2 Lettres Modernes - ENS de Lyon
Publié par Alison Carton-Kozak le 26/09/2018

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A travers cet article, Eva Chaussinand propose d’interroger le statut du jeu – essentiel et pourtant occulté par la critique – dans la trilogie de la « maladie des sentiments » d’Antonioni. Le jeu fait-il signe vers la possibilité de « faire monde » à nouveau, à travers l’espoir et la joie retrouvés, ou bien n’est-il que divertissement illusoire, au sens pascalien du terme, moment utopique et irréel constamment interrompu par la menace de désintégration et de mort qui pèse sur les films d’Antonioni ?

 

Image du film La Notte de Michelangelo Antonioni (1961)
Source : Tiff.net

Introduction

Michelangelo Antonioni (1912-2007) est traditionnellement considéré par la critique comme le cinéaste de l’incommunicabilité entre les êtres et de l’aliénation interrelationnelle, thématiques propres à une certaine modernité. Pourtant, cet imaginaire apocalyptique et cette tonalité dépressive contrastent avec de nombreuses séquences de ses films dans lesquelles les personnages, légers et rieurs, se mettent à jouer comme des enfants. C’est ce statut du jeu - qui nous a semblé essentiel et occulté par la critique - que nous voulons interroger ici, plus particulièrement dans quatre de ses films : ceux de sa trilogie de la « maladie des sentiments », L’Avventura (1960), La Notte (1961), L’Eclisse (1962), et le film phare de sa période américaine, Zabriskie Point (1970).

Nous considérons comme jeu tout ce qui relève d’une activité, souvent d’ordre physique plus que psychique, pensée pour divertir les personnages, et toujours improductive. Le jeu implique une forte dépense d’énergie, et des moyens matériels, sans que rien ne soit créé ensuite. L’objectif du jeu est donc uniquement d’en retirer du plaisir. Ainsi, de nombreuses activités peuvent s’apparenter au jeu. Il est souvent associé à une pratique infantile, fondamentale pour l’apprentissage et l’éducation, puisqu’en jouant, l’enfant réalise sans enjeu vital des actes qui lui seront nécessaires dans la vie adulte. Or, il est frappant de constater la quasi absence d’enfants dans les films d’Antonioni. Ce sont donc les adultes qui jouent la plupart du temps, et adoptent par là-même un comportement infantile, qui connote l’innocence et la primitivité.

La classification des jeux établie par Roger Caillois dans Les jeux et les hommes : le masque et le vertige (1967) peut nous aider à circonscrire les différentes formes de jeu que l’on trouve chez Antonioni. Elles se rapportent à quatre catégories - agôn, alea, mimicry et ilinx - en fonction de la prédominance des rôles de la compétition, du hasard, du simulacre ou du vertige. Dans les films d’Antonioni, la plupart des jeux s’apparentent au simulacre, à l’imitation, comme les grimaces et travestissements de Claudia (le personnage principal de L’Avventura), les imitations enfantines de Piero et Vittoria (le couple phare de L’Eclisse) ou la danse africaine de cette dernière. Il s’agit alors de faire croire, d’être autre que soi-même et de se libérer par le masque dans une forme de catharsis. D’autres jeux semblent plutôt relever de l’agôn, comme le jeu de palet de Valentina dans La Notte. Il s’agit de faire le meilleur score face à l’adversaire et de remporter la victoire. Les spectateurs ouvrent même les paris sur le gagnant. Le jeu de chasse proposé par Daria, personnage principal de Zabriskie Point, fait également partie des jeux de compétition. Enfin, certains jeux relèvent plutôt de la transe et du vertige, comme l’euphorie généralisée durant la fête des Gherardini dans La Notte, ou les jeux sensuels des couples imaginaires dans la scène d’orgie de Zabriskie Point. Dans tous les cas, le jeu chez Antonioni se rapproche plus du paida que du ludus, c’est-à-dire qu’il n’est pas précisément réglementé et correspond plutôt à un brusque besoin de distraction, de fantaisie, d’exubérance.

Nous constatons donc que le statut du jeu est problématique par rapport à la tonalité globale des films d’Antonioni. Rappelons que le mot « jeu » vient du latin jocus qui signifie « plaisanterie » ou « badinage » : comment comprendre l’irruption d’une telle légèreté dans un cinéma si mélancolique ? Le jeu nécessite aussi des règles, des conventions implicites ou explicites, qui rejouent les pactes qui régissent une société, faisant apparaître le jeu comme une métaphore du monde. Nous avons donc l’idée d’une prise sur le monde, d’une possibilité de « faire monde », qui constitue un contrepoint antithétique à la dissolution du sens présente dans les films d’Antonioni. Toutefois, le jeu ne vaut que comme parenthèse, à l’intérieur de frontières spatio-temporelles précises : cette absence d’incidence sur la vie réelle, matérielle et sociale pourrait corroborer la tonalité pessimiste de ces films. Un des traits saillants du jeu est en effet sa différence avec la réalité, puisque l’on joue à être quelqu’un d’autre et que l’on substitue à l’ordre confus de la réalité des règles précises et arbitraires. Il s’agit d’entrer dans le jeu, sans scepticisme et sans distance, en se prêtant à l’illusion de manière consentie.

Ainsi, peut-on considérer le jeu chez Antonioni comme une expression euphorique de la liberté créatrice, comme une sortie de la dépression par le principe de plaisir, et comme une possibilité de « faire monde » en dépassant les déterminismes ? Le jeu autorise-t-il l’espoir et l’optimisme retrouvés ? Symbolise-t-il la capacité à récréer du lien entre les hommes ? Dans les films d’Antonioni, le jeu peut parfois renforcer l’impression d’ennui et d’incommunicabilité entre les personnages. Il ne constituerait alors qu’un fragment chaotique de réel de plus, et ne serait qu’un divertissement illusoire. Toutefois, le jeu s’inscrit aussi dans une forme de vitalisme, d’érotisme, de sensualité, et de primitivité. Il permettrait ainsi de « faire monde » à nouveau, de reconstruire du sens et des liens entre les hommes à travers sa médiation. Cette idée est néanmoins à nuancer, d’abord à cause du statut spatio-temporel à part du jeu - rêve, monde inversé et irréel constamment interrompu - et aussi en raison de son rapport étroit à la mort. 

1. Jouer dans les films d’Antonioni : un divertissement illusoire ?

Dans les films d’Antonioni, les personnages semblent d’abord jouer pour tromper l’ennui. Ils ne se font pas d’illusions, et ne parviennent pas vraiment à rentrer dans le jeu. Pensons à la toute première scène de L’Eclisse, dans laquelle Vittoria, distraite, s’amuse à créer des figures avec les objets disposés sur la table, et considère son œuvre avec une moue plus ou moins satisfaite. Pensons aussi, dans L’Avventura, à la plaisanterie d’Anna (la meilleure amie de Claudia) lors de la scène de baignade. En effet, elle fait croire qu’elle a été attaquée par un requin et inquiète tous ses amis, sans aucune raison valable, comme pour tromper l’ennui. Dans sa cabine, Patricia, membre de la croisière qui réunit les personnages du film, fait un puzzle, pour se désennuyer, elle aussi... Lors de l’idylle à Noto, lorsque Claudia et Sandro se retrouvent sur le toit d’une église où Sandro demande son amie en mariage, Claudia fait sonner les cloches d’abord par erreur, puis par amusement. Si ces cloches rappellent peut-être celles du mariage, cet épisode semble plutôt détourner l’importance de la conversation et ramener le grave vers le futile et l’inutile. Enfin, lors de la réception finale dans le grand hôtel, Claudia se lève pendant la nuit, inquiète de l’absence de Sandro. Elle tente de combler l’attente, erre dans la chambre, et face à son miroir, s’amuse à faire des grimaces, mais le jeu ne prend pas, et elle semble au contraire exaspérée et désespérée. De la même façon, dans la scène du night-club de La Notte, Lidia, ennuyée, joue avec ses doigts sur la table pour se distraire. Lors de la soirée chez les Gherardini, elle n’arrive pas non plus à se prendre au jeu. Elle erre en regardant les autres s’amuser, ce qui lui vaut cette remarque agacée de Giovanni « Est-il possible que tu ne t’amuses jamais ? ». Enfin, relevons le jeu distrait de Valentina avec un étrange objet multiforme en fer dont elle se fait un bracelet pendant qu’elle parle avec Giovanni, ou son jeu discret avec le bouchon d’une bouteille pendant sa discussion avec Lidia. Ces gestes démontrent un besoin constant d’éveil, de contact avec les objets, et un persistant désir de distraction. Ainsi, dans toutes ces séquences, le jeu, distrait, inachevé, vient tromper l’ennui des personnages, et par là-même le mettre en relief.

Le jeu est ainsi envisagé comme divertissement. Cette idée fait écho au roman La Noia de Moravia (1960). Dans le prologue, le personnage principal définit l’ennui comme absence de rapport concret entre l’individu et la réalité, entre l’objet et le sujet, et comme absence de rapport affectif aux choses, à soi-même, et aux autres. Il explique que l’ennui est communément opposé au divertissement, compris comme une occupation qui vient effacer le vide, comme un moyen d’oubli. Au contraire, il relie profondément le divertissement à l’ennui, puisqu’ils provoquent tous deux distraction et oubli, distance au monde opposée à un véritable investissement du sujet dans le réel et à une vraie présence du sujet à lui-même. De plus, l’ennui provoque une déréalisation et une dépersonnalisation du regard porté sur les objets du monde. Or, le regard de celui qui joue avec un objet, comme Valentina avec son bracelet, Vittoria avec ses objets de décoration ou Claudia avec les bijoux de son hôte est du même ordre. En effet, elles regardent les objets pour eux-mêmes, et les privent de leurs fonctions pour en inventer d’autres, rappelant ce qu’il y a d’arbitraire et de construit dans le rapport entre signifiant et signifié, et instaurant une forme de défamiliarisation avec le réel qui renforce l’impression d’incommunicabilité et de vertige existentiel qui envahit le cinéma d’Antonioni.

Cet ennui et cette déréalisation vont de pair avec une forme de mondanité désabusée chez Antonioni, qui s’exprime aussi par le jeu. Ainsi, Roger Tailleur et Paul-Louis Thirard, dans Antonioni (1963), soulignent le caractère très fitzgéraldien de La Notte, où tout est élégance et facilité. Cette impression est notamment liée au personnage de Valentina, dont les jeux cachent un authentique désenchantement. De la même façon, dans L’Eclisse, les jeux d’amour de Piero et Vittoria cachent bien mal leur indifférence et leur manque de passion. Leurs jeux ne prennent jamais, et l’on a du mal à y croire, tant chaque moment de joie – esquisses de baisers, dérobades rieuses -  s’interrompt brutalement. L’histoire d’amour de Piero et Vittoria semble progressivement se vider de passions et de sentiments, et se conclut dans le vide, par un « constat de carence ». Insoutenable légèreté des relations, hommes pris dans un jeu de dames, hommes qui vont de femmes en femmes comme des cartes à jouer, des cartes à jouir, univers désenchanté où le jeu dit l’ennui et l’indifférence... Le jeu participe donc d’une forme de dédramatisation du scénario, qui repousse tout événement spectaculaire ou tragique, dans un univers fragmenté où le passe-temps, présence-absence, n’est qu’un fragment de réel parmi d’autres. Ainsi, ces séquences de jeu ne seraient rien d’autre que des digressions, à l’image de la vie, éternelle digression sans sujet. Ces jeux ne seraient donc pas des symboles, mais des moments sans signification, des instants d’euphorie qui ne voudraient rien dire de plus. Le jeu n’ajouterait rien, il serait là en plus, et il distrairait sans changer l’état d’âme des personnages, sans guérir le mal qui les habite. Par ailleurs, beaucoup de scènes de jeu sont aussi muettes, comme pour les décharger de signification et les abstraire dans l’indéterminé. Dans La Notte, lorsque Valentina joue au palet, Giovanni lui demande : « Vous jouez souvent à ce jeu ? » et elle répond : « Je viens de l’inventer. Une fois, j’ai tout perdu ». Alors que Giovanni réplique « A quel jeu ? », elle garde le silence. Cet échange symbolise l’indifférence généralisée dans laquelle se perdent les enjeux du divertissement. 

Nous pourrions voir ici un lien avec le divertissement au sens pascalien. Ce parallèle a été établi par Barthélémy Amengual, dans son article « Dimensions existentialistes de La Notte » (Estève, 1964). Selon lui, le cinéma d’Antonioni suggère vide, malaise, angoisse, nausée, léthargie de tous les sentiments et de tous les désirs, impatience et ennui. Il considère donc le jeu comme divertissement, dans une perspective pascalienne. A ce titre, il signale qu’avant de se résoudre à aller à la soirée chez les Gherardini, Lidia affirme qu’ « il faut bien faire quelque chose »… Le jeu serait ainsi une manière de voiler – sans trop y croire - l’absurdité de l’existence, de se mentir à soi-même. L’homme est alors ramené à l’objet, à la futilité, à l’inutilité. Enfin, nous pouvons constater que l’arrêt du divertissement révèle les hommes dans leur néant, leur abandon, leur impuissance, leur vide existentiel. On constate alors que cette fête à laquelle l’on refuse de participer n’est que vaine agitation. Dans La Notte, Lidia semble ainsi se détacher de la foule, et avoir conscience de ce vide existentiel à peine masqué par les jeux des invités. Barthélémy Amengual interprète les jeux de Vittoria dans L’Eclisse de la même façon : « (…) devant cette indétermination totale du monde de l’âme, devant ces « impossibles » possibles, Vittoria finit par dissoudre tout sentiment et toute volonté dans une ironie lucide. Cette ironie (…) se trouve au départ de son second abandon à Piero, non plus dans l’appartement aristocratique de celui-ci, mais dans les bureaux d’Ercoli. Les deux amants se comportent tout comme dans la scène d’amour précédente, mais en soulignant cette fois le côté grossier, comique, bouffon de leurs attitudes et de leurs gestes. Le baiser répété à travers la froideur d’une vitre est, à cet égard, exemplaire, bourré de signification » (Estève, 1964, p.74). 

2. Le jeu comme possibilité de « faire monde » et de sortir du pessimisme ?

Cependant, ces considérations pessimistes ne consonnent pas avec de nombreuses autres séquences de jeu qui sont du côté de l’euphorie et de la vitalité absolues. Dans L’Eclisse, nous pouvons penser à la séquence où Vittoria se rend chez sa voisine d’en face, Marta, qui a habité au Kenya. Vittoria découvre les photos et les coutumes du pays, fascinée. Un plan soudain la montre posant devant la photo d’une africaine, déguisée et grimée exactement comme elle. Nous sommes bien ici dans un jeu de mimétisme, puisque Vittoria demande à ses amies si elle ressemble effectivement à la photo. Ensuite, au son des tam-tams, munie d’une lance, elle exécute une danse exotique et guerrière. Elle semble même entrer en transe, puisqu’elle pousse des cris et laisse échapper des onomatopées simiesques. Suite au jugement rabat-joie de Marta (« Arrêtez de faire les nègres »), Vittoria et son amie, honteuses, retirent leurs bijoux et mettent fin au jeu. Vittoria apparaît ainsi comme un personnage avide de légèreté et d’euphorie, comme lors de la virée en avion où elle s’écrit « traversons le nuage ! ». Cette recherche de légèreté se retrouve dans sa relation à Piero. Lors de leur première promenade, les deux amants jouent avec un jet d’arrosage, s’arrosent, se chahutent, puis s’amusent avec un ballon. Vittoria appelle Marta pour qu’elle le crève avec son fusil du haut de son balcon, juste dans l’intention d’épater son compagnon. Le couple paraît donc enfantin et léger, d’autant plus que leur premier baiser prend la forme d’un jeu : avant de traverser un passage piéton, Piero annonce « De l’autre côté, je t’embrasse ». Leur second baiser, dans l’appartement de Piero, est aussi marqué par le jeu, puisqu’ils s’embrassent d’abord à travers une vitre. Dans cette séquence, la thématique du jeu est d’ailleurs annoncée par le fait que Vittoria manipule un jeu de cartes posé sur une table, et par les cadres ornant les murs de la chambre de Piero représentant les atouts des jeux de carte traditionnels. Enfin, lors de leur dernier rendez-vous, une certaine euphorie s’empare d’eux. Ils jouent à imiter des couples aperçus dehors, à grand renfort de grimaces et de mimiques. Ils finissent, amusés, par rejouer leur premier baiser et leurs hésitations de jeunes débutants. Dans L’Avventura, nous trouvons un moment d’euphorie similaire. Dans l’auberge de Noto, Claudia se réveille joyeusement, au son d’une musique tonitruante. Tout en s’habillant, légère et gaie, elle danse, articule les paroles de la chanson, éparpille ses affaires, et essaie d’attirer l’attention de Sandro. Le couple partage aussi d’attendrissants jeux d’amoureux, comme le jeu de « je t’aime moi non plus » lors de la réception finale, dans la chambre d’hôtel. Enfin, dans Zabriskie Point, Daria et Mark connaissent également ces jeux d’amour, cette euphorie et cette légèreté. Nous voyons Daria crier dans le désert, tourner sur elle-même, courir, Mark faire une roulade, puis tous deux chahuter et sauter comme des enfants, soulignant tout le potentiel régressif du jeu, y compris érotique. Notons que la scène du premier baiser est la même que dans L'Eclisse. Mark trouve une pierre plate dans une grotte, et le couple l’utilise d’abord comme objet de médiation avant de s’embrasser réellement. Enfin, lors de la scène d’orgie, les couples démultipliés dansent, chahutent et jouent à même le sol, à quatre pattes, dans une forme de vitalité et de primitivité enfantine et même animale. Dans La Notte, nous pourrions aussi associer la scène d’euphorie voire d’hystérie collective à la villa des Gherardini à une idée de vitalité et de primitivité. Avant cette séquence, nous voyons les invités s’amuser, faire flotter des formes en papier sur l’eau de la piscine, s’éclabousser, rire, se séduire, inventer des histoires drôles, jouer au golf, ou danser au son de l’orchestre de jazz. Lorsque la pluie se met à tomber, le voile social tombe et l’euphorie s’empare du groupe. On pousse des cris, on se jette dans la piscine ou on s’y laisse tomber mollement…Etonnamment, Lidia semble elle aussi entrer en transe dans cette catharsis généralisée. Elle monte sur le promontoire pour se jeter dans l’eau, retenue à temps par son prétendant qui la ramène à la réalité d’un péremptoire « Ne faites pas la sotte ! ».

Ainsi, le jeu semble parfois constituer une véritable antithèse face à la négativité du réel. Il permet de réenchanter un monde en déréliction, d’impulser l’euphorie dans la dysphorie. Cette impression est d’abord liée à la vitalité et à l’érotisme de ces séquences. Dans la scène où Vittoria exécute une danse africaine, son corps d’ordinaire affaissé et fatigué semble reprendre vie, dans une sauvagerie tout en instincts. Elle semble dire, avec Rousseau, que ce sont la modernité et la civilisation qui ont fait disparaître le bonheur pur et la liberté. Dans cette vitalité retrouvée entre aussi un certain érotisme, puisque cette séquence chez Marta débouche sur une forme de séduction ambiguë entre les trois amies. Vittoria semble vouloir troquer sa vie auprès d’un homme mûr et pondéré pour une existence de femme libre où tout est ouvert et possible. A propos de La Notte, Roger Tailleur et Paul-Louis Thirard soulignent également l’érotisme et la vitalité de la séquence de strip-tease de l’acrobate noire, et de la scène d’orage sur les invités ivres sautant dans la piscine des Gherardini. De la même façon, ils affirment que dans L’Avventura, la séquence de l’auberge Trinacria à Noto où, après une nuit d’amour, Claudia se réveille au son d’une petite camionnette publicitaire qui hurle sous sa fenêtre une rengaine sentimentale et se promène dans la chambre en hurlant sa joie, fait du film un hymne à ce personnage méridional, vif et expansif. De l’optimisme émerge alors de ces scènes de jeu, dans un élan presque lyrique vers la redécouverte de la vie et du monde grâce à l’éveil à l’amour et à l’émerveillement candide. La femme devient médiatrice de la joie, de l’absolu à étreindre, de l’esprit d’enfance et d’innocence à l’état originel. Roger Tailleur et Paul-Louis Thirard rajoutent « Antonioni y acquiert, plusieurs séquences durant, une exhilarance de ton surprenante, un goût du badinage et de la plaisanterie inédit jusqu’alors, mais que nous retrouverons plus poussés encore dans L’Eclipse. » Antonioni met en scène l’amour dans ce qu’il a d’érotique et de vital, mais aussi et surtout de présent. Il dévoile ce présent de l’amour qui crée entre les amants et pour eux seuls une nouvelle réalité riche d’une poésie unique, comme l’illustre la séquence du « je t’aime moi non plus » de L’Avventura. Pensons également à la séquence de L’Eclisse où Piero et Vittoria s’arrosent et jouent au ballon. Elle vient quelques minutes seulement après la mort de l’ivrogne qui avait volé la voiture de Piero, décès qui avait sincèrement affecté Vittoria. Antonioni insiste ici sur la spontanéité du couple, qui vit dans la réalité immédiate. Cette vitalité est accentuée par le choix de la musique. Dans L’Avventura, la musique du générique frappe par la vivacité de son rythme, avec un rock de Giovanni Fusco, qui sera un twist dans L'Eclisse. Dans La Notte, c’est le cool jazz du quintette de Giorgio Gaslini qui accompagne tout le film, le jazz étant par excellence la musique du corps, de l’instinct et de l’érotisme. Ainsi, le jeu, pulsion et surabondance d’énergie vitale, devient médiation vers la chair, vers les sens, vers la vie, et contrevient à l’abstraction souvent commentée dans le cinéma d’Antonioni.

De fait, si le cinéma d’après-guerre filme une certaine perte du monde, il ne représente pas totalement un monde perdu. Nulle nostalgie dans les films d’Antonioni, mais une tentative de saisir les puissances de la vie même lorsqu’elles semblent s’échapper. Il s’agit de continuer à croire à un monde possible, à un lien entre l’homme et le monde, à l’amour et à la vie. Certes, Antonioni défait le monde dans ses films, mais il le fait aussi apparaître dans un très fort effet de présence, notamment dans les scènes de jeu qui témoignent d’un amour pour le monde et pour ses objets et mettent en relief des forces vitales et sensuelles. Le jeu semble également rétablir une possibilité de communication sans paroles, dans ce que l’amour a de suggestif et de mystérieux, dans l’intuition et l’élan affectif contre la raison. Enfin, il y a dans le jeu une possibilité de « faire monde », de retrouver un monde à hauteur d’hommes, familier et utilisable. Le monde, grâce au jeu, semble à la fois plus solide et plus immédiat, en même temps que plus innocent. A ce titre, nous pouvons analyser en détail la séquence de La Notte où Valentina joue au palet sur un échiquier géant placé à même le sol. D’abord, Valentina joue seule. Giovanni la regarde : on voit son reflet sur une vitre. Il s’approche. Valentina dit « Vous me trouvez un partenaire ? ». Giovanni répond « Je ne conviens pas ? ». Valentina : « Non, trop vieux ». Giovanni : « Si je joue avec vous je rajeunirai ». Valentina : « Je ne veux pas rajeunir ». Ici, le jeu permet donc la communication et la prise de contact, en même temps qu’il condense le début et la fin de l’histoire du couple. Les personnages ne se diront leurs prénoms qu’après avoir commencé à jouer ensemble : tout est déjà dit. Le désir de « faire monde » va ensuite être accentué par l’énoncé de règles par Valentina : le poudrier doit arriver sur les derniers carreaux, et il faut marquer sept buts pour gagner. Giovanni demande « Que jouons-nous ? ». Valentina répond « Chacun pense à ce qu’il veut…et on se le dit à la fin », note d’humour qui détourne le principe même de récompense. A travers ces carreaux symétriques, que rase la caméra au sol, le monde semble se réordonner. La relation entre Giovanni et Valentina se noue sur fond de badinage et de sensualité affirmés. Avant de jouer à son tour, Giovanni laisse planer le suspens et provoque Valentina d’un air amusé : « Vous avez peur ? ». L’agôn semble ainsi redonner un sens et une tension aux relations humaines. Le jeu absorbe totalement Valentina qui semble, pour une fois, tenir à la vie et aux choses. Après avoir marqué, elle s’exclame « Un pour moi ! » et pousse un cri exalté. Elle ne revient à la réalité du non-jeu qu’après que Giovanni lui a dit « Du calme ! », et son sourire disparaît dans une moue déçue et enfantine. Soudainement, un nouveau plan montre le même échiquier et la même configuration, mais avec un attroupement bruyant qui s’est formé autour des joueurs. Tout le monde est assis autour des deux personnages, encerclés, et les invités font des paris (« 20 000 sur Pontano ! »). Le jeu permet donc de « faire monde » et d’y croire un instant. Il est véritablement médiation : lorsque Pontano et Valentina se retrouvent, il obtient son premier baiser en rappelant : « Vous avez une dette envers moi, je me suis retiré ».

3. Un jeu qui ne prend jamais : de l’utopie à la mort.

Ainsi, le jeu permet de retrouver une certaine vitalité, de « faire monde ». Toutefois, nous pouvons nous interroger sur le statut ambigu de ces moments qui sont toujours brutalement interrompus et ne durent jamais. On ne sait donc pas si les personnages se prennent au jeu ou non, et cela jette le doute sur toute la narration. Les personnages jouent-ils, notamment à s’aimer ? A ce titre, la séquence de L’Eclisse où Vittoria et Piero jouent à l’amour est emblématique de ce doute porté sur la réalité. Les moments de jeu semblent utopiques, irréels, oniriques, comme dans La Notte, avec un retour idyllique au passé et à la nature, à Sesto San Giovanni, où Lidia voit des jeunes qui s’amusent à lancer des fusées. De la même façon, lorsque Valentina dit à Giovanni : « Ce soir, j’étais très triste. En jouant avec toi ça m’était passé », on voit à quel point l’instant du jeu semble exceptionnel, en dehors, cathartique. Il est également frappant de constater que dans L’Avventura, après avoir dansé pour Sandro sur le tube de l’été, Claudia s’arrête brusquement devant l’indifférence de son homme et devant son absence à sa propre joie, puis hausse les épaules, comme si ce moment si plein et intense n’avait finalement pas d’importance.

Ce jeu qui ne prend jamais possède un lien très fort avec la mort et la menace d’une désintégration. A ce titre, nous pouvons nous rappeler du film néo-réaliste Allemagne année zéro de Roberto Rossellini (1948). L’enfant Edmund, juste avant son suicide parmi les ruines de la guerre, joue avec une fausse arme. Toutefois, son jeu ne prend pas, ce qui symbolise l’incapacité de l’homme à s’intégrer à son environnement et à y recréer du sens. Le monde est devenu inutilisable, impraticable. C’est aussi ce qu’écrit Michaël Foessel dans Après la fin du monde (2012) : « A une seule reprise, peu avant de sauter dans le vide, il semble sur le point de pouvoir à nouveau « faire monde ». C’est une situation que seul le cinéma peut saisir : Edmund se sert d’une poutre de ferraille effondrée comme d’un toboggan sur lequel il se laisse glisser. A cet instant, l’enfant joue, c’est-à-dire qu’il investit son environnement à la manière d’un espace ajusté à son désir. Il n’en faut pas plus pour qu’un monde apparaisse, pour que les choses s’organisent à nouveau autour de la motricité du sujet. Ce sera l’unique et éphémère tentative de l’enfant pour rendre le réel maniable parce que congruent avec les puissances de son corps. Au terme de la glissade, la vision contemplative et détachée reprend le dessus ».

De la même façon, jeu et mort semblent éminemment liés dans le cinéma d’Antonioni. Dans La Notte, pendant le jeu de palet mené par Valentina, Lidia apprend la mort de Tommaso par téléphone. C’est un brusque retour du principe de réalité dans le principe de plaisir. Dans L’Eclisse, c’est peut-être le jeu à la bourse qui condense le plus le problème du jeu et de la mort, jeu de hasard, jeu d’argent, jeu sérieux cette fois-ci. Ici, les hommes s’agitent et s’animalisent, au cœur d’un monde irrationnel, mené par la pulsion et la passion. Le jeu s’interrompt brutalement, justement pour laisser place à une voix sinistre qui annonce la mort d’un des hommes de finance – d’un des participants, finalement. Même lors du jeu de séduction entre Piero et Vittoria avec le tuyau d’arrosage et le ballon, la rencontre se fait sur fond de mort, celle de l’ivrogne qui avait volé la voiture. Dans L’Avventura, le jeu semble aussi anticiper la mort d’Anna, et préparer la substitution symbolique entre Anna et Claudia, d’abord lorsque Claudia essaie les tenues d’Anna, puis lorsqu’elle met une perruque brune appartenant à Patricia, qui lui dit de manière significative « Tu parais changée ».

Cependant, c’est dans Zabriskie Point que le lien entre jeu et mort est le plus évident. Dans la ville fantôme de Ballister, lorsque Daria sort du saloon, nous voyons des têtes d’enfants cachés derrière des lattes de bois. La caméra s’éloigne et nous dévoile la supercherie : ils sont à peine dissimulés par un amas de poutre posé au beau milieu du désert. En voyant Daria, ils s’enfuient. La jeune fille les suit. Le groupe d’enfants se cache dans une carcasse de voiture retournée. Très vite, ce groupe pourtant innocent devient vaguement menaçant. Daria s’approche et reçoit une pierre, puis le groupe sort brusquement de la voiture et la bouscule violemment. La caméra filme ensuite un enfant étrange et inquiétant qui joue de la harpe sur un vieil instrument désaccordé posé à même le sol. L’enfant ne répond pas à Daria qui lui demande où se trouve Jimmy, l’homme qu’elle cherche. Daria continue à poursuivre les enfants qui jouent à présent avec des plaques de tôle dans une sorte de bidonville. Un face-à-face avec eux se met en place, puis ils l’encerclent, devenus réellement menaçants. Ils se jettent sur elle pour tenter de la déshabiller, avec une perversité étonnante, et la séquence dégénère ensuite en bagarre. Dans cette scène, le jeu se fait expérience du trouble et de l’indistinction, entre le jeu et le réel, entre l’adulte et l’enfant. Ce statut étrange et menaçant du jeu est renforcé par les épisodes qui se déroulent dans le désert. Pensons d’abord à la très longue séquence de séduction, où Mark, aux commandes de son avion volé, tente de séduire Daria en frôlant sa voiture puis son corps. Ce jeu, sublime pour la liberté et la poésie qu’il dégage, est aussi frappé d’une certaine irréalité. En effet, cet avion et cette voiture semblent minuscules, presque jouets d’enfants eux-mêmes, dans l’immensité du désert. Cette impression est renforcée par la couleur rose de l’avion baptisé « Lily 7 ». Toutefois, ce jeu est aussi un jeu sérieux, menaçant et dangereux. Daria a d’abord peur, avant de se laisser prendre par l’adrénaline. Un autre jeu dangereux prend place lorsque Mark et Daria vont chercher de l’essence en voiture, à l’instant où Mark prend le volant des mains de Daria et manque de renverser le véhicule, et où le couple rit du risque encouru. Arrivés à Zabriskie point, Mark lance à Daria le défi d’aller au lit de la rivière, ce qui nécessite de dévaler une pente dangereuse. Il cavale, rieur. Significativement, il fait le mort à l’arrivée… Enfin, le lien le plus frappant entre ludus et thanatos est présent dans le jeu imaginaire que Daria propose à Mark dans le désert. Daria : « On est bien ici, c’est calme ». Mark : « C’est mort ». Daria : « D’accord, c’est mort, jouons à un jeu de mort alors. Toi, tu commences à un bout de la vallée, et moi, je commence à l’autre. Et c’est à celui qui tueras le plus. On commencera avec les serpents et les lézards, après on passera aux lapins sauvages. Et à la fin, on comptera combien chacun de nous a de morts. Et le gagnant tuera le perdant. J’ai dit une bêtise ?  ». Mark : « Je ne veux jouer à aucun jeu ». Ici, nous voyons à quel point jeu et mort semblent indissociables. Par ailleurs, nous pourrions interpréter ce jeu mortifère comme une métaphore de la société de consommation, qui signe l’impossibilité de l’innocence et de la liberté même dans le divertissement, et instaure une menace qui pèse sur le quotidien de l’homme. Enfin, c’est dans l’avion repeint avec des couleurs vives et des dessins enfantins, humoristiques ou érotiques que Mark va trouver la mort, assassiné par les forces de l’ordre, ce qui symbolise à quel point la société opprime le jeu, la créativité et la liberté.

Conclusion

Ainsi, tout l’art d’Antonioni consiste à laisser le sens ouvert, avec subtilité, et le statut du jeu participe de cet indécidable. Cette problématicité est liée à l’ambiguïté du réel lui-même. A ce titre, nous pourrions terminer sur la dernière séquence du film Blow-up (1966), où le personnage principal, Thomas, photographe de mode, erre dans le parc où s’est initialement déclenchée toute l’intrigue. Un groupe de mimes, en pleine performance publique, fait irruption et se met à jouer une partie de tennis imaginaire. Les deux performers s’appliquent à reproduire la gestuelle des joueurs, et leurs camarades font mine de regarder le match en suivant des yeux la balle fictive. Ce jeu perturbe le personnage principal, qui se laisse peu à peu prendre au jeu et finit par renvoyer la balle imaginaire aux joueurs-clowns. La caméra, elle aussi, se prend au jeu, et exécute un travelling sur la balle imaginaire roulant sur l’herbe hors des limites du terrain. La puissance de l’imagination l’emporte alors sur la réalité. Un doute est jeté sur le statut du jeu, et sur le statut du réel, que rien ne peut trancher. De la même façon, le jeu chez Antonioni est-il réellement euphorie, reprise de contact avec la vie, étonnement d’être au monde, ou n’est-il qu’irréalité déceptive ? C’est au spectateur d’en décider et de faire son choix.

Références bibliographiques

Films étudiés

ANTONIONI, Michelangelo. 1961. La Notte (La nuit). Panoceanic Films Artedis diffusion/distribution. DVD.
ANTONIONI Michelangelo. 1960. L’Avventura. Ed. Montparnasse, Arcades distrib. DVD.
ANTONIONI Michelangelo. 1970. Zabriskie Point. Warner bros France éd. DVD.
ANTONIONI Michelangelo. 1962. L’Eclisse (L’Éclipse). StudioCanal éd., Universal music France distrib. DVD.
ANTONIONI Michelangelo. 1966. Blow-up. Warner Home vidéo France éd. DVD.

Ouvrages critiques

CAILLOIS, Roger. 1967. Les jeux et les hommes : le masque et le vertige. Paris, France, Gallimard.
DELEUZE, Gilles. 1985. Cinéma. 2, L’image-temps. Paris, France, Les Éditions de Minuit.
ESTÈVE, Michel. 1964. Michelangelo Antonioni : l’homme et l’objet. Paris, Minard Lettres modernes, coll. « Études cinématographiques 36-37 ».
FOESSEL, Michaël. 2012. Après la fin du monde : critique de la raison apocalyptique. Paris, France, Éditions du Seuil.
MAYET GIAUME Joëlle. 1990. Michelangelo Antonioni : le fil intérieur. Crisnée, Yellow now.
TAILLEUR, Roger, THIRARD, Paul-Louis. 1963. Antonioni. Paris, Editions Universitaires, coll. « Classiques du cinéma 12 ».

 

 

Pour citer cette ressource :

Eva Chaussinand, Le cycle de la maladie des sentiments d'Antonioni : le jeu comme utopie moderne ?, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), septembre 2018. Consulté le 30/12/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/italien/arts/cinema/le-cycle-de-la-maladie-des-sentiments-dantonioni-le-jeu-comme-utopie-moderne