«Nécropolis 1209» de Santiago Gamboa
Santiago Gamboa, Nécropolis 1209, traduction de François Gaudry, éd. Métailié, 2010.
Santiago Gamboa est né en Colombie en 1966. Nécropolis 1209 est son sixième ouvrage traduit en français.
« Armageddon » pourrait être le sous-titre de ce roman ébouriffant. Il est hors de question d'essayer de le résumer, pour au moins deux bonnes raisons. La première, c'est que la tentative est vouée à un échec certain. La seconde, c'est l'inutilité de l'entreprise. En revanche, s'il est chimérique de cerner le(s) récit(s) de ce roman, il est possible de s'en tenir à son « assise ». Nous sommes en Israël, où se tient un congrès d'écrivains. Soyons plus précis : nous sommes à Jérusalem - à l'hôtel King David - où se tient un congrès de biographes. Et la précision est de taille. Dans une ville en guerre filant vers la destruction finale sont réunis des biographes, c'est-à-dire des « raconteurs de vies ». Et mettre la vie en récits, c'est raconter le monde. L'hôtel King David devient un refuge, et les voix que l'on y entend en conférence ou confidence dévoilent des vies minuscules ou solaires, mais toujours extraordinaires, des trajectoires zigzagantes qui emmènent le lecteur dans différents points du globe. Une star du porno, un bad boy évangéliste, deux joueurs d'échecs, un mécanicien colombien dont la vie est calquée sur celle d'Edmond Dantès, un contrôleur du ciel, un Juif Polonais installé en Colombie, voilà quelques-uns des personnages que l'on peut croiser dans le roman. Les histoires ne sont pas collées les unes aux autres. Le roman n'est pas qu'un collage de récits particuliers, et le fil conducteur est trompeur : il ne s'agit pas vraiment de savoir si l'un des participants, retrouvé mort dans sa chambre d'hôtel, s'est suicidé ou a été assassiné. Le fil conducteur du roman est dans l'entrelacs. Les récits particuliers se répondent en écho subtil, en clins d'œil et trompe-l'œil. On y croise nombre de personnages secondaires tous prénommés Ebenezer, on y mange invariablement des sandwichs au poulet et l'on y boit du Coca light. Et tout aussi invariablement, on se plante face au ciel, la nuit, pour tenter d'y déchiffrer la clé d'une énigme toujours scellée. Au « pourquoi ? » jamais formulé des protagonistes, il n'y a pas de réponse. Le monde mis en récits dans le roman est terrifiant. La drogue, la prostitution, la violence. Les besoins sexuels des handicapés, la mort des enfants, les mères démissionnaires. Les fiancées et les épouses qui trompent et trahissent, l'argent roi, les magouilles des sectes. Terrifiant. La Jérusalem assiégée devient le réceptacle de ces récits. Armageddon, c'est bien de cela qu'il s'agit, le combat ultime du bien et du mal, jusqu'à la destruction. Les références littéraires abondent dans le roman. La trame est, peu ou prou, celle du Décaméron, mais ce n'est pas l'essentiel. Au fil des pages sont mentionnés des écrivains, formant une sorte de liste qui a peu à voir avec le name-dropping. Il ne s'agit pas d'en mettre plein la vue, il s'agit au contraire de contrebalancer l'horreur et la violence par la référence artistique. C'est la star du porno qui donne une des clés de lecture : « vous devez l'avoir remarqué dans ce congrès, c'est nous qui sommes réellement assiégés, un petit groupe d'hommes et de femmes racontant des histoires en plein désastre, convaincus que nous protégeons ainsi quelque chose d'essentiel, que nous ne pouvons pas perdre et qui vaut la peine qu'on prenne des risques, avec toute notre force et notre talent, nous sommes les chevaliers de quelque chose qui est en train de mourir, un ordre, une loge, dans le plus haut sens poétique ».
Pour citer cette ressource :
Christine Bini, Nécropolis 1209 de Santiago Gamboa, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), janvier 2010. Consulté le 10/12/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/litterature/litterature-latino-americaine/bibliotheque/necropolis-1209