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Les postures auctoriales «queer» dans la vidéopoésie trans et non-binaire espagnole et catalane de Txus García, Alicia García Núñez et Sil Bel Fransi

Par Mawada Zid : Agrégée d'espagnol, doctorante - Université Clermont Auvergne
Publié par Elodie Pietriga le 19/10/2023

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Les sujets poétiques qui n'entrent pas dans les normes patriarcales rencontrent une problématique centrale dans leur œuvre : comment dire, et surtout comment se dire, dans un langage forgé par des normes qui les excluent ? Cet écueil les mène à explorer de nouvelles formes littéraires, comme la vidéopoésie. Cet article présentera ainsi la vidéopoésie comme un genre ((queer)), et étudiera comment Txus García, Alicia García Núñez et Sil Bel Fransi s'en servent pour construire une posture auctoriale ((queer)). Cette analyse proposera donc une approche sociopoétique de leur poésie, donnant une grande importance au contexte des œuvres, des conditions de création, de la médiatisation des auteur-ices et des réseaux qu'iels forment, considérés comme une partie intégrante de la création littéraire.

Drapeau LGBT+ Catalogne in Wikimedia, licence CC BY-SA 4.0.

Drapeau LGBT+ Catalogne.
Source : Fondation Triángulo in Wikimedia, licence CC BY-SA 4.0.
 

Définitions de termes utilisés dans l'article

  • Butch : identité culturelle, sexuelle, esthétique et de genre appartenant aux lesbiennes ayant une expression de genre masculine.
  • Camp : esthétique queer fondée sur l’ironie, le mauvais goût et l’extravagance. L’écrivaine américaine Susan Sontag la théorise dans Notes on camp (1964).
  • Drag : performance théâtrale, souvent accompagnée de musique et de danse, d’une masculinité ou d’une féminité dont les traits sont poussés à l’extrême. Selon Judith Butler, le drag met à nu l’aspect performatif du genre. 
  • Non-binaire : qui refuse l’adhésion au binarisme de genre (homme-femme). Certaines personnes non-binaires se définissent comme transgenres, d’autres non.
  • Queer : venant de l’anglais et signifiant à l’origine « bizarre », « étrange », ce terme était employé au XXème siècle comme une insulte envers les inverti-e-s. Aujourd’hui, ce terme s’est démocratisé et libéralisé et a perdu sa connotation négative pour simplement désigner un-e dissident-e sexuel-le et de genre. Mais dans l’art et la littérature, le queer conserve toute son origine sémantique et fait de l’étrange et du rejeté une esthétique propre. 
  • Trans : ce qui est relatif aux personnes transgenres, c’est-à-dire aux personnes dont l’identité de genre n’est pas en accord avec le genre qu’on leur a assigné à la naissance.

Introduction

Dans un article intitulé « Guerra pa mi cuerpo », le poète Txus García écrit en 2019 :

Cuando escribo, me entrego, y mi cuerpo también necesita llevar más allá las palabras, transformarlas en objeto acariciable, en juguete del público. (…) Corporalizo versos y declamo desde la entraña, abocando emociones sin pudor.

Pour lui cette « corporéité » de la poésie, qui passe par la performance et par la vidéo, est inévitable pour un sujet poétique butch, trans, étrange – donc queer – en résumé. En effet ce sujet poétique ne va pas de soi, il ne trouve sa place ni dans la société patriarcale ni dans la littérature normative : « Mi imagen no es la deseable para una poeta; no quedo bien en la foto, no desprendo juventud, lesbianchic ni glamour escénico » (García, 2018). En réponse à cette inadéquation il utilise son corps comme un espace de subversion poétique. C'est également le cas d'Alicia García Núñez et de Sil Bel Fransi. L’activité poétique et politique de ces trois poète-sses ((Bien que leur coming out ait eu lieu à des moments différents de leur trajectoire poétique nous prendrons ce dernier fait en compte dans l'analyse des vidéopoèmes. Nous utiliserons l’écriture inclusive en insérant chaque marque du genre et en les séparant avec des tirets : au lieu des « auteurs » ou des « autrices », nous écrirons donc « auteur-ices » et au lieu de « poètes » ou de « poétesses », nous écrirons « poète-sses ». Nous utiliserons également le pronom « iel » pour désigner Sil Bel Fransi et Alicia García Núñez, ainsi que pour parler des trois auteur-ices ensemble. Pour parler de Txus García, nous utiliserons le pronom « il », comme il le fait lui-même.)) gravite autour de Barcelone et de la Catalogne. Iels sont tous trois trans et/ou non-binaires ((Il se peut que les vidéopoèmes étudiés aient été diffusés avant le coming out des poète-sses. Cependant, nous trouvons déjà, dans ces œuvres, une réflexion et un jeu avec les normes de genre et leur performativité. Rappelons que pour Butler (2006), le genre est une performance que nous réalisons constamment à travers nos vêtements, notre manière de parler, de nous tenir, bref, de nous comporter en société. Cela justifie, à notre sens, de les étudier sous le prisme de l’identité de genre actuelle des auteur-ices de notre corpus.)). Du fait de cette inadéquation, la question de la visibilité, voire de la possibilité de l'existence à la fois poétique et auctoriale, est au centre du travail de ces poète-sses. Cela se manifeste par une attitude de transgression, d'explosion des normes poétiques, qui prend différentes formes : la musique, la performance, le cabaret, et le vidéopoème. C'est ce dernier « inter-genre », c'est-à-dire « un genre qui ne serait ni poésie, ni cinéma, mais bien une troisième voie » (Laguian, 2014), qui nous intéressera dans cet article, parce qu’il présente la présence auctoriale comme un fait problématique, n’allant pas de soi. Dans notre corpus, le vidéopoème révèle une dynamique contradictoire. D'un côté, nous y trouvons une grande présence corporelle (visuelle et sonore) de l'auteur-ice, qui est en partie le résultat du mariage entre poésie et cinéma, car, comme l'affirme Andrei Tarkovski :

La tendance innée à l'homme à vouloir s'affirmer lui-même, trouve dans le cinéma le moyen le plus complet et le plus direct de se réaliser. Un film est une réalité sensible, et il est perçu comme tel par le public : comme une seconde réalité, alors qu'une œuvre littéraire ne peut être perçue qu'à travers des symboles, des concepts, en l'occurrence des mots (2014, 37).

D'un autre côté cependant, l'instance auctoriale y est souvent plurielle, diffuse, le genre de la vidéo nécessitant une multiplicité d'agents, pour la musique, la réalisation, ou la caméra. C'est donc un endroit qui permet à l'auteur-ice de performer (au sens que donne Judith Butler (2006) au terme – cf. note 2 – mais aussi au sens propre, l’auteur-ice jouant une performance théâtrale devant la caméra) une posture auctoriale, définie par Jérôme Meizoz comme :

La manière singulière d'occuper une "position" dans le champ littéraire. Connaissant celle-ci, on peut décrire comment une "posture" la rejoue ou la déjoue. (…) [Elle] constitue l'"identité littéraire" construite par l'auteur lui-même, et souvent relayée par les médias qui la donnent à lire au public (2007, 15).

Ce genre permet également de remettre en question la fonction d'auteur comme démiurge, essentiellement masculin, autrement dit, le vidéopoème permet de souligner :

L’incompatibilité entre les représentations normatives de l’auteurité et les représentations normatives du genre féminin; l’identification implicite du corps de l’auteur avec le corps blanc et masculin considéré comme non-marqué ou neutre; ou l’implication que l’auteur — à différence de « la femme » — est défini par son être intérieur ((Nous avons traduit de l’anglais : « the incompatibility between the normative representations of  authorship and the normative representations of  the female gender; the implicit identification of the author’s body with the white, masculine body, regarded as unmarked or neuter; or the assumption that the author – unlike “the woman” – is defined by his innerbeing ».)) (Pérez Fontdevilla, 2017, 3).

Dans notre corpus, la construction d'une posture auctoriale queer va donc de pair avec une déconstruction de l'acte de l'écriture poétique, voire d'une idée figée de « la littérature ». Dans cet article nous prêterons également attention aux collaborations des poète-sses étudié-e-s entre elleux et avec d'autres artistes, pour montrer comment se crée un réseau littéraire, voire un contre-champ littéraire et artistique queer, à la fois source de créativité et de promotion mutuelle. Dans ce cadre, nous n'omettrons pas de considérer la question de la posture auctoriale au sein d'une dynamique capitaliste, où les auteur-ices doivent se promouvoir dans des logiques qui peuvent s'associer à celles du marketing. Ainsi Meizoz affirme-t-il qu' « à l'ère du spectacle, à l'ère du marketing de l'image, tout individu jeté dans l'espace public est poussé à construire et maîtriser l'image qu'il donne de lui » (2007, 17). Il s'agira donc d'explorer cette dynamique contradictoire de mise à mal du patriarcat et de la littérature hégémonique à travers l'utilisation corporelle du vidéopoème et en même temps d'adhésion aux logiques capitalistes de promotion de soi.

Dans une première partie nous montrerons que la construction d'une posture auctoriale queer est au centre de l'activité poétique des poète-sses étudié-es, et que cette question les mène donc « naturellement » vers le genre de la vidéopoésie en tant que genre queer. Ensuite nous affirmerons qu'au sein de celui-ci, iels développent une dynamique contradictoire, de déconstruction poétique et auctoriale, alors même que nous y trouvons une omniprésence démiurgique de l'auteur-ice. Nous tenterons de résoudre cette contradiction dans une troisième partie en montrant que ces deux dynamiques doivent être comprises au sein d'une logique poétique de réseau, d'une entreprise de visibilisation politique et sociale, de création d'une identité queer collective.

I- De la nécessité de créer une posture auctoriale queer vers la vidéopoésie

1- La construction d'un ethos poétique queer et ses différentes facettes

Afin d'analyser la posture auctoriale des poète-sses étudié-es nous avons recours à plusieurs supports : les réseaux sociaux, les blogs d'auteur-ices, ainsi que des articles et des interviews. Dès le départ, nous remarquons un contraste flagrant entre Sil Bel Fransi et les deux autres poète-sses : il est beaucoup plus compliqué de trouver des informations sur ellui, en partie parce qu'iel est beaucoup moins actif-ve sur les réseaux sociaux. Sur Twitter, iel semble plutôt être présent-e en tant que militant-e qu'en tant que poète-sse : nous y trouvons des publications sur la construction de logements sociaux, la promotion d'un podcast sur l'écriture inclusive en catalan qu'iel a réalisé avec Bel Olid, autre poét-esse lesbienne non-binaire, un extrait de son interview sur la non-binarité pour RTVE Catalunya le 9 juin 2021 (Bel Fransi, s. d.a)… Iel possède un compte YouTube mais sa dernière vidéo date du 2 juillet 2018, date de publication de son dernier recueil (Bel Fransi, s. d.b). Le lieu où sa poésie est la plus accessible est le site web Versos.cat ((https://www.versos.cat/)), qui recense des poèmes, articles et interviews de poète-sses catalan-es. On trouve les traces de son blog d'écrivain-e dans le portfolio de l'entreprise de design de sites web Feedme lab sous forme de captures d'écran, mais le site lui-même n'est plus disponible (Bel Fransi, s. d.c). Malgré ce manque de visibilité, iel semble être reconnu-e chez les poète-sses lesbiennes et queer en Catalogne : iel est mentionné-e par Txus García dans sa conférence « Poesía escénica queer y lésbica actual. Una aproximación desde las bambalinas » (2016). Le cas de Sil Bel Fransi illustre l'importance de la promotion de soi dans la littérature contemporaine, au risque d'être invisibilisé-e. En contrepartie, l'activité numérique de Txus García et Alicia García Núñez est très importante, surtout sur Instagram, Twitter et leurs blogs respectifs. Les réseaux sociaux d'Alicia García Núñez semblent beaucoup plus sobres et « professionnels » que ceux de Txus García. Sur Instagram, iel se met en scène au travail, publie des selfies ou des photos « artistiques » (García Núñez, s. d.a) et utilise majoritairement Twitter pour de la promotion (García Núñez, s. d.b). Txus García semble avoir un rapport beaucoup plus personnel aux réseaux sociaux : sur Instagram, on voit des photographies de son chat, de ses tatouages, de son épouse, presque toujours accompagnées de citations d'autres poète-sses (García, s. d.). Son compte est aussi beaucoup plus coloré que le compte d'Alicia García Núñez. Cela montre qu'en réalité au sein du queer différents ethos peuvent se construire. Ici, celui d'Alicia García Núñez est « androgyne » alors que celui de Txus García s'approche plus du « camp ». C'est aussi un « camp » que nous retrouvons dans sa poésie qui se veut ludique, colorée, extravagante, transgressive, alors que le ton poétique d'Alicia García Núñez est plus grave et revendicatif. Cette différence de construction de la posture auctoriale se trouve également dans l'affiche du récital « Trío de D(r)amas » d’Alicia García Núñez, Txus García et María Castrejón, poète-sse lesbienne (García Núñez, 2012b). Nous y voyons trois « photos » d'identité dessinées par Susanna Martín, illustrateur-ice queer qui a notamment publié en 2010 Alicia en un mundo real avec Isabel Franc, célèbre romancière lesbienne. Sous les dessins des poète-sses, nous lisons leur nom et leur lieu de vie. L'avatar de Txus García le montre en costume de superman, maquillé et portant une fleur dans les cheveux. Le mariage entre le costume d'un personnage représentant un parangon de la masculinité hégémonique occidentale et les attributs prétendument féminins du maquillage et de la fleur créent un « trouble dans le genre » (Butler, 2006) parodique et camp. L'avatar d'Alicia García Núñez, d'un autre côté, crée aussi un « trouble dans le genre » mais à travers la neutralité, l'absence de marqueurs de genre : le masque à gaz semble anonymiser, neutraliser l'identité de lae poète-sse. Nous sommes ainsi face à deux types différents d'androgynie. Cet exemple montre également que la construction de la posture auctoriale motive d'autres acteur-ices que l'auteur-ice en ellui même. Nous voyons bien comment, comme l'explique Meizoz, les auteur-rices ultra-contemporain-e-s « surjouent la médiatisation de leur personne et l'incluent à l'espace de l'œuvre : leurs écrits et la posture qui les fait connaître se donnent solidairement comme une seule performance » (2007, 17). Les termes « surjouer » et « performance » font immédiatement penser à la performativité de genre comme l'a théorisée Judith Butler (2006). Ainsi chez ces trois poète-sses la non-binarité peut devenir une source de construction de la posture auctoriale. Iels adoptent un style vestimentaire androgyne et les cheveux courts, et dans la description du compte Twitter de Sil Bel Fransi nous pouvons lire « Femme ou non (Iel). (…) Cohérent. Contradictoire. Balance ((Nous l'avons traduit du catalan : « Dona o no (Elli). Feminista o també. Coherent. Contradictòria. Balança. »))». Iel se présente ainsi comme un-e poète-sse ambivalent-e, jouant avec les termes et les normes de genre (iel alterne entre le féminin et le masculin dans l'accord des adjectifs), pour créer un ethos de la contradiction.

2- Un ethos tourné autour de la subversion

Nous retrouvons l’ethos queer que ces auteur-ices explorent sur leurs réseaux sociaux au sein de leur projet poétique, qu'iels décrivent comme subversif. Ce projet est, en effet, une remise en question de ce qu'est la littérature et la poésie. Dans une interview pour El punt Avui, Sil Bel Fransi affirme : « Auparavant, on pensait qu'on ne pouvait tirer du sucre que de la canne à sucre, mais maintenant nous avons appris qu'on peut le tirer d'énormément d'aliments. Il se passe la même chose pour la poésie. J'essaye de trouver de nouveaux points de vue, pour pouvoir la presser d'endroits où on n'en a pas encore tiré le jus ((Nous avons traduit du catalan : « abans es pensava que només es podia treure sucre de la canya de sucre, però avui ja hem après que se'n pot treure de moltíssims aliments. El mateix passa amb la poesia. Intento trobar noves maneres de mirar per poder esprémer-la d'allà on encara no se n'ha tret suc ».)) » (2015b).

Il s'agit de sortir la poésie de l'espace confiné et normatif du livre et, souvent, de l'amener au grand public : Sil Bel Fransi a été très actif-ve au sein du cycle poétique « Poesia als parcs. Lletres i paisatges » qui organise des récitals de poésie dans des parcs de la Catalogne. Nous retrouvons la même revendication dans la notice biographique du blog d'Alicia García Núñez, où la fluidité de l'identité de genre semble rejoindre la fluidité de l'expression poétique car iel : « parte de la palabra y llega a otros muchos sitios ». Et cette fluidité fait écho à ses multiples pseudonymes :

Alicia G. también es Alicia G. Núñez, a veces se hace pasar por Álex Bohe, y a la inversa, se muestra esquiva y no nombra siquiera el libro que publicó, La historia sin nosotras, dice que ella dejó perfectamente claro que su apellido era con el punto, pero luego estaba encantada cuando vio que su padre estaba presente con todas las letras en la portada de un libro, y además suyo (García Nuñez, 2011).

Cependant, nous y voyons également les limites de cette recherche de l'anéantissement de la figure de l'auteur dans une logique capitaliste de marketing. Lae poète-sse finit par privilégier le pseudonyme « Alicia G. »  puisque : « es una forma rápida de buscarla si es que acaso se le necesita alguna vez » (García Nuñez, 2011). Enfin, iel finit par affirmer que son travail culturel est : « continuad[o] y multidisciplinar ». Et d'ajouter : « es una forma de vida, de entender una realidad cualquiera » (García Nuñez, 2011). Cela lie encore une fois la multidisciplinarité à la non-binarité. Txus García revendique également une poéthique ((Terme théorisé par Jean-Claude Pinson dans Poéthique, une autothéorie (2013), et qui désigne le croisement, l’interaction entre la manière d’écrire et la manière de vivre ou d’être, autrement dit, entre la poétique et l’éthique.)) subversive liée à l'identité de genre, dans son article « Rara: behind the scenes », où il affirme :

Mi poesía no tiene filiación, ni padrinos ni nadie que la espere. A pesar de eso, me ha dado la gana montarme una gira con mi voz de marica rapsoda y mi cuerpo disidente, extraño, gordo, fuerte y machihembrado (García, 2018).

3- La vidéopoésie, un mauvais genre

La volonté de redéfinition et de subversion de la poésie mène les poète-sses étudié-es au genre de la vidéopoésie, le choix d'un genre littéraire étant également un moyen pour l’auteur-ice de se positionner dans le champ littéraire. Ce genre est éminemment queer, un « mauvais genre » selon l’expression de Jean-Michel Maulpoix qu'utilise Idoli Castro pour définir la vidéopoésie, qui serait, à l'instar de la poésie, « suspecte », « excédant les catégories et mettant à mal les définitions » (Castro, 2020, 1). Il a longtemps été un genre disqualifié, comme l'explique Anabella Speziale :

Fue considerado una rama menor del video-arte, cuyo soporte electrónico tampoco le permitía entrar en los circuitos ya consolidados del cine experimental. Incluso, fue descalificado dentro de los círculos literarios. El género sobrevivió casi exclusivamente por ponerse al servicio del registro de las actuaciones y performances de los poetas (2020, 25).

Aujourd'hui le genre bénéficie d'une certaine reconnaissance mais il est toujours queer, dans le sens d'indéfini, flou, bizarre, polymorphe. Selon Claire Laguian :

définir ce qu’est un vidéopoème est une tâche complexe et polémique, du fait de l’apparition très récente de ce format digital, du manque de terminologie, de la charge d’indicible qui y est contenue et de l’imprécision des limites génériques (également, il faut le préciser, du fait de la qualité très hétérogène de ces productions que l’on trouve en très grand nombre sur Internet) (2014, 13).

Les poète-sses chercheraient à créer « un genre qui ne serait ni poésie, ni cinéma, mais bien une troisième voie, une sorte d’"intergenre" » (Laguian, 2014, 1). L'analogie avec le queer se rend donc évidente. La vidéopoésie est également un genre queer en ce qu'il est un genre contradictoire, ambigu : il associe le genre le plus ancien (poésie) au plus récent (vidéo), et est fondé sur le contraste, comme le remarque Claire Laguian à propos du vidéopoème de Txus García « Silencio, poesía pesada » (2014) où une musique enfantine et innocente accompagne les images d'un jeu érotique. L’aspect queer du vidéopoème et l’identité queer de l’auteur-ice révèlent le caractère queer, marginal, transgresseur de la poésie car comme l'affirme Txus García à la fin de ce même vidéopoème : « La poesía ya le digo/Es una señora de dudosa reputación » (2014).

C'est cette qualité d'intergenre qui permet à la vidéopoésie de déconstruire le mythe de l'auteur-démiurge. Tom Konyves, qui tente de théoriser la vidéopoésie, affirme que :

La vidéopoésie accepte que la logistique de la production exige parfois la coopération de toute une équipe pour la création dune œuvre ; le genre saccommode d'un travail individuel ou collaboratif, à condition que l'œuvre produise une vision unifiée (2012, 2).

Nous pouvons cependant pousser cette idée plus loin : plutôt que de créer une œuvre collaborative, la vidéopoésie pourrait révéler en réalité la qualité collaborative de toute œuvre littéraire. Dans « Senyoreta Sílvia » (Bel Fransi, 2015a), la voix vidéopoétique appartient à l'ombre de la poètesse (ici, nous utilisons le féminin car le personnage joué par Sil Bel Fransi semble être une femme, et est donc genrée au féminin). Elle s'exprime avec un ton moqueur et faussement cérémonieux, et se dirige à la poètesse en l'appelant « senyoreta » et en utilisant le « vostè », vouvoiement très rare en catalan, ce qui tourne en dérision le mythe de l'auteur-autorité. Cette voix poétique révèle à la poètesse qu'elle aussi n'est rien d'autre qu'une ombre (« ignorez que vous aussi êtes grise et plate, et que votre corps se perd, se dilue, se fragmente ((Nous avons traduit du catalan : « Ignori que vostè també és grisa, i plana, i que el seu cos es perd, s’aigua barreja, es desfragmenta ».)) »), pendant qu'à l'image, le corps de la poètesse, dont le visage est figé dans une expression d'horreur, tombe à terre, puis se déchire en morceaux de papier qui volent au vent. Nous assistons ainsi à une mise à mort de l'« auteur » (ici, l’usage du masculin sert à insister sur l’association patriarcale entre auteurité et masculinité) dans sa conception traditionnelle, dont l'effet est rendu d'autant plus intense par l'épigraphe au début du vidéopoème. Nous y voyons une citation du poète américain T.S. Eliott, « How unpleasant to meet Mr. Eliott », en français « Qu’il est désagréable de rencontrer M. Eliott », écrite à la craie et sur un banc. La mention de cette autorité littéraire ne fait qu’accentuer l’effet provoqué par la mort de l'« auteur »,  après laquelle la poètesse se montre vaincue : la tête baissée, les bras ballants, elle n'écrit plus. Le poème se termine alors dans un espace intermédiaire : il est à la fois rendu impossible et pourtant plus que présent, puisque nous venons de le voir et de l'entendre. C'est précisément dans cet espace intermédiaire, queer, que peut se développer une posture auctoriale qui l'est aussi.

II- Entre mort de l'auteur et omniprésence démiurgique

1- Performer un totalitarisme auctorial ou une mort de l'auteur ?

Jérôme Meizoz affirme que « L'ethos tient (…) à l'image de soi que l'énonciateur impose dans son discours afin d'assurer son impact » (2007, 4). L'idée d'imposer une image de soi fait du genre de la vidéopoésie un espace idéal pour ce projet puisque le corps et la voix de l’auteur-ice s'y imposent au/à la spectateur-ice. Ce qui articule la posture littéraire, conçue comme une performance, avec la performativité de genre, c’est donc le corps des poète-sses. Pour analyser l’influence des corps des poète-sses sur ces performances, le concept de « corpographie » comme le théorise Aina Pérez Fontdevilla (2017) est nécessaire. Pour elle, la dimension « visuelle, spéculaire, corporelle et performative » fait partie de l'expérience de tout.e écrivain.e contemporain.e, et d'ajouter :

Nous aimerions proposer le terme corpographies (…) comme une manière de rassembler toutes ces représentations iconographiques de l’auteur (…) Par conséquent, nous entendons les corpographies comme « les inscriptions du sens dans le corps » et les « inscriptions du corps comme sens » comme une « con-formation textuelle et sémiotique » selon des « situations et procédures plus ou moins institutionnalisées ((Nous avons traduit de l’anglais : « We  would  like  to  propose  the  term  corpographies (…) as  a  way  to  bring  together  all  those  iconographic representations of  the author. (…) Thus, we understand corpographies as  “the  inscription  of   sense  into  the  body”  and  the  “inscription  of   the  body  as  sense”; as a “textual and semiotic [con-formation] of the body” according to “situations and procedures more or less [...] institutionalized. Through  this  notion we would like to highlight the fact that all those representations entail the embodied and hence gendered appearance of  the author. »)) (Pérez Fontdevilla, 2017, 5).

À travers cette notion nous aimerions souligner le fait que toutes ces représentations impliquent l’apparence corporelle et donc genrée de l’auteur-rice. Le corps genré de l'auteur-ice détermine ainsi le contenu et la forme du texte, et peut, dans une certaine mesure, faire partie du texte. Dans notre corpus, deux vidéopoèmes incluent une performance corporelle de l’auteur-ice : dans « Fear is a lie », Alicia García Núñez (2011a) exécute une série de gestes artistiques entrecoupés de plans où nous ne voyons que son corps. Nous sommes donc face à une mise en scène de l’auteur-ice en pleine création poétique : d'abord, iel écrit « Fear is a lie », le titre du poème, sur une planche, de manière de plus en plus violente. Iel le brandit ensuite en regardant la caméra, avec la posture revendicative, protestataire, d'un-e manifestant-e. Nous entendons sa voix lire le titre. Le poème commence et à l'image, Alicia García Núñez performe corporellement la peur : iel est de dos, dans l'ombre, la tête baissée, ne sachant que faire de ses bras. La voix poétique affirme en voix off : « tengo el miedo pegado a las pestañas ».

La peur envahit tout, même les yeux, et obstrue donc la vue, qui est pourtant un sens représentatif de la création poétique et cinématographique (les yeux étant un moyen pour les poète-sses d’appréhender le monde). Le montage cinématographique est mis en valeur par des plans noirs qui entrecoupent les images de lae poète-sse, ce qui met à nu la performance de la création poétique, de la posture auctoriale en devenir. Ensuite, Alicia García Núñez adopte une pose plus décidée, iel se retourne, l'éclairage se fait plus intense, et iel croise les bras, ce qui lae fait paraître plus affirmé-e. Cette évolution se fait au rythme des paroles scandées par la voix poétique, qui performe une sorte de purge poétique de la peur :

Eso es el miedo.
Una mentira.
Está, solamente, en tu cabeza.
Ahora en la piel, la tinta.
Y acción.
No más verdades a medias, a mí.

C'est là que commence la création artistique : Alicia García Núñez dessine un symbole à la bombe sur le mur. Le processus créatif est à nouveau mis en scène quand l’auteur-ice recule pour observer son travail. Enfin, lae poète-sse devient ellui-même la toile car iel se fait tatouer le même symbole. La posture auctoriale présentée ici se veut donc revendicative, subversive, une posture d'affront qui défend un art total, pluriel. Si le corps d'Alicia García Núñez se fait plus visible et décidé, celui de Sil Bel Fransi dans « Senyoreta Sílvia » (Bel Fransi, 2015a) se fait de plus en plus invisible. De plus, le corps de Sil Bel Fransi joue un-e poète-sse caricatural-e, faisant des gestes théâtraux, exagérés de manière comique et accentués par sa marinière, qui lui donne un aspect de mime, la plume avec laquelle iel écrit et le filtre en noir et blanc. Les gros plans sur son visage alternent avec des plans sur d’immenses arbres, ce qui donne l'impression que l’auteur-ice est minuscule. L’impression de ridicule, de désacralisation est renforcée. L'effet parodique, de décalage, est également provoqué par le fait que l'« auteur » est joué par un corps de « femme » ce qui ne va pas de soi, le topos de l'auteur étant associé à un corps d'homme. Cet effet est redoublé par l'épigraphe, citée précédemment, de T. S. Eliott, qui est un homme. Sil Bel Fransi adopte ainsi une posture marginale de démystification : en accentuant le décalage entre le topos de l’auteur et son corps alors considéré comme « féminin », iel ridiculise ce topos et défait ainsi la littérature et l’auteurité de ses mythes.

Cette centralité de la figure de l’auteur dans le vidéopoème peut donner l’impression d’un totalitarisme auctorial qui s’impose également par la voix. Si un-e lecteur-ice ne peut que deviner le ton d'un poème, l'auditeur-ice/spectateur-ice du vidéopoème n'a pas le choix, car il est lu : le ton oriente la lecture du poème. Quand la voix d'Alicia García Núñez est sobre et décidée dans « Fear is a lie » (2011) et « Buena chica » (2018), celles de Sil Bel Fransi et de Txus García, dans les vidéopoèmes étudiés plus haut, sont théâtrales, exagérées, parodiques, « camp ».

2- Pornoterrorisme et déconstruction de l'autorité

Dans sa présentation sur la poésie performée lesbienne, Txus García (2016b) cite un passage du « Manifiesto pornoterrorista », manifeste anonyme, tiré d'un blog qui n'existe maintenant plus. Ce manifeste définit le pornoterrorisme comme un :

anti-arte,(…) arma de acción directa, (…) ritual mágico de encantamiento, (…) exorcismo público, (…) máquina de guerra contra el aparato de captura de la norma social hetero, (…) modo de (…) destruir las máquinas de la fabricación de los géneros y así generar una contraproductividad desde el placer-saber.

Pour provoquer cet effet, il faut avoir recours à des : « poemas o palabras encantatorias de alguna índole con caractère sexual, terrorista, provocadora y/o que inciten a la acción directa, a la rabia, al calentón, a la reacción » (García, 2016b). En ce sens, tous les vidéopoèmes étudiés dans cet article ont un caractère pornoterroriste. Cela passe d'abord par une attitude irrévérencieuse face au champ littéraire : l'exemple le plus flagrant est le vidéopoème de Txus García « Silencio: poesía pesada ». Cette irrévérence se manifeste dès la deuxième image du poème où nous pouvons voir un musicien qui montre une partition où il est écrit : « la la la la poésie ne veut rien dire » ((Nous avons traduit du catalan : « La la la la poesia no vol dir res».)) (García, 2010). S'ensuit une succession d'apparitions du mot « silence » en différentes langues, suivi d'une opération d'incision de l'œil, tirée du film de Buñuel Un chien andalou (1929). Ces images d'amputation et de mise sous silence accompagnent le texte du poème, qui s'adresse à une personne qui tente de : « poner […] en vereda con corsés rimas y formas » la poésie, de lui mettre une « mordaza ». Cependant, comme l'expriment les gémissements qui accompagnent la liste de portraits d'écrivains reconnus qui s'ensuit, la poésie s'échappe à cette normativisation, elle est « impenitente », « extraña », « malcarada malcriada », « lúbrica obesa hambrienta », adjectifs qui qualifient les femmes qui refusent d'adhérer aux normes patriarcales (García, 2010). Nous trouvons une posture irrévérencieuse similaire dans une entrée du blog d’Alicia García Núñez datant de juin 2012, intitulé « poesía, prostitutas ». Iel y partage son poème « La poesía », où nous lisons : « Y al final es un conjunto de mentiras/ bien expresadas, los poetas,/los grandes hipócritas de la historia,/los fieles creadores de la nada ». Le « pornoterrorisme » comme esthétique queer passe également par l'utilisation des décalages, des contrastes comme le montre Idoli Castro (2020) à propos de « Buena Chica », vidéopoème réalisé par Jairo Arráez où la voix poétique accumule une série de valeurs normatives (« el miedo », « el éxito », « luchar/ por unos hijos », « el triunfo ») avec lesquelles on l'a éduquée. Le poème se termine par une ouverture vers le ciel, et la mention de la libération poéthique à travers le fait d’« amar a las mujeres ». Comme l'affirme Idoli Castro :

Les images vont montrer tout ce que la voix rejette : la réduplication du même dans une image dont la valeur de document, témoin d’une époque, vient se fissurer, se lézarder, à cause de la tonalité de la voix. (…) Cette dissonance subvertit le message et les valeurs charriées par les images et que la voix s’efforce d’énoncer sans y adhérer (2020, 5).

Cette dissonance est éminemment queer car elle met en valeur la dissonance du sujet poétique dans le patriarcat : « me educaron para el miedo y en él me he convertido » (García Núñez, 2011a), affirme-t-iel dans un processus d'inversion des normes de genre. L'effet de décalage se donne enfin par l'absence d'harmonie entre corps et voix, qui n’expriment jamais la même chose.

Ainsi, le corps queer de l’auteur-ice et donc sa voix poétique s'imposent au spectateur-ice/lecteur-ice, ce qui augmente leur auteurité, qu'iels utilisent pour désacraliser la littérature et le champ littéraire. Pour cela iels développent une esthétique particulière proche du pornoterrorisme, esthétique éminemment politique et sociale. C'est cet aspect social, collectif que nous analyserons dans cette dernière partie.

III- Du totalitarisme auctorial aux revendications collectives

1- Le vidéopoème, un genre éminemment politique

Dans son blog, Alicia García Núñez partage, le 19 décembre 2018, son vidéopoème « Buena chica » en commentant :

La actualidad se cuela en nuestra vida y sabemos de otra mujer asesinada a manos de un hombre. Rabia, dolor y asco. Por una ley que nos defienda de tanta muerte YA. Por una educación feminista para ellos, y nosotras. ¿Cuándo el sistema educativo va a tomar verdadero partido? ¿Y el poder judicial?

Cela contextualise politiquement et socialement le vidéopoème étudié, et y ajoute une nouvelle dimension : en plus de l'enfermement que représente l'éducation patriarcale pour les femmes, celle-ci les met en danger de mort. La poésie rencontre ainsi la vie et a pour but de la transformer.

Le choix de la vidéopoésie serait donc un outil de transformation politique du réel. En effet, l'utilisation de la vidéopoésie par les poète-sses étudié-es correspond à l'appropriation de technologies utilisées par les dominants pour dire, construire, et exercer un pouvoir sur les dominés, que ce soit dans un contexte de race, de classe ou de genre. C’est en effet à travers la vidéo que s'est développé le « male gaze », le « regard masculin » qui objectifie les corps féminins dans les cinémas, ou les regards colonialistes dans les documentaires. C'est ce qu'explique Annabella Speziale :

El desarrollo y el abaratamiento de los medios y las tecnologías de representación audio- visual, contribuyeron a que esa mirada colonizadora del Otro a través de la representación documental vaya perdiendo su posición dominante. El sujeto que mira al Otro, también puede ser mirado por este último, dando vuelta el espejo de la representación. Ahora, las minorías (por ejemplo, los pueblos originarios, como tantas otras minorías de género, condición social, etc.) son las que pueden tomar la palabra, y el audiovisual, para auto- representarse. Los medios digitales, como Internet, le permiten la divulgación de dicha palabra. De esta manera, se construyen modelos de verdad y de realidad situados. Pero también nacen nuevas visualidades, es decir, modos de ver que difieren de aquellos que vienen de los centros de producción ya institucionalizados (2020, 26).

Cette affirmation nous permet également de voir d'une nouvelle manière l'omniprésence des yeux dans « Silencio: poesía pesada » (García, 2010). Ils peuvent ainsi représenter soit la déconstruction, la dissection du regard patriarcal, soit l'imposition d'un regard marginal par rapport aux normes de genre, c’est-à-dire dominé ((Teresa De Lauretis (1993) a théorisé la notion de « sujet excentrique » qui affirme que la marginalisation que subissent les dissident-e-s sexuel-le-s peut être aussi un positionnement que celleux-ci peuvent prendre pour contester et renverser les normes patriarcales.)). La vidéopoésie permet ainsi de restituer ce regard dominé sans qu'il puisse être censuré, orienté, ou objectivé. Cela montre bien que « la posture n'est signifiante qu'en relation avec la position réellement occupée par un auteur dans l'espace des positions littéraires du moment » (Meizoz, 2007, 13) : c'est en tant que marginaux-marginales que s'expriment les poètesses. Cette revendication de la position réelle de l'auteur-ice comme constituante de la posture poétique se retrouve dans le vidéopoème de « Documento Nacional de Identidad ». Le poème lu par Txus García est accompagné d'un photomontage de photographies où nous le voyons évoluer, de son enfance à l'âge adulte, puis nous voyons ses différentes expressions de genre, performances et activités poétiques (García, 2016a). Ici, l'« auteur » Txus García — sa posture publique — est volontairement associé à la personne — le sujet biographique et civil — de Txus García. Ces photos forment une alternance entre une expression de genre féminine et masculine mais, à l'instar de son « dessin d'identité » en tant que Superman, ces expressions de genre sont toujours exagérées, toujours drag, ce qui met en valeur l'aspect performatif de toute expression de genre. Cet effet de « trouble dans le genre » (Butler, 2006) se retrouve dans le texte du poème, dans des expressions comme « fui niño bollera y niña gay » ou « Madre me trans-vestía como una señorita » (García, 2016a). C'est une manière de transcrire poétiquement la non-binarité, mais également d'inverser le regard objectivant du patriarcat : ici, c'est le queer qui envahit toutes les dimensions sociales, toute expression de genre devient un travestissement. Les photographies utilisées n'ont pas été prises exclusivement pour le vidéopoème : elles servent à éclairer le poème, le replacer dans le contexte politique et social de l'existence de Txus García. Selon les critères de Tom Konyves, « Documento nacional de identidad » n'est pas un vidéopoème. En effet, dans le paragraphe « Of illustration », Konyves affirme que :

Voir une image comme représentation du texte audible ou entendre les mots comme ils sont présentés sur l’écran viole le principe selon lequel la juxtaposition poétique est la présentation de réalités distantes; inévitablement, cela empêche lae spectateur-rice de former ses propres associations imaginatives entre les éléments présenter, ce qui provoque la démystification de ces associations, ce qui diminue la qualité poétique et l’expérience du travail ((Nous avons traduit de l’anglais : « to see an image as a representation of the audible text or to hear the words as they are displayed on the screen violates the premise that poetic juxtaposition is the presentation of distant realities; inevitably, the viewer is prevented from forming their own imaginative associations between the elements presented, resulting in the demystification of these associations, diminishing the poetic quality and experience of the work. »)) (2012, 3).

Cette affirmation correspond à une tentative de définir le genre, de poser des limites entre ce qui est un vidéopoème et ce qui ne l'est pas. C'est une sorte de normativisation qui retire à la vidéopoésie sa qualité d'inter-genre, de genre queer, et qui entraîne donc une dépolitisation de ce genre. En effet, dans « Documento nacional de identidad », les images de Txus García, bien qu'illustratives, politisent encore davantage le poème. De plus, cette normativisation s'inscrit dans un mouvement de marginalisation des discours des dominés : en critiquant l'autobiographique comme peu intéressant littérairement et artistiquement, elle les rejette hors du champ de la littérature. De plus, l'association du texte à l'image n'est pas sans intérêt poétique, puisqu'il crée un effet de vertige, d'approfondissement, comme le relève Claire Laguian :

malgré les critiques contre une possible redondance du mot et de l’image dans certains cas, malgré la présence de l’image qui semble nous orienter, nous imposer une seule et unique lecture possible, les associations d’idées par contigüité paraissent paradoxalement démultipliées et peuvent aussi créer une certaine polyphonie sémantique (2014, 15).

2- De l'identité personnelle à la lutte collective

La politisation de l'identité queer n'est pas uniquement personnelle : elle répond à la nécessité d'une lutte collective. Cette nécessité s'exprime par la création de sociabilités, de réseaux entre ces poète-sses lesbiennes et non-binaires. Nous le voyons sur le compte instagram de Txus García où il fait la promotion de nombreux-es artistes queer, comme Manuela Trasobares récemment, ou dans la critique élogieuse que fait Alicia García Núñez de Poesía para niñas bien (2011), le premier recueil de Txus García. Iel y affirme que :

Poesía para niñas bien es […] el poemario que siempre quise escribir sobre la infancia, sobre mi vida, sobre ser lo que crees ser cuando crees que no lo es nadie, sobre mis técnicas de seducción que no se pueden llamar así; es poesía de la belleza […] Lo que siempre quise decir del perfume como feromona de perdición (García Núñez, 2016).

Mettre l'identité queer au centre de la poéthique n'est donc pas pour lui une sorte d'égocentrisme politique : se dire, c'est dire toute la communauté queer, et y tisser des liens. Ainsi, sur Instagram, à l'occasion de la journée de visibilité lesbienne, dans une sorte de posture sacrificielle de l'auteur-ice qui devient lae représentant-e de toute une communauté, Txus García offre : « [su] cara, por todas las que no la dan, por las que no la pueden dar y por las que la dieron » (s. d.). Nous pouvons également remarquer cette sociabilité poétique dans le respect et la revendication de l'héritage des autrices lesbiennes et queer de la génération précédente, Txus García se présentant régulièrement comme l'héritier de Gloria Fuertes et Sil Bel Fransi affirmant que la première personne qui a lu son premier recueil, L'Esbós, est Cristina Peri Rossi (Bel Fransi, 2014).

De plus, beaucoup d'événements littéraires et artistiques auxquels ces poète-sses participent sont des événements LGBT+, comme l'annuel Festival Gai Art auquel Txus García participe régulièrement ou le Berdache Gender Art Festival qu'Alicia García Núñez contribue à organiser. Iels collaborent également souvent avec des librairies féministes et LGBT+. Par exemple, Txus García fait la promotion de la nouvelle librairie barcelonaise La Insólita sur son compte Instagram et Alicia García Núñez présente son dernier recueil Parabellum (2022) dans la librairie madrilène Mary Read. Sil Bel Fransi réalise également une interview le 21 mars 2014 publiée par Idem TV, une chaîne YouTube LGBT+, probablement filmée dans la librairie barcelonaise Cómplices (Bel Fransi, 2014). Cette interview illustre à quel point ces poète-sses effectuent leur activité littéraire au sein de la communauté LGBT+ : Sil Bel Fransi y parle du peu d'exemplaires imprimés et du peu de promotions faites pour L'Esbós. En effet, explique-t-iel, c'était une publication pensée comme personnelle, destinée à ses proches, mais qui finit par avoir un succès dans le milieu lesbien. La journaliste lui répond : « Cela veut dire que le réseau fonctionne ((Nous avons traduit du catalan : « Això vol dir que la xarxa funciona. »)) » (Bel Fransi, 2014).

Conclusion

La vidéopoésie est donc un genre queer qui permet aux poète-sses lesbiennes et non-binaires de contester la construction « dominante » de la littérature d'un point de vue queer. Il leur permet également de dépasser le caractère parfois ineffable du queer au sein d’un langage patriarcal. En effet, la vidéopoésie se présente comme un langage alternatif, multiple qui permet donc d'exprimer l'altérité, et de revendiquer une poésie plus politique et sociale. La vidéopoésie se développe dans un réseau spécifique, ce qui finit peut-être par créer une sorte de contre-champ littéraire queer. Cela enrichit la production littéraire et artistique queer mais peut également l’emporter vers l'écueil d'un champ littéraire hermétique, fermé, qui se retranche dans sa marginalité. Il faudrait explorer cet écueil dans un prochain travail, en évaluant la manière dont cette littérature pénètre le champ littéraire dominant, et, si elle n’y parvient pas, questionner sa capacité à transformer le langage et la littérature patriarcaux.

Notes

Bibliographie

Corpus

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Pour citer cette ressource :

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