Au-delà de la Raison : Juan Benet, images et dynamiques de la zone d’ombre
El arte no consiste en ampliar sus límites sino en buscar cada vez más límites.[1]
De 1966 à 1991, la recherche de formules narratives inédites conduira Juan Benet à imaginer la scène romanesque de Región, univers clos et archaïque où évoluent des personnages brisés. Au fil de cette époque charnière, l'émergence d'une littérature hispano-américaine de qualité participe largement à l'affaiblissement d'un style réaliste dont la puissance expressive, encore considérable, commence cependant à s'essouffler dès le milieu du XXe siècle. L'uniformisation des formes littéraires et le conformisme esthétique découlent d'enjeux principalement politiques ; absence de jugement critique, perte d'intérêt, silence, surdité, aveuglement : le triomphe de l'oppression entraîne, comme le souligne par exemple Constantino Bértolo[2], un dangereux excès de paternalisme qui traverse le champ artistique, légitime le traumatisme et reconnaît comme seul public l'idéologie anti-franquiste. Benet rénovera les formules narratives non par sur le mode d'une rupture mais plutôt par « l'assimilation » de diverses tendances ; excès de réalisme, costumbrismo et socio-historicisme sont autant de sources réinvesties dans une esthétique subversive dont les multiples visages se plaisent à glisser de l'univocité vers l'ambiguïté, à distendre les canevas et les codes, à jouer les cartes de l'ironie, de la dérision voire de l'absurde[3]. De tels efforts, animés par la volonté de déconstruire le discours dominant, pourraient permettre enfin la réconciliation du sujet espagnol avec une mémoire collective reniée. Il semble que les critiques sociales et idéologiques ne soient plus suffisantes pour doter l'individu d'une identité, et dans ce sens, la littérature réaliste ne peut espérer lutter contre l'exploitation dans une société sourde où cette pratique se trouve précisément légitimée. Loin des tendances esthétiques confortables, Benet souligne l'importance d'un ensemble de références incontournables et soutient que la seule communauté civile acceptable à ses yeux est celle d'une culture littéraire commune à tous :
« [J. Benet] desde su radicalidad llevó hasta el extremo su desentendimiento de la comunidad : escribir para uno mismo, para un uno mismo que a la única comunidad a la que se debe es a la comunidad literaria, entendida ésta como el conjunto de las grandes obras que la historia de la literatura nos ha legado ».[4]
Soumis à l'éclairage du contexte qui le légitime, le réalisme ne peut réaliser la communion universelle recherchée. La inspiración y el estilo, Puerta de tierra, El ángel del señor abandona a Tobías, En ciernes et La moviola de Eurípides développent très précisément une théorie de la pratique littéraire qui permettrait d'atteindre cette dimension par une reprise individuelle renouant avec l'intuition et l'expression sensible, seuls champs susceptibles de traduire la complexité d'une réalité qui ne peut être complètement appréhendée par la raison. Dans l'introduction de La inspiración y el estilo, Benet définit une « poétique » dans le sens traditionnel du terme (« centrar su atención sobre aquellos procesos y modalidades mediante los cuales aquella atención toma cuerpo de naturaleza en la obra de arte »[5]). L'éclatement des modèles d'écriture réaliste préside à l'émergence de zones inaccessibles à la conscience : les zones d'ombre.
I - Les zones du récit
« Zona de sombra »
La renaissance du style convoque l'attrait nietzschéen de l'imperfection. L'incertitude et l'ambiguïté[6] deviennent ainsi des voies royales pour accéder à un Grand Style d'inspiration anglo-saxonne[7], lequel suppose également un état de transe scripturale (« inspiración », « fascinación », « compulsión » et « gusto »). Benet s'écarte d'une vision qui réduirait le texte littéraire à un objet statique régi par des règles logico-causales[8], il rejette une pratique scripturale exclusivement fondée sur la correction[9] et renoue avec un certain nombre de phénomènes qui échappent au « contrôle de la conscience »[10]. Au centre des critiques se trouve finalement le principe de « règle » comme outil de mystification (« si la regla es perfección también es disfraz »[11]). L'écrivain et le poète doivent accéder à une « zone d'ombre », être capables de « descubrir y aun deslindar un vacío aun cuando es ciego para todo lo que está lleno »[12]. Or, cette « révélation » ne peut s'incarner qu'en vertu d'une inspiration, catalyseur éloigné de l'esthétisme et de la description pure (« aquel gesto de la voluntad más distante de la consciencia »[13]). La transe scripturale ne peut surgir que si l'écrivain (« agent intermédiaire »[14]) conserve une certaine indépendance par rapport à la connaissance, se trouve dans un état de tension volontaire (tout entier tendu vers[15]) et agit sous l'impact d'une « fascinación » qui suspend le jugement et permet l'invention. En dépassant les fonctions purement intellectuelles, l'allant transcendantal conduit à une autonomie permettant le passage de la matière vers la forme, du langage brut (« el barro ») vers le style[16]. Le langage « dispuesto a consumir todos sus recursos para apropiarse de aquellas zonas limítrofes donde su soberanía está en entredicho »[17] est le reflet visible de la recherche des limites de l'action effective d'une conscience définie comme une « organización belicosa » et « centrífuga ». Comme telle, l'écriture devient une somme d'accidents, d'ambiguïtés, d'hésitations qui traduisent les difficultés de l'écrivain face à la fragmentation d'un continuum (« el dominio de la palabra constituye une discontinuo que no corresponde con el continuo en perpetua mutación »). Le processus de découverte de la zone d'ombre suit un mouvement progressif d'intériorisation vers un centre impénétrable et secret. On soulignera à ce titre les emplois fréquents, appliqués à des objets ou à des personnages, des termes liés à l'excentricité ou à l'opacité, et en particulier les occurrences de l'adjectif « impenetrable » et de ses synonymes (« hermético », « inextricable », « desconocido », « misterioso »). Paroles indéchiffrables, pancartes effacées, mentions incompréhensibles apparaissent ainsi dans l'ensemble des récits comme les marques angoissantes d'un monde inconnu. Les disjonctions intérieur / extérieur, apparence / essence, continuité / discontinuité, matière / esprit, configurent des tensions tout à fait singulières qui confirment que le travail d'accès au sens ne parvient pas à se concrétiser, reste suspendu et irrémédiablement affecté par la simulation du langage. Ces oppositions traduisent le mouvement progressif de la conscience vers ce qui lui échappe, et vers ce que l'auteur nomme « la lengua muda del entendimiento recíproco », à savoir la langue intime et universelle des passions.
En-dedans et en-dehors : les zones périphériques
D'où le développement permanent des zones périphériques. Les organisations centrifuges du langage et de la pensée livrant leur combat hégémonique aux frontières de, un ensemble de stratégies scripturales seront destinées à briser la succession du fil discursif, à compliquer les rapports entre un en-dedans et un en-dehors en perpétuelle transformation. Les zones périphériques se concrétisent dans les textes par des voies qui s'inscrivent parallèlement à une connaissance collective et individuelle, et sont actualisées par un appareil syntaxique particulier (parenthèses, appels de notes, marges) ou par une différence linguistique.
Les récits brefs « Una línea incompleta », « Sub Rosa » et « Horas en apariencia vacías » intègrent ainsi des plages textuelles d'une hétérogénéité flagrante. La detective novels « Una línea incompleta » se voit amputée d'une enquête qui se trouve remplacée par une exposition où sont accumulées des données non hiérarchisées et rendues difficilement compréhensibles au lecteur ne maîtrisant pas parfaitement la langue anglaise (barrière linguistique, annoncée dans le prologue des Cuentos). Contrairement à la traduction française, la version espagnole originale n'intègrera pas de traduction, ce qui n'est d'ailleurs pas exceptionnel puisque la fable III de Trece fábulas y media, évoquant le destin tragique du joueur de luth, est également intégralement en anglais. Ces zones floues et peu accessibles rendront toute quête de cohérence dérisoire.
Lié au thème du secret, ce principe de « zoom sur une zone » permet d'accentuer la complexité de « Sub Rosa », récit dont le troisième mouvement repose sur une adjonction parenthétique de sept pages[18]. La structure comporte ainsi un cadre interne, dans lequel se loge une incertitude maximale concernant les responsabilités précises du capitaine et les circonstances « tournant autour » du naufrage du Garray. Dans « Horas en apariencia vacías », les parenthèses soulignent les disjonctions permanentes entre l'apparence et l'essence, l'intérieur et l'extérieur, le mouvement et l'immobilité, la parole et le silence. Elles dévoilent la menace pesant sur le frère du beau-père qui sera prochainement jugé et exécuté si personne n'intervient, et trahissent le double jeu d'une veuve dépendante, privée de ses rentes, dont les ressources sont réduites à une modeste pension[19].
Volverás a Región, Una meditación, Un viaje de invierno
La périphérie prendra diverses formes dans la trilogie Volverás a Región, Una meditación, Un viaje de invierno. Une étude statistique, établie à partir d'échantillons représentatifs[20] de Una meditación - récit où la mémoire se replie, s'interrompt et travaille à partir de l'écart qui sépare le texte de lui-même[21] - prouve que la récurrence et les variations de densité du phénomène de parenthétisation instaure une complexité syntaxique locale extrême et assure l'émergence d'un rythme d'oscillation qui caractérise l'emportement, le transport, l'élan incontrôlé, « la naturaleza apasionada, fértil y difícil de sujeción que por añadidura caracteriza a los iluminados »[22]. Des phrases monstrueuses peuvent ainsi être répertoriées : 12 paires de signes avec deux enchâssements et une densité d'information entre « décrochements » très légèrement supérieure à 50% sur une même phrase de 477 mots qui évoque une jeunesse espagnole sacrifiée[23]. Halètement, compression, dilatation se manifestent concrètement dans l'hypertrophie de plages parallèles montrant l'agonie d'un animal arraché à son milieu et pointant les coupables du doigt (« la culpa la tuvieron los himnos y los discursos, no el polvo ni las voces arrabaleras de los chiquillos, en un tan prolongado crepúsculo »). Ces bouffées intermittentes et ces emballements rythmiques sont les signes d'une écriture illuminée où le contrôle rationnel est suspendu et l'inspiration libérée.
Les zones d'ombre, ce sont également les notes hypertrophiées liées aux abandons vécus par des personnages de Volverás a Región. Les traumatismes tus et enfouis seront expulsés sur la périphérie du corps textuel dans des énoncés portés en note qui recoupent le montage du récit. Cadre à double fond, le texte intègre plusieurs « greffons » se référant précisément à la figure maternelle. Le principe met ainsi à la fois en valeur et en retrait (telle est bien l'ambiguïté de ces dispositifs) une mère qui, toujours expulsée, « mise dehors par la puissance du renvoi »[24], ne peut habiter le texte et demeure « irréelle », royale, en proie à l'effroi :
« (*) Su madre, sentada como una reina, boquiabierta por el espanto, inspiró tanto aire que se levanto de la silla como un globo y sueltas las amarras, se deslizó majestuosa y sin decir una palabra a la habitación del piso alto de donde ya no salió sino para abandonar la casa ».[25]
Plus loin, la greffe sera considérablement amplifiée pour évoquer les raisons obscures ayant animé le voyage de Marré. Cette voie annexe, « bifurcation momentanée du texte »[26], rendue opaque par le caractère extrêmement réduit des caractères, sera celle des traumatismes enfouis, autant de blessures qui affleurent progressivement et viennent se heurter aux bouffées de questions rhétoriques du corps de texte, interrogations sur les causes de la guerre, sur la société, les normes et la fidélité à des principes communs :
« Ya no se trataba de compasión creo yo , sino de la fidelidad a un principio común a todos ellos y cuya deleznable realidad se iba a demostrar claramente en las próximas semanas. Si aquello fue así, ¿por qué aquella guerra... ? Pero, ¿cuál es ese principio ? ¿Por qué los únicos ? ¿Qué seguridad es ésa ? ¿Qué tienen que hacer aquí la compasión ni la fidelidad ? ¿Quién le ha metido eso en la cabeza ?(*). « No lo sé. No lo he sabido nunca. Yo solamente he pretendido explicarme unos hechos que pasaron con arreglo a unos principios que entonces debían ser válidos. De otra forma no comprendo el sentido de esta guerra, qué es lo que defendían, en qué se diferenciaban de mi padre ».[27]
Gagnée par la révolution du prolétariat, Adela devient un archétype morbide puis une mère froide, politique et sociale:
« (Adela), segura estoy de ello, era un ser ganado por la revolución proletaria e incorporado al Comité de Defensa para celar mis pasos, lo mismo que en el internado. Una semana más tarde, bajo el peso de la derrota, se convertirá en Muerte a fin de saldar con los beneficios de un burdel la deuda que ha contraído con la sociedad de los vencedores. Un poco más tarde se transforma en mi madre política una señora autoritaria y lacónica para reconciliarse definitivamente con aquella gente de orden de la que en el fondo de su alma nunca renegó. Si todas esas personas no son una sola y única me parece un despilfarro de la naturaleza y de la sociedad emplear tanta gente para cumplir una sola función : velar por mi conducta y tratar por todos los medios de tenerme sujeta al orden que encarnan ».[28]
Le chemin périphérique devient le lieu d'une profonde intériorisation où les sensations s'expriment pleinement. Le « double voyage » proposé se trouve progressivement enflé alors que les personnages redécouvrent des souvenirs et des traumatismes :
« Era una sensación ya vivida pero no recordada, uno de esos estímulos que [...] entran en el campo denso de la memoria pero no llegan a caer en ella, dejando una estela de dudosa luz en una zona convexa y sombría de la razón, que posteriormente se unirá a aquella visión casi olvidada, una noche templada en los alrededores de la clínica, unas palabras de funestos augurios y un aliento de un ardiente y violento verano »[29]
Disposée soit en regard soit en référence à un segment appartenant au corps de texte, la note ouvre ponctuellement « una zona convexa y sombría de la razón » où, dans un effet miroir, la guerre civile s'auto-analyse et prend la mesure de la ruine de l'Être. Ce sont alors les émotions et les souvenirs individuels qui s'inscrivent parallèlement au jugement social et moral (« la fidelidad a un principio común », « principios que entonces debían ser válidos »). C'est ainsi que le texte, porté en note, évoque progressivement l'abandon, la mort, une souffrance d'ordre intime dans une représentation allégorique où la figure nourricière, ensevelie, agonisant sur un tas de pourriture, s'oppose à la mère patrie.
« De debajo del mueble solamente sobresalía una pequeña y arrugada cabeza, como la esa tortuga que en posición invertida ya no pugna por enderezarse y ahora todo movimiento para prolongar una agonía cierta ; se había desprendido su velo y encaramado en el armario el hijo de María vio por primera vez y última vez la cara de su madre : nada más que dos ojos desmesurados, verdosos y alucinantes, alojados en ese montón de podredumbre de que extraían su alimento ».[30]
Ces dispositifs ouvrent un autre chemin de connaissance (« otra vía, menos superficial y más sincera, de conocimiento ») et conduisent, par le déplacement incessant des poids sémantiques et la refonte permanente de l'extérieur et de l'intérieur de la phrase et du texte, à l'émergence d'un dialogue qui va dépasser toutes les oppositions conceptuelles rigides, et notamment la séparation habituellement établie entre le rationnel et l'irrationnel (Raison / Passion). Composé d'un corps « principal » et d'annotations en marge, Un viaje de invierno est un « texte sonate » qui permet la variation de l'interprétation[31]. Les boursouflures conceptuelles évoquant un ensemble de thèmes (science, histoire, raison, état, pouvoir, fatalité, destin, ordre, loi, dissimulation, peur, connaissance, croyance, finalité, conscience, hasard, savoir, mensonge, logos), ne peuvent être considérées comme un système homogène qui s'opposerait ou répondrait de façon systématique au texte principal. Il n'y a pas affrontement dramatique de deux textes, avec d'un côté le mythe (Déméter et Coré), et de l'autre des gloses rationnelles et scientifiques. La rencontre de deux univers va dans le sens d'un projet scriptural qui fait exploser les frontières conceptuelles. Si la métaphysique classique propose de comprendre le monde selon un agencement de « concepts » rationalistes, marquant ainsi un abîme infranchissable entre littérature et philosophie, l'écriture s'inscrit ici dans une tradition philosophique phénoménologique qui ne répond pas à une volonté d'objectivation et de systématisation, mais au désir de dévoiler la subjectivité radicale de toute expérience. Or, Benet affirme combien la conjonction entre roman et métaphysique s'avère nécessaire[32]. Dans ce sens, on ne peut faire abstraction du contexte culturel et socio-politique, Benet insiste d'ailleurs sur la « monstruosité » de l'idée même « d'expression littéraire » et sur la marginalité de l'écrivain espagnol, « criatura deforme e inadaptada», dans une société où la parole reste confisquée et l'interdiction de s'exprimer tacite[33]. Comment se faire entendre si ce n'est en parallèle voire en-dehors des voies officielles ?
II - Les dynamiques du récit, mouvements irréversibles
Au-delà des certitudes : hasard, désordre, mouvement brownien
Animé par la volonté de re-concilier la littérature et la philosophie pour nourrir un dialogue critique associant rationnel et irrationnel, Benet géographe et mathématicien ne pouvait ignorer les mutations philosophiques et scientifiques liées au désordre et à l'introduction du hasard qui ont secoué le XXe siècle. Dans « Temps, contre-temps et ambiguïté »[34], Anne-Marie Capdebocsq analysait déjà les productions littéraires contemporaines prises en relation avec leur contexte et montrait que l'irruption du hasard, qui entraîne les systèmes clos vers un déplacement d'équilibre, pouvait correspondre aux travaux plus récents concernant les « structures dissipatives », les « attracteurs », la théorie de l'ordre et du désordre. Depuis le XIXe siècle, les réflexions des scientifiques se concentrent sur les processus irréversibles. Le principe d'incertitude d'Heisenberg établit l'impossibilité de déterminer rigoureusement et au même moment la position d'une parcelle subatomique et sa quantité de mouvement : « on ne peut déterminer que le comportement approximatif d'un système »[35]. Si dans le cadre d'une approche classique il est possible de « définir les "objets" comme séparés les uns des autres » et donc de rendre possible « une évaluation de leur trajectoire »[36], cela n'est plus aussi simple si on se place du côté d'une définition quantique de l'objet. La thermodynamique remet ainsi en question la vision différentielle et pose de nouveaux problèmes liés directement à l'incertitude car elle induit à penser que les états les moins ordonnés sont les plus probables. Cet angle suppose en effet l'absence de localisation précise, l'impossibilité de définir une position dans l'absolu et donc une dynamique qui repose essentiellement sur le flou. L'observateur perturbe nécessairement, ne fusse que dans une faible mesure, l'objet sur lequel il mène son expérimentation ou sa mesure. Ilya Prigogine et Isabelle Spengers vont plus loin et montrent que l'univers a aussi une histoire, que le temps du monde partage avec celui de l'homme l'irréversibilité.
Dans ses essais et ses récits, Benet multipliera les métaphores empruntées à la physique moderne, intégrant par exemple les notions d'entropie, de thermodynamique, de particule, de mécanique quantique, de chaos, de linéarité, de complexité multidimensionnelle, de catalyse, de processus d'individuation.
Dans « Clepsidra », il compare l'expansion de l'univers à une clepsydre, le temps est une « dissipation d'énergie ». Les trajectoires des grains de sable d'un bout à l'autre de la clepsydre, ne sont ni libres, ni verticales, ni indépendantes, ni linéaires. En tombant, les grains se répandent, les trajectoires se divisent, se dispersent, s'abolissent graduellement, s'éparpillent[37]. Dans El ángel del señor abandona a Tobías, la dynamique entropique renvoie à la « paix perdue » des mots comme autant de particules polysémiques qui, lancées par l'étymologie dans un mouvement brownien, retournent peu à peu au silence et au néant :
« Y por lo mismo que para el lenguaje esa "pax" no existirá nunca ni siquiera en el limbo ucrónico de lo intemporal, donde del brazo del presente de indicativo el hombre trata de preservar la erosión del tiempo (con su probado poder "to make dust of all things" como decía sir Thomas Browne) las propias partículas del lenguaje ("el polvo que el tiempo convierte en la nada", replicará Croce) que corresponden a una experiencia que se prolongará tras la duración como si el lenguaje partiera de aquella auroral anomalía, que rompiendo el equilibrio primero, se insertará en el curso de la entropía para seguir a modo de paradigma la corriente de la perpetua mutación, por el mero hecho de existir convertirá en todo aquel que lo utiliza en el sujeto paciente de una acción que sólo puede interpretar cabalmente en el sentido de la muerte, con la vista puesta en aquella "pax" perdida a causa de la caída, anhelada por el progreso ».[38]
Adaptés à l'écriture et à la structure du récit, ces phénomènes favoriseront l'apparition du flou, l'augmentation de la complexité et le maintien de la zone d'ombre. Ainsi, dans La inspiración y el estilo, El ángel del señor abandona a Tobías, En ciernes (« Onda y corpúsculo en El Quijote »[39]), l'auteur souligne la supériorité d'un modèle d'écriture qualifié de « quantique » ou « corpusculaire » fondé sur la « estampa », par rapport à un système d'écriture classique reposant sur l'argument dit « ondulatoire » et « différentiel ». Dégagé de l'ordre, le modèle « quantique » impose au lecteur la dégustation des virtualités stylistiques par le développement de la puissance locale du fragment et de sa capacité de métamorphose. Chaque image est une vision autonome supérieure à une globalité organique, « la estampa tiende a cerrarse sobre sí misma, aislándose de su entorno ». Pour reprendre les mots précis de l'écrivain, sans doute inspiré par Bergson, le flux textuel est « una larga proyección de imágenes inmóviles »[40], on pourrait dire de « stations » dont les caractéristiques individuelles prévalent sur le lien commun fourni par l'argument :
« [...] la visión total que suministra la estampa a duras penas admite su prolongación en la serie que, por grande que sea su unidad del estilo y la coherencia de su dicción, será preciso contemplar como un conjunto de unidades aisladas en cada una de las cuales las propiedades individuales predominan sobre el vínculo común argumental. Y de esta suerte se puede decir que la percepción de la o de las estampas goza de un carácter "quántico" frente al carácter "diferencial" del discurso ».[41]
Vues dissolvantes
La puissance de ce modèle qui remet en mouvement des plans fixes apparaît de façon extraordinaire dans Volverás a Región où il conduit à l'émergence de dissolving views, littéralement des « vues dissolvantes » (expression que j'emprunte à Bergson lorsqu'il évoque le mélange indéfinissable d'eau, de lumière, de nuages et de brouillard caractéristique des œuvres de Turner). L'extension des facultés de percevoir convoque la métaphore du révélateur, « vision brillante et évanouissante »[42] qui permet de « voir l'invisible », d'ajouter au champ perceptif ce qui s'y trouvait déjà à l'état de latence.
La première évocation du roman[43], liée à un souvenir dramatique, mettra tout en œuvre pour configurer la mémoire du lecteur. Moteurs, sifflements, ronflements et sons traduisent un rayonnement et une circulation ; une fois lancé, l'écho se répète pour devenir la base du fonctionnement dynamique d'un texte qui est une transcription musicale (« eco de los disparos », « eco de las caballerías », « la orden del eco », « repetir el eco »). Vents, souffles et odeurs se mêlent à la poussière flottante, à la poudre enflammée de salitre, au souffre, au charbon (« brisa de olor medicinal », « aire caliente como el aliento senil », « soplo de la sierra impregnado con el aroma de la luisa », « aroma a pólvora virgen, salitre y algas marinas entre oladas de menta y verbena ») et s'accordent à des émotions qui sollicitent les sens : la vue (« observar la maniobra », « en su mirada »), le toucher (« con los ojos cerrados su mano abre », « con un gesto rápido », « al acariciar el brazo del terciopelo raído ») et l'ouie (« el sonido del motor alcanza sus oídos »). Chaque élément de cette scène initiale réapparaîtra au fil du texte, orientant la construction de microdiégèses associées aux différents personnages. De proche en proche, les rapprochements successifs augmentent la force dramatique des évocations par un mécanisme de concrétion. Les « plans », d'abord présentés séparément selon le modèle statique de la « estampa », sont ensuite agglomérés. Associé au noir de la voiture, au sang oxydé sur le couteau ou encore au voile morbide[44], le rouge est celui du bromélie, des coquelicots, de la virginité de Marré, de la boutonnière du joueur[45], des entrailles, des collines d'argiles, des assassinats, de la nuit cléricale, des dalles, de la cicatrisation, de l'injection et de la transfusion, des coups de couteau[46]. La couleur conduit à des raccourcis où reste seulement la trace d'une mémoire (« los golpes del casino y las avenidas del río »[47]) et se concrétise dans l'évocation d'un affront repris sous la forme d'une tragédie grecque où règnent vengeance, couteau, nom, main et sang.[48]
Au-delà des limites, ouverture et clôture
Des stratégies narratives vont s'associer à ce principe pour permettre d'augmenter la complexité des textes, suscitant des relectures qui feront émerger de nouvelles possibilités d'organisation et d'interprétation. Les frontières stratégiques, notamment l'incipit et l'excipit, seront ainsi des cibles de prédilection. Un cadre référentiel flou (données spatio-temporelles incomplètes, personnages mal définis) peut entraîner très rapidement une croissance exponentielle du désordre. A ce titre, Anne-Marie Capdeboscq a envisagé la nouvelle « Duelo » en termes de dynamique chaotique et de sensibilité aux conditions initiales et a montré qu'une amplification la plus minime de la différence initiale entre deux situations proches conduisait rapidement à des divergences qualitatives qui empêchent toute prévision fiable de l'évolution détaillée du système par des approches conventionnelles[49]. L'analyse de « Después » conduit aux mêmes conclusions : les récits démultiplient des ambiguïtés qui ne peuvent être résolues et présentent des dénouements indécidables qui admettent plusieurs solutions.[50] A l'exception de « Amor vacui », nouvelle disparue dans des circonstances mystérieuses, aucune oeuvre ne peut se réduire à un dispositif opératoire dont les données seraient indexables à un résultat final. La clôture peut aller jusqu'à afficher des contradictions logiques déconcertantes, notamment dans des fables où le bouclage final incite le lecteur à réfléchir sur la pertinence des démonstrations systématiques et abstraites. On se rapproche alors du théorème de Gödel (proposition VI dans son mémoire des propositions formellement indécidables dans les Principia Mathematica et les systèmes apparentés I, 1931) qui prouve que la possibilité de non-contradiction des systèmes axiomatiques a ses limites et, qu'une fois constituée une métamathématique, il est toujours possible d'en constituer une autre d'un ordre supérieur et ainsi jusqu'à l'infini. Le lecteur multipliera les relectures, s'appliquant bien malgré lui à perturber un système-texte qui n'a d'autre destin que de rester dans au-delà inaccessible. Mais à quoi bon vouloir rompre la magie d'une écriture indomptable ? Redécouvrir, réinventer l'œuvre et se heurter à chaque fois à son mystère, tel est bien le plaisir du texte selon Benet :
« El verdadero amante de la obra literaria como de cualquier otra cosa, incluso una mujer comprende que no la comprenderá nunca de forma cabal y absoluta, que siempre podrá volver sobre ella para encontrar un detalle desconocido y a veces desagradable y que su relación con ella no tiene fin; que su pretendido conocimiento es poco más que el pretencioso certificado de aptitud a varios efectos extendido a favor de ua función intelectual necesitada de titular su carrera con hechos concretos ; que tal conocimiento no está limitado por lo que el objeto puede dar de sí, sino por la satisfacción voluntaria de quien no desea prolongarlo o extenderlo más, por los motivos que sean; y que a la vista de todo ello, pretender conocer una obra literaria resulta tan vano como pretender acabar la insondable naturaleza de un hombre o de un caballo».[51]
Notes
[1] J. Benet, « Encuentro con las letras », Entrevista de Fernando Sánchez Dragó para la TVE, p. 128.
[2] C. Bértolo, « Novela y público », Postmodernité et écriture narrative dans l'Espagne contemporaine, Hors Série du Tigre, Actes du Colloque International de Grenoble, 16-18 mars 1995, Centre d'Études et de Recherches Hispanistes de l'Université Stendhal (CERHIUS), 1996.
[3] J. Benet, La inspiración y el estilo, Madrid, Alfaguara, 1999. Le chapitre IV, « La entrada en la taberna », est consacré au déclin de la littérature espagnole et à son retrait de la scène mondiale. En Espagne, le succès du costumbrismo se révèle néfaste à l'identité culturelle qui perd son sens critique et abandonne tout appétit de grandeur pour plonger dans le mensonge : « Y sucedió lo que tenía que suceder : el sentido crítico del país, su sentido del ridículo, su aversión al arte "pompier" y su ansia de supervivencia y preservación de las virtudes nacionales vinieron a aunarse en secreto contra un disfraz que no le convenía y contra el que es preciso, por un procedimiento metafórico, irónico y simulado, montar un inmenso proceso de burla y desenmascaramiento » (p. 122-123).
[4] C. Bértolo, « Novela y público », art.cit., p. 41-42.
[5] J. Benet, La inspiración y el estilo, op.cit., p. 31.
[6] J. Benet, « Incertidumbre, memoria, fatalidad y temor », En ciernes, Taurus , coll. « Persiles », n°89, 1976, p. 45. En introduction à sa conférence prononcée le 17 mars 1972 à Saragosse, Benet montrait bien à quel point il avait une vision très large de la notion d'ambiguïté: « Para empezar la literatura que acostumbra a hacer está salpicada de toda clase de ambigüedades, ambigüedades que van de la palabra a la oración, de la gramática a la sintaxis, del enunciado y la proposición a todo el discurso en general; y en virtud de las cuales resulta difícil y comprometido afirmar no sólo cuál es la doctrina que lo sustentan, sino que exista una doctrina susceptible de ser expuesta mediante cualquiera de los recursos y procedimientos que suministra el arte literario ».
[7] J. Benet, « Sobre una metáfora de Kant », La moviola de Eurípides, Taurus , Madrid , 1981, p. 130.Le grand style ignore les frontières linguistiques, dans ce sens, il est bien le seul outil permettant de transcender « l'esprit déguisé de la Nature » afin d'atteindre la compréhension voire la ré-conciliation universelle. Benet souligne d'ailleurs parfaitement qu'il n'est simplement « un fantasmal acompañante » qui disparaîtrait lors de la traduction .
[8] J. Benet, La inspiración y el estilo, op. cit., p. 86.
[9] Ibid., p. 108.
[10] Ibid., p. 107.
[11] Ibid., p. 96.
[12] Ibid., p. 35.
[13] Ibid., p. 69.
[14] Ibid., p. 108.
[15] Ibid., p. 69. L'inspiration nécessite un ensemble de préconditions :« Así, la inspiración el dictado en un lenguaje concreto puede brotar, cuando entre los polos del escritor existe un cierto estado de tensión creado por la voluntad, con una cierta independencia respecto al conocimiento ».
[16] J. Benet, « El laberinto de Juan Benet », Los hechiceros de la palabra, Respuestas a Montserrat Roig, Barcelona, Martínez Roca, 1975, p. 21.
[17] J. Benet, El ángel del señor abandona a Tobías, Barcelona, La Gaya Cienca, 1976, p. 55-56.
[18] J. Benet, « Sub rosa », Cuentos completos II, Madrid, Alianza Editorial, coll. « El libro de Bolsillo - Literatura », 1977, p 189-235. Cette parenthèse est ouverte dès le début de la section III, p. 208, elle se ferme page 215.
[19] J. Benet, « Horas en apariencia vacías », Cuentos completos II, op. cit., p. 14.
[20] S .Lascaux, Poétique de l'incertitude dans l'œuvre de Juan Benet, Analyse des dispositifs périphériques (sous la dir. de Capdeboscq A.-M.), Université de Limoges, 2001, p. 421-434.
[21] Tendance qui rappelle les propos de J. Derrida, La dissémination, Seuil, coll. « Tel quel », Paris, 1972, p. 433 : « [...] Les prélèvements textuels qui scandent les Nombres ne sont pas appliqués à la surface ou dans les interstices d'un texte qui existerait déjà sans eux. Et ils ne se lisent eux-mêmes que dans l'opération de leur réinscription, dans la greffe ».
[22] J. Benet, « Sobre una metáfora de Kant », La moviola de Eurípides, op. cit. , p. 137.
[23] J. Benet, Volverás a Región, op. cit., p. 125-127.
[24] L'expression est empruntée à J. Derrida, La dissémination, op. cit., p. 434.
[25] J. Benet, Volverás a Región, Barcelona, ed. Destino, 1967, p. 109 (note).
[26] G. Genette, Seuils, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1987, p. 301.
[27] J. Benet, Volverás a Región, op.cit., p. 274-275.
[28] Ibid., p. 276-278 (corps de texte).
[29] Ibid., p 276 (note).
[30] Ibid., p.277 (note).
[31] J. Benet, « El poder de las palabras y las miserias del estado », El Viejo Topo, n°10, Barcelona, julio de 1977, p. 52-54. Entrevista realizada por Jorge A. Marfil.
[32] J. Benet, « Juan Benet : entre la ironía y la destrucción », Informaciones de los Artes y las Letras, suplemento de Informaciones (Madrid), 2 de agosto de 1969, p. 3. Entrevista realizada por Juan Pedro Quiñonero.
[33] J. Benet, « Juan Benet, un talento excitado », Entrevista con Miguel Fernández-Braso, De escritor a escritor. Barcelona, ed. Taber, 1970, p. 197-203: « El escritor español ya no podrá apartar de su mente la idea de que es una criatura deforme e inadaptada, encerrada en el seno de una sociedad que lo que tácitamente está pidiendo es que se calle de una vez, y respete el silencio en que tradicionalmente debe vivir el país ».
[34] A.-M. Capdeboscq, « Temps, contre-temps et ambiguïté », Colloque international sur Ambiguïté / Ambivalence, Rouen, mai 1993, Cahiers du CRIAR, octobre 1994.
[35] J. Gleick, La théorie du chaos, éd. Flammarion, coll. « Champs », Paris, 1987, p. 31.
[36] Ibid., p. 9.
[37] J. Benet, « Clepsidra », En Ciernes, op.cit., p. 103-117.
[38] J. Benet, El ángel del señor abandona a Tobías, op. cit., p. 61.
[39] J. Benet, « Onda y corpúsculo en El Quijote », La moviola de Eurípides, Madrid, ed. Taurus, 1981, p. 77-115.
[40] J. Benet, El ángel del señor abandona a Tobías, op. cit., p. 20.
[41] Ibid., p. 19-20.
[42] H. Bergson, La perception du changement, Les Etudes bergsoniennes, tome 6, 1961, PUF, Paris, p. 150 : « Le poète et le romancier qui expriment un état d'âme ne le créent certes pas de toutes pièces [...] Au fur et à mesure qu'il nous parle, des nuances d'émotion et de pensée nous apparaissent qui pouvaient être représentées en nous depuis longtemps, mais qui demeuraient invisibles : telle, l'image photographique qui n'a pas encore été plongée dans le bain où elle se révélera [...] C'était pour nous une vision brillante et évanouissante, perdue dans la foule de ces visions également évanouissements, qui se recouvrent dans notre expérience usuelle comme des "dissolvings views" ».
[43] J. Benet, Volverás a Región, op.cit., p. 11-12.
[44] Ibid., p. 91-93, 149.
[45] Ibid., p. 189, 191, 281.
[46] Ibid., p. 44, 60, 67-68, 94, 96.
[47] Ibid., p. 172.
[48] L'effet de concrétion à la fin de la partie I (p. 71) est à ce titre spectaculaire.
[49] A.-M. Capdeboscq, « La sensibilité aux conditions initiales : les routes du chaos », La théorie au risque de la lettre, n°14, TLE, Paris, PUV, 1996, p. 46-62.
[50] S. Lascaux, Poétique de l'incertitude dans l'œuvre de Juan Benet, op. cit., p. 160-165.
[51] J. Benet, En ciernes, op. Cit., p. 33-34.
Bibliographie
BENET, Juan
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Pour citer cette ressource :
Sandrine Lascaux, "Au-delà de la Raison : Juan Benet, images et dynamiques de la zone d’ombre", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), juin 2010. Consulté le 14/10/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/litterature/litterature-espagnole/auteurs-contemporains/au-dela-de-la-raison-juan-benet-images-et-dynamiques-de-la-zone-d-ombre