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"Día de muertos" de Jean-Claude Carrière

Par Jean-Claude Carrière
Publié par Christine Bini le 27/11/2009

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Extrait du "Dictionnaire amoureux du Mexique" de Jean-Claude Carrière : article "Día de muertos".

Cette fête, la plus célèbre de tout le Mexique, la plus souvent photographiée, filmée et représentée, est un bon exemple de passage d'une religion, et d'une culture, à une autre.

Il s'agissait, à l'origine, avant l'arrivée des Espagnols, d'une cérémonie tarasque. Ce peuple habitait les terres de l'Etat actuel du Michoacan, à l'ouest du pays. Les Tarasques, convaincus que les morts, restés vivants dans un monde souterrain, parallèle, revenaient sur terre un jour par an, leur préparaient une grande fête à cette occasion. Une sorte d'arc de triomphe était dressé sur le seuil de chaque demeure. On y déposait des fleurs, de la nourriture, des boissons - surtout de l'eau, car le voyage depuis l'autre monde jusqu'au nôtre asséchait la gorge des morts.

Ceux-ci venaient rejoindre leurs familles au cours de deux nuits consécutives, partageaient vivres et boissons avec les vivants, chantaient avec eux, dansaient sans doute, échangeaient des nouvelles et repartaient à l'aube, satisfaits, en attendant l'année suivante.

Cette fête païenne, qui se pratiquait peut-être, sous des formes variées, chez d'autres peuples de monde ancien, s'est tout naturellement adaptée au calendrier chrétien, aux fêtes de la Toussaint et du Jour des morts, les deux premiers jours de novembre. Les prières catholiques pour les morts encore égarés dans le purgatoire - prières traditionnelles - se sont substituées sans effort aux supplications et invocations tarasques.

Avec une différence très sensible : de nos jours, inversant les rôles, ce sont les vivants qui viennent rendre visite aux morts.

C'est le moment de l'année où les Mexicains nettoient les tombes, les allées, où ils fleurissent les cimetières. Le soir des morts venu, les familles se rendent sur les tombes dans leurs vêtements de fête en apportant de la nourriture, des fleurs, des boissons, et aussi une multitude de lanternes et de bougies, qui sont disposées çà et là. Commence alors une longue veillée commune - une nuit pour les enfants, parfois, et une nuit pour les adultes - où les vivants racontent aux défunts, en détail, l'année qui s'est écoulée, ce qu'ils ont vu, ce qu'ils ont souffert. Ils racontent les mariages, les baptêmes, ils donnent les résultats des matchs de football. Ils parlent aussi de ceux qui s'en sont allés cette année-là et prient pour leur repos. Ils chantent à voix basse, par moments ils se taisent.

Les morts sont aussi une gourmandise. Ils sont en sucre, ou en pâte à pain saupoudrée de grains de sucres colorés. Les grandes personnes les mangent, comme les enfants. Les boulangers fabriquent à cette occasion un pain spécial, le pan de muertos, à la saveur légèrement sucrée, comme pour adoucir l'amertume d'être mort.  

Cependant, il y a là peu de tristesse, car les vivants n'ont aucune raison de ressentir de la peine à l'idée qu'un des leurs a quitté un monde qui n'est fait que de souffrances et de privations. Au contraire. Là où il est, il n'est plus à plaindre, car il ne peut être que moins malheureux. C'est le privilège de la mort : elle est un mieux-vivre.

C'était d'ailleurs ce qu'enseignaient les prêtres venus d'Europe avec les chevaux et les canons : vous souffrez sur cette terre, c'est vrai, dans cette triste vallée de larmes, mais vous serez largement récompensés dans une autre vie, laquelle n'aura pas de fin. Et sans doute, plutôt qu'une vie d'opulence suivie des tortures infernales, vaut-il mieux une vie très dure ici-bas, et très tôt frappée par la mort, mais suivie d'une éternité de béatitude auprès du vrai Dieu vainqueur.

Les peuples finissent par croire à ces chansons-là, qui ont autorisé toutes les oppressions. Suez, souffrez, mourez, vous jouirez d'une félicité céleste.

Et si par hasard cela n'est pas vrai, quel mort est jamais revenu sur la terre pour nous le dire ?

Cette fête, que nous appelons folklorique et à laquelle nous assistons avec une curiosité plus ou moins savante, est pour moi l'expression même du Mexique, je ne saurais bien dire pourquoi. Sur cette terre où tant de sang humain a coulé, deux mondes habituellement distincts se rejoignent et se pénètrent paisiblement. Le monde n'est pas coupé, il n'est pas partagé en deux, il est uni, il est entier, il est solidaire au moins pour une nuit ou deux. Car la nuit réunit ce que le jour sépare. Ceux du dessus et ceux du dessous se connaissent, s'écoutent, se parlent, parfois se réconcilient, se pardonnent. Le temps lui-même marque un arrêt. La vie et la mort se donnent la main.

Illusion, bien sûr, mais combien douce et réconfortante. Et drôle aussi, divertissante, car la mort elle-même peut devenir un jeu. Personne n'y échappe (c'est assez connu ici-bas), alors mieux vaut en rire, si possible. De toutes parts nous voyons surgir des objets en forme de cadavres, se livrant à toutes sortes d'occupations humaines, dans les attitudes les plus inattendues : des jouets, des bonbons bien sûr, des musiciens, des animaux, des animaux, des cercueils, des orateurs, des marionnettes, des filles de joie, des charros,  des prêtres et leurs acolytes. Cela rappelle les danses des morts qui circulaient en Europe vers la fin du Moyen Âge. Au moins, puissants et misérables, avons-nous quelque chose en commun.

Un crâne en chocolat s'écrase entre les dents d'un enfant. Il croque la mort à pleines dents. Signe de vie.

Nous pouvons même offrir à nos amis, ou à nos enfants, un crâne en sucre portant leur prénom : Alberto, Manuela, Paulina, Lazaro. Chacun peut ainsi contempler et finalement manger son propre crâne. C'est Hamlet à la maison, à peu de frais.

Comme pour prolonger la tradition tarasque, c'est dans le Michoacan, encore aujourd'hui, et particulièrement tout autour du lac de Patzcuaro, que ces fêtes des morts sont les plus suivies, les plus émouvantes. A Tzin Tzun Tzan, par exemple, et dans l'île de Janitzio, au centre du lac - sans doute la nuit la plus fameuse de tout le Mexique.

Nous allons à Séville pour la Semaine sainte. Nous allons au Mexique pour le Jour des morts. Quelle relation entre ces deux fêtes?

 

in CARRIERE, Jean-Claude, Dictionnaire amoureux du Mexique, Plon, 2009, p. 124 - 129.  

Reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur et des Editions Plon.

 

Pour citer cette ressource :

Jean-Claude Carrière, ""Día de muertos" de Jean-Claude Carrière", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), novembre 2009. Consulté le 28/03/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/civilisation/histoire-latino-americaine/mexique/dia-de-muertos