Une lecture du roman de Reinhard Jirgl, «Renégat, roman du temps nerveux»
Ce texte est la mise en forme d'une présentation du roman de Reinhard Jirgl qui a eu lieu le 18 octobre 2011 à l'Institut Hongrois, à Paris, dans le cadre des Palabres organisés par le CIRCE (Centre Interdisciplinaire de Recherches Centre-Européennes).
Reinhard Jirgl, né en 1953 à Berlin-Est, n'a commencé à publier ses oeuvres qu'en 1990, c'est-à-dire à la disparition de la RDA. Distingué par divers prix littéraires prestigieux (le prix Döblin en 1993, le prix Büchner en 2010), cet écrivain de l'Allemagne unifiée rassemble pourtant, dans sa biographie comme dans son oeuvre, des éléments qui l'inscrivent dans le droit fil de la vie littéraire de son pays de naissance disparu. Au titre de sa biographie, il faut évoquer pour la partie est-allemande de sa vie, outre le silence qui entoure son travail d'écrivain avant 1990, typique d'une génération marquée par la censure, la perte des illusions et le souci de se protéger, ses études d'électromécanicien et son diplôme d'ingénieur en électronique, étonnants chez un homme qui a la vocation littéraire, mais typiques d'une société où le choix des études était contraint. Au titre de son oeuvre, on peut être frappé, comme chez ses aînés est-allemands, par son souci de l'héritage littéraire et historique de l'Allemagne tel qu'il transparaît dans deux de ses romans désormais disponibles en français : Les Inachevés, paru en 2007, et Renégat, roman du temps nerveux, publié en 2010, tous deux aux éditions Quidam dans l'excellente traduction de Martine Rémon. (Les oeuvres originales sont parues respectivement en 2003 pour Die Unvollendeten, et en 2005 pour Abtrünnig, Roman aus der nervösen Zeit.)
Ce souci de l'héritage historique de l'Allemagne était en effet un trait caractéristique de la vie littéraire de la RDA. Tandis que dans les zones occidentales, la "Kahlschlagliteratur" (autour de Wolfgang Weyrauch et Günter Eich) s'efforçait d'accréditer l'idée d’une littérature entièrement renouvelée et que le Groupe 47 créait un vivier d'auteurs inconnus, dans la zone soviétique, au contraire, toute la vie culturelle était sous-tendue par la question de la tradition à prolonger ou à renouveler : tradition littéraire (que faire de l'expressionnisme, du romantisme ?), mais aussi tradition historique (comment créer une antériorité révolutionnaire au régime d'occupation soviétique, ou au contraire, comment contester cette antériorité révolutionnaire factice ?).
Or le dernier roman de Reinhard Jirgl, Renégat, roman du temps nerveux, semble traversé par une préoccupation similaire, que l'on peut résumer d'une question : que faire du passé ? Même une lecture superficielle permet en effet de constater qu'on y croise Nietzsche (p. 30) et Heinrich Mann (p. 323 et 340), Goethe (p. 134) et Benjamin (p. 276), mais aussi Bismarck, Hitler et Staline, ainsi qu'un nombre non négligeable de nazis aux crimes impunis et non prescrits. Sans aucun doute, l'auteur ne croit pas plus que ses prédécesseurs à la possibilité d'une "Heure Zéro"; pour lui, le présent de l'Allemagne désormais unifiée ne saurait se comprendre hors de son héritage - celui-ci devant être revisité, reformulé, comme réactualisé, au moment où s'engage un nouveau chapitre de l'histoire du pays. La question de savoir si le roman vient à bout d'une tâche de cette ampleur reste ouverte : les chapitres intitulés "Villes en friche", ainsi que la déstructuration de ce texte pour le moins composite donnent à penser que le chantier engagé est volontairement resté inabouti.
Les éléments visuels les plus frappants
Ce qui frappe le lecteur dès le premier abord, c'est l'abondance de cet ouvrage de 525 pages. La tendance actuelle porte à ce genre d'oeuvres volumineuses, comme en témoignent Wie es leuchtet de Thomas Brussig (608 p.), Der Turm d'Uwe Tellkamp (973 p.), Neue Leben d'Ingo Schulze (752 p.), ou encore Georgs Sorgen um die Vergangenheit de Jan Faktor (640 p.), qui rivalisent de prolixité avec un Michel Houellebecq qu'on ne s'étonnera pas de voir ici cité en filigrane (p. 479).
Au-delà de cette caractéristique, le lecteur est ensuite immédiatement surpris par la typographie : utilisation de chiffres pour transcrire phonétiquement un terme ("1-scrit", "chac-1", p. 10), de pictogrammes (& pour "et"), d'abréviations phonétiques ("é" pour "est") et de symboles mathématiques aux usages fluctuants (le signe = sert parfois à relier, parfois à séparer, et apparaît aussi souvent comme une coquille) ; ponctuation non conforme aux usages établis, disséminée dans le corps du texte ("!STOP. ÇA! SUFFIT" ou encore "!Mavie", p. 11); création de néologismes par tronçonnage ou fusion de mots (on admirera les "végète-aryens" ou les "dompéteurs du bas-ventre", p. 10, ou encore le métro, ce "moyen de transfornication en commun", p. 492); utilisation d'une police de caractères non homogène; intercalement de titres et sous-titres, de flèches, d'un lien internet (p. 478).
Un lecteur arc-bouté sur l'orthographe et la présentation qui d'ordinaire lui facilitent la lecture n'a aucune chance de parvenir agréablement au terme de ces 525 pages; même adepte des transcriptions approximatives propres au langage sms, il lui faudra apprendre à se laisser porter sans résistance par le flot d'une langue certes déconstruite, bousculée, mais aussi, en retour, inventive et suggestive. Cette langue, on le comprend, n'est pas l'effet du hasard, ni d'un désir de choquer gratuitement : par le bousculement qu'elle induit, elle participe activement au propos du texte, qui est de transcrire une profonde désorientation. Par elle, comme le suggère le titre, le lecteur est invité à prendre l'exacte mesure du "temps nerveux" qui est le nôtre et à embrasser ce qu'implique son existence de "renégat".
La présentation du texte est en outre compliquée par un élément visuel que l'on rencontre plus souvent dans les magazines que dans les romans : un grand nombre d'encadrés de forme, de taille et d'emplacement variables, comme autant de passages ouverts. Reliés par une flèche à une séquence du texte de base, ils contiennent pour certains des citations extérieures au roman, pour d'autres des renvois à d'autres passages du texte. Par leur présence, ils créent un labyrinthe interne et externe à la diégèse qui implique, pour les premiers, que l'on suive un autre déroulé de lecture que celui traditionnellement donné par la succession des pages, et pour les seconds, que le lecteur mobilise une culture générale assez large.
Le labyrinthe
Les citations internes au texte donnent des éléments de compréhension par le renvoi à des passages ultérieurs ou antérieurs ; ce faisant, elles soulignent l'unité de l'œuvre ; en créant des raccourcis, elles transforment aussi la lecture suivie, qui peut être figurée sous la forme d'une ligne, en un espace que le lecteur peut parcourir à sa guise. Au cheminement balisé se substitue ainsi, selon le bon vouloir du lecteur, une déambulation au sein d'un espace volontairement déstructuré qui n'est pas sans évoquer ces "lieux en friche" qui figurent à la table des matières dans un ordre inversé par rapport à la succession logique de la pagination - "Lieux en friche 2" (p. 80) apparaissant en effet avant "Lieux en friche 1" (p. 465) -, inversion mise en évidence par le fait que la structure globale du texte reste chronologique, passant des "Jours de naissance"(p. 15) aux "Jours de travail" (p. 89), puis aux "Jours de mort" (p. 445). Deux structures se superposent ici : celle, linéaire, du roman classique, et celle de l'écriture comme espace de déambulation, avec possibilité de s'égarer ou de revenir sur ses pas. Cet espace de déambulation n'est pas sans évoquer internet et les déplacements infinis qu'il permet ; il nous rappelle aussi les marches incessantes du héros de Berlin Alexanderplatz (Alfred Döblin) dans le Berlin de 1928 - Berlin où se déroule également l'essentiel du roman de Jirgl - ; et il doit enfin être rapproché de la forêt dans laquelle on voit ici de bons bourgeois de l'époque nazie traquer les prisonniers d'un camp de concentration évadés lors d'un transport, ou encore la forêt où un écrivain de RDA trouve refuge pendant les onze années qui précèdent la chute du Mur (cf. plus loin).
Les citations externes, pour leur part, renvoient à de multiples sources et semblent suggérer l'idée d'une confrontation avec un large héritage culturel. Parmi les auteurs cités, on relève les noms de Nietzsche (p. 30), Baudelaire (p. 39, 97), Flaubert (p. 58, 244), Baudrillard (p. 82), Goethe (p. 134), Stendhal (p. 262), Benjamin (p. 276), Kierkegaard (p. 320), Heinrich Mann (p. 323, 430), Auden (p. 407). Le texte est parsemé de citations plus implicites à Döblin, Kafka, Houellebecq : ces éléments témoignent de ce que l'auteur s'interroge, comme Döblin en son temps, sur la manière de renouveler la forme romanesque ; de ce qu'il s'inquiète, comme Houellebecq aujourd'hui et Kafka autrefois, des ravages de la modernité ; enfin, de ce qu'il réfléchit, comme Heinrich Mann, à ce qu'il doit au roman de formation goethéen et au roman réaliste du XIXe siècle français.
Ces méta-messages stimulent discrètement l'érudition du lecteur ; mais ils délivrent aussi quelques clés de lecture bien utiles. C'est le cas, en particulier, d'un poème de Baudelaire, Le vin de l'assassin, extrait des Fleurs du Mal, dont une strophe est citée au moins trois fois - une fois en exergue (p. 39) et deux autres fois dans le corps du texte (p. 97 et 487-488) -, insistance qui révèle l'importance que Jirgl lui confère :
Cette crapule invulnérable
Comme les machines de fer
Jamais, ni l'été, ni l'hiver
N'a connu l'amour véritable
Ces vers, qui dépeignent un homme pris dans le carcan de la modernité (la machine de fer) et de ce fait incapable de connaître l'amour vrai, mettent le lecteur sur une piste inattendue, celle du roman d'amour. Un extrait de l'Education sentimentale de Flaubert (p. 58) le conforte dans cette découverte. Un roman d'amour ! Affirmons-le sans crainte : c'est plutôt une bonne nouvelle. Egaré en son labyrinthe, dérouté par la perte de son orthographe, noyé dans une abondance de pages, le lecteur ordinaire en chacun de nous est tenté de s'exclamer : enfin un peu de douceur dans ce monde de brutes !
Un roman d'amour
Nous voici donc en terrain connu, familiers que nous sommes de cet enjeu fréquemment développé dans les littératures des XXe et XXIe siècles : la lutte entre la modernité comme création artificielle, scientifique, mathématique, mécanique d'une part, et l'amour d'autre part. On pense en particulier au roman Berlin Alexanderplatz d'Alfred Döblin (1928), dans lequel la peinture mécaniciste de la ville en chantier, avec ses excavatrices à vapeur et ses tramways, coexiste avec l'histoire des grandes ambitions d'un petit souteneur que l'amour sauvera. Le rapprochement avec ce roman est confirmé par l'emploi du terme "Babyloniens" (p. 83). Chez Döblin, la lutte entre la Putain Babylone et la Mort (qui incarne la capacité d'aimer et de renaître) était une façon d'articuler le combat entre la soif de conquête (incarnée par Nabuchodonosor et les Babyloniens) et la soif d'amour. Reinhard Jirgl, lui, prolonge l'axe des conquérants dévastateurs jusqu'à l'époque moderne (encadré p. 83): "d'abord les-Babyloniens - puis les-Egyptiens - les-Grecs et les-Romains - pour finir Staline=&=Hitler -".
Mais si Döblin avait encore assez de foi pour raconter le triomphe de l'amour sur la volonté de puissance, nous sommes, chez Jirgl, comme saisis d'un doute :
"feu chair & sang pour que les petits enfants puissent continuer leurs tours de manège, pour que les-Vainqueurs y trouvent leur plaisir & les-Perdants leur tourment : quels rôles extras, quel théâtre en grande pompe. Mais les pires des salopards comme les plus nobles d'entre les saints - des camarades-carton-pâte tous venus de la Commedia dell'arte" (encadré p. 83)
On a du mal, en ce début de roman, à croire en la puissance rédemptrice de l'amour, et pourtant, c'est bien ce qui intéresse l'auteur. Le roman relate en effet la quête d'amour de deux hommes.
Le premier, garde-frontière, a grandi en RDA et se trouve posté après la chute du Mur sur la ligne Oder-Neiße. Nous savons qu'il a épousé son amour d'enfance, mais que sa femme est morte jeune, emportée par un cancer. Il fait la connaissance, dans un bar polonais, d'une jeune Ukrainienne, Valentina, qu'il aide à franchir le fleuve illégalement et dont il perd ensuite la trace. Epris, il démissionne de l'armée et devient chauffeur de taxi la nuit à Berlin, dans l'espoir de la retrouver. Cet homme-ci ne craint pas l'engagement amoureux. Sa foi dans l'amour est solide, et il construit son existence autour de cette seule quête.
A l'histoire de ce personnage secondaire - bien qu'apparaissant en premier - se superpose celle du héros principal. Dans un récit à la première personne, un journaliste free lance, né en RFA et exerçant à Hambourg, raconte comment il est pris dans une spirale destructrice. Il divorce de sa femme Elisabeth, tombe amoureux de sa thérapeute, Sophia, vend (ou brûle, on ne sait pas) la maison de son père, quitte Hambourg pour Berlin où vit désormais Sophia, mais ne cesse d'hésiter entre les deux femmes avec lesquelles il entretient des relations irréelles. Il perd progressivement tout ce qui le rattache à une existence stable : son logement, son travail, son amour. Il est impossible de mentionner ici toutes les histoires qui accompagnent cette déstructuration ; on peut retenir, à titre d'exemple, que le mari de Sophia, un promoteur immobilier, rachète dans une vente aux enchères l'immeuble qu'habite le personnage principal afin de pouvoir le mettre à la rue. La procédure de vente est entrecoupée d'encadrés dans lesquels sont décrites des scènes de torture épouvantables, procédé par lequel l'auteur rend compte de la violence du capitalisme de spéculation.
Spéculation immobilière, précarisation de l'emploi, trahison amoureuse, le tableau que brosse Jirgl du Berlin des années 2000 ne laisse guère de place à l'espérance. La ville devient forêt, jungle, "lieu en friche" dans lequel on chercherait en vain un principe d'ordonnancement salvateur. Au pays du libéralisme éhonté, l'amour devient improbable. Devenu clochard, trahi par Sophia - mais surtout par l'amour qu'il n'a pas la force de ressentir avec une constance suffisante -, le personnage principal, dans un accès de fureur, poignarde un inconnu rencontré dans le métro.
Le chauffeur de taxi, de son côté, a retrouvé Valentina. Lors d'une course nocturne, les chemins des deux hommes se sont croisés, et le journaliste a écouté l'histoire du chauffeur, qui l'a ému comme l'évocation d'un possible inaccessible ; pour l'aider, il lui a donné tout l'argent qu'il possédait encore, à la manière d'un joueur qui espère se refaire - dans un ultime espoir de voir l'amour triompher d'un monde devenu invivable. Le chauffeur de taxi veut épouser Valentina et lui donner une existence stable ; il la renvoie en Ukraine pour qu'elle s'y procure les papiers nécessaires. Mais pendant son absence, il est poignardé par le jeune frère de Valentina qui ne croit pas à la pureté de ses intentions.
Le journaliste devenu clochard apprend cette mort dans le métro, par le journal que lit un gros type assis en face de lui ; ce bonhomme, nostalgique du bon vieux temps où les jeunes gens, au lieu de perdre leur énergie dans des meurtres personnels, étaient envoyés à la guerre (le IIIème Reich), lui propose de casser la croûte. Bien qu'écoeuré, le narrateur devenu clochard a si faim qu'il accepte de suivre son interlocuteur dans un restaurant où il réalise que l'autre n'a plus du tout l'intention de lui offrir à manger. Pris de folie ("amok"), il le poignarde.
Le roman met donc en scène deux coups de poignard : le premier tue l'homme capable d'amour (le chauffeur de taxi), le second tue celui que ce meurtre de l'amour laisse indifférent (le gros lecteur nostalgique de l'ordre passé).
Dans une scène finale particulièrement énigmatique, Elisabeth et Sophia promettent au narrateur-journaliste-clochard une "solution finale", en l'occurrence la mort sous forme d'un suicide assisté - la mort personnelle apparaissant comme le seul moyen d'échapper à la Mort générale, caractéristique d'un monde invivable. Toutefois, le personnage principal qui croit mourir ne meurt finalement pas, et ses derniers mots avant la page de clôture sont : "je suis heureux". Cette fin ambiguë et ouverte rappelle elle aussi les dernières pages de Berlin Alexanderplatz, où le bonheur nouveau de Franz Biberkopf est confronté à la pérennité de la violence extérieure. Son bonheur personnel ne change guère le monde - comme le regrettèrent les critiques communistes de l'époque, en particulier Johannes R. Becher, futur ministre de la Culture de RDA.
L'Allemagne au passé, au présent et au futur
Ce bref résumé des deux histoires d'amour laisse entrevoir quelques-uns des motifs auxquels elles sont entrelacées, parmi lesquels les thèmes inspirés de l'histoire allemande occupent une place intéressante.
Le gros lecteur du métro n'est pas le seul à porter dans son personnage la trace de cette faute originelle qu'est le nazisme. Le roman décrit entre autres une battue dans les bois organisée par de bons bourgeois vers la fin du IIIème Reich pour rattraper et mettre à mort des prisonniers de camps de concentration évadés au moment de leur transport. Ce passé occulté ressurgit des années plus tard, alors que l'Allemagne est unifiée, par la redécouverte d'un journal intime, celui de l'oncle du journaliste-narrateur. Décidé à faire connaître cet épisode sanglant, le narrateur revient dans la petite ville où il a eu lieu, et où il a fait ses études, pour prendre la parole lors d'une réunion d'anciens élèves dont certains descendent des assassins. L'indifférence avec laquelle ce récit est accueilli manifeste la dureté avec laquelle l'Allemagne d'après 1990 revendique sa normalité historique retrouvée. Nul doute que Jirgl, ici, met en cause cette prétention à la normalité et dénonce la violence qui sous-tend ce qu'il présente comme un déni.
Plus près de nous, la République Démocratique Allemande est elle aussi évoquée selon le même procédé de mise en abyme. On y voit un orphelin élevé avec brutalité dans les institutions de RDA, qui se réfugie en marge de la société, en l'occurrence dans les bois, où il devient bûcheron, habite une caravane et, pendant onze années, rédige une oeuvre à l'écart de tout et de tous. Seule la chute du Mur lui permet de sortir du bois, et d'accéder à la notoriété par la publication de son travail. Emblématique du sort d'une génération d'écrivains qui a préféré chercher refuge dans des "niches" de liberté, dans des publications artisanales et confidentielles - génération à laquelle Reinhard Jirgl lui-même appartient -, ce récit sans espérance dénonce, pour sa part, la violence intrinsèque à la dictature sous régime communiste.
Mais par le sort défavorable qui attend cet écrivain dans le monde de l'édition commerciale - une fois passés les premiers moments de la réunification, où son parcours et son oeuvre ont suscité l'intérêt du public et entraîné de nombreuses ventes, cet homme des bois ne parvient plus à écrire -, Jirgl dénonce sans aucun doute aussi la violence du monde capitaliste. Elle apparaît d'ailleurs de manière encore plus flagrante lors de la vente aux enchères entrecoupées de scènes de torture, ou dans la dégringolade financière, sociale, émotionnelle, physique du personnage principal.
Or à la source de cette peinture de la violence sociale au sein de Berlin, capitale de l'Allemagne unifiée, on trouve une obsession germanique du fer et du sang, dans laquelle on est autorisé à reconnaître, au-delà d'Hitler, une allusion à Bismarck et à sa politique belliqueuse d'unification de l'Allemagne "par le fer et le sang" :
"Fiévreux d'une soif de piller=la vie de sang-froid (...), nous vagabondons d'ici de là, à la recherche d'un nouveau territoire à occuper. Le rêve d'un impossible rêve. Nos poses existentielles sont pédantes & rigides, synonymes d'Allemands, car nous=Allemands - guerriers ou civils (si l'on peut encore établir une différence après deux guerres mondiales) - n'avons jamais vraiment été !au-monde. Le dehors est... hostile. Notre désinvolture est une retombée directe de la mauvaise éducation reçue à l'école-de-la-liberté. En des lieux éloignés sur la planète où des Allemands se retrouvent en groupes=touristes, sourire sardonique, dos arrondis, ils se tournent l'1=vers=l'autre. Mâchant sans bonheur&éclat les sons d'une langue étrangère sous nos langues bovinement lactées, c'est 1niquement en ces-instants, aux endroits venteux du monde, que nous avons le sentiment de former-un-groupe: désespérément=familial.....
Nous voulons faire le tour de la terre, à la recherche permanente d'un Vainqueur, qui n'existe pas, nous voulons le suivre et nous laisser guider vers LA SECURITE, qui n'existe pas. (...) Nous, dont les ancêtres avant nous eurent que trop à connaître LE FER dans leur chair, nous devons donner naissance à CE FER AUJOURD'HUI pour que CE FER nous protège..... du monde."
Les Allemands, tels que les dépeint Jirgl à la première personne du pluriel, nous renvoient donc à l'assassin de Baudelaire, "cette crapule invulnérable", qui, "dans sa machine de fer jamais, ni l'été ni l'hiver, n'a connu l'amour véritable". Le passé forgé par le fer dans la chair, associé à la quête d'autres lieux, est présenté ici comme la source de l'identité germanique ; et l'Allemand qui parle de manière collective, inquiet sur son présent, aspire à devenir lui-même "LE FER", c'est-à-dire la machine de fer dans laquelle il a enfermé son identité vide et son incapacité à aimer : constat terrible, qui précède de peu l'élucidation du titre énigmatique du roman, car le "renégat", c'est cet Allemand précisément, un de ces
"chômeurs de l'intérieur: des hommes à qui il ne reste personne dans la fréquentation de leurs souvenirs, qui puisse provoquer une rencontre, grâce à un travail actif de méditation et de sentiments partagés, et capable de produire une plus-value émotionnelle. - Car l'obsession=du-rêve-ardent engendre la connaissance de soi ; le chômage, intérieur ou extérieur, est le foyer de production de la bêtise....." (p. 470)
Dégoûté de sa propre vie, voué à la bêtise par désoeuvrement et par manque de passé, intérieurement calciné, le renégat a fait "abnégation de l'obsession du rêve ardent" (p. 469); et pour l'avenir, "tout le monde ignore quel type-d'homme naîtra des cendres; à quel=armement personnel il aura recours" (p. 471). Peinture terrible des descendants allemands issus de deux totalitarismes, mais peinture terrible aussi d'une modernité capitaliste qui tourne à vide, et dont le futur, au-delà du seul sort de l'Allemagne, semble ne déployer que le prolongement d'une profonde désolation.
Les apories de la modernité et le parfum des femmes
A l'exception d'un seul homme - l'amant italien de Sophia -, les personnages masculins de ce roman n'ont pas de nom. Cette absence d'identité est particulièrement bien représentée dans un épisode où les toiles d'un peintre anonyme, signées "N.N.", sont à sa mort déposées sur le trottoir. Les femmes échapperaient-elles à la perte d'identité par manque d'historicité ? On retrouve là, entremêlée aux interrogations sur les apories de la modernité, un questionnement sur les places relatives des sexes qui rapproche ce roman, en dépit des différences de style, de ceux de Houellebecq. C'est sans doute pourquoi Jirgl, dans les pages ultimes du livre, brosse un portrait au vitriol de ce dernier et prévient ainsi toute tentation d'établir une similitude : il ne croit pas aux "Sciences Fisiques" comme issue possible.
"Telematic Raiders : quelques intellectuels ratés; en manque permanent d'intellect, d'émotions, de sexe ; qui se languissent au plus haut point d'1 monde de conventions : les Bons Usages auxquels chac1 se tient - & ils décident ce qui est juste. Destructeurs parce que conservateurs frustrés ; destructeurs parce que déçus par les slogans des révolutionnaires & leurs retombées, - réfugiés dans des pulsions virtuirréelles, détournés de la chair & sans pieds sur terre, en revanche un regard obstiné brouillé sur les théories des particules élémentaires farfouillant après la Vraie Vie dans les poubelles comme les clochards après 1 bout à se mettre sous la dent, l'idée des Sciences Fisiques Pures à nouveau comme bouée de sauvetage & religion=1-night-passade pour trouver une vraie raison de vivre." (p. 479)
Quand bien même aucun remède n'est proposé au renégat, ce produit de l'histoire allemande et de la modernité occidentale, pour l'aider à trouver une "vraie raison de vivre", la toute fin du roman suggère que les femmes ont une légèreté qui en font les dernières à détenir le secret de la joie. Allongé, le narrateur suit du regard Elisabeth et Sophia qui s'éloignent et dont les arômes parviennent encore jusqu'à lui : "Le parfum des femmes -, é: de l'homme subsiste moins qu'1 ombre." Mais quelque chose en lui pourrait alors renaître : "Aussi pourrais-je laisser se réenflammer mon désir d'elles" (p. 521). Aimer, pour redevenir vivant, ce n'est sans doute pas très original, mais a l'avantage de laisser in fine le lecteur reprendre pied au terme d'un voyage bousculé et passionnant.
Pour citer cette ressource :
Anne Lemonnier-Lemieux, Une lecture du roman de Reinhard Jirgl, Renégat, roman du temps nerveux, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), avril 2012. Consulté le 26/12/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/allemand/litterature/rda-et-rfa/wendeliteratur/une-lecture-du-roman-de-reinhard-jirgl-renegat-roman-du-temps-nerveux-