Vous êtes ici : Accueil / Histoire et société / Histoire / Le « boa » et ses proies : l’Empire bismarckien et ses opposants idéologiques (1871-1890)

Le « boa » et ses proies : l’Empire bismarckien et ses opposants idéologiques (1871-1890)

Par Haris Mrkaljevic : Doctorant - ENS de Lyon
Publié par Cécilia Fernandez le 31/05/2023

Activer le mode zen

Cet article présente la vie institutionnelle de l'Empire allemand sous le chancelier Bismarck, dans un système que l'on peut qualifier de monarchie constitutionnelle aux accents autoritaires, et dans lequel coexistaient une constitution impériale et une multitude de constitutions locales. Est décrit également le fonctionnement du ((Bundesrat)) et du ((Reichstag)), en lien avec le gouvernement présidé par le chancelier impérial. L'article s'intéresse ensuite aux luttes d'influence opposant l'Empire bismarckien à ses adversaires politiques, tels que les catholiques du ((Zentrum)), les Alsaciens-Mosellans, les sociaux-démocrates ou encore les libéraux du ((DFP)).

Cet article correspond à la version écrite d'une visio-conférence organisée le jeudi 16 mars 2023 par Stéphanie Chapuis-Després (Université Savoie - Mont Blanc).

Caricature publiée dans le magazine Kladderadatsch de Bismarck proposant 2 oeufs aux députés du Reichstag: dissolution ou lois anti-socialistes, nommées "Sozialistengesetze"

Caricature: "Für die Commission zur Berathung des Socialisten-Gesetzes", 1884
Source: hebdomadaire satirique allemand Kladderadatsch

 

L’Empire bismarckien et son édifice institutionnel

Proclamation de l'empire allemand à Versailles

Anton von Werner La proclamation de l'Empire allemand (3ème version), 1885
Source: Wikipedia

En Allemagne, la Confédération germanique, née en 1815 et disparue en 1866, est marquée par la rivalité austro-prussienne. Ensuite, dans un processus marqué par des guerres successives d’unification menées par la Prusse, l’Allemagne voit naître sur son sol un État incluant d’abord les pays du nord de l’Allemagne (Confédération de l’Allemagne du nord, 1867-1871), puis également les pays du sud (Empire allemand, 1871-1918). Il faut souligner que l’Autriche, vaincue militairement par la Prusse en 1866, ne fait plus partie du projet national allemand et se tourne davantage vers l’Europe centrale. L’Empire allemand est proclamé le 18 janvier 1871 dans la galerie des Glaces à Versailles, au moment où la France est vaincue par une alliance militaire allemande dirigée par la Prusse.

Cet Empire est dirigé par un monarque et possède une constitution garantissant des droits aux citoyens. Toutefois, cet Empire n’est pas une monarchie parlementaire. En effet, le chef du gouvernement (le chancelier impérial) n’est pas responsable devant le parlement, mais seulement devant l’empereur. L’Empire allemand est une monarchie constitutionnelle avec des accents autoritaires, voire une monarchie autoritaire avec parlement. Malgré quelques formes libérales, l’aspect autoritaire du Kaiserreich n’échappe pas à certains observateurs de l’époque. Dans sa Critique du programme de Gotha, rédigée en 1875 et publiée en 1891, Karl Marx décrit l’Empire allemand comme :

[Ein Staat], der nichts andres als ein mit parlamentarischen Formen verbrämter, mit feudalem Beisatz vermischter und zugleich schon von der Bourgeoisie beeinflußter, bürokratisch gezimmerter, polizeilich gehüteter Militärdespotismus ist.

Portrait de Guillaume Ier dans son cabinet de travail. L'Empereur nous regarde, tenant ses lunettes dans une main et des parchemins dans l'autre, qui repose sur le dossier d'un fauteuil

Paul Bülow Guillaume Ier dans son cabinet de travail,1883

Comment cet aspect autoritaire s’incarne-t-il dans la vie institutionnelle de l’Empire ? Premièrement, la constitution impériale est grandement inspirée de celle de la Confédération de l’Allemagne du nord. Cette confédération dominée par la Prusse était une sorte de prototype de l’Empire allemand, sans les États du sud comme la Bavière, le Bade et le Wurtemberg. La rédaction de sa constitution avait été supervisée par Otto von Bismarck, le ministre-président prussien. Or, Bismarck était attaché à une vision autoritaire du pouvoir. Pour lui, le gouvernement ne devait pas être responsable devant le parlement, car cela impliquerait une ingérence du législatif dans l’exécutif. En ce sens, le 15 mars 1884, Bismarck affirme devant le Reichstag impérial :

Es [das Parlament] soll verhindern können, daß schlechte Gesetze gemacht werden, es soll verhindern können, daß das Geld des Landes verschwendet wird; aber regieren, meine Herren, kann es nicht.

En réalité, la séparation stricte des pouvoirs prônée par Bismarck fonctionnait à géométrie variable : l’exécutif pouvait actionner des leviers pour faire pression sur le parlement. Le chancelier, en concertation avec le Bundesrat, pouvait procéder à la dissolution du Reichstag. À l’inverse, le Reichstag ne pouvait pas exercer de véritable contrôle sur le chancelier, si ce n’est par le biais des votes de lois.

Photographie en noir et blanc de Bismarck en uniforme de cuirassier, de profil

Otto, Fürst von Bismarck-Schönhausen, 1871
Source: Bundesarchiv CC BY-SA 3.0 de
 

Au sein de l’Empire allemand, chaque État fédéré garde une forme de souveraineté domestique. Il possède une administration propre qui co-existe sur son sol avec l’administration impériale. Chaque État peut également lever des impôts directs. Surtout, chaque État garde son système politique préexistant, ce qui implique la coexistence sur son territoire de la constitution allemande et de la constitution locale. L’Empire allemand comporte en son sein royaumes, grands-duchés, duchés, principautés et villes libres. Chacun de ces États conserve son gouvernement local et son souverain. Louis II reste le roi de la Bavière. Guillaume Ier est l’empereur allemand, mais il est aussi le roi de Prusse.

D’ailleurs, la coexistence en Allemagne de différentes constitutions permet à la fois de nuancer et de renforcer l’argument selon lequel l’Allemagne était un pays autoritaire. Certes, l’Empire était dominé par la Prusse, qui avait des aspects autoritaires. La Prusse couvrait deux tiers du territoire allemand et deux tiers des Allemands étaient aussi des Prussiens. Mais cela signifie qu’un tiers des Allemands vivaient dans d’autres États fédérés, avec des formes diverses de gouvernements locaux. La Bavière était réputée pour être un royaume libéral. La ville libre de Hambourg disposait d’une constitution républicaine. D’autres États, au contraire, étaient considérés comme plus rétrogrades que la Prusse. Le grand-duché de Mecklembourg-Schwerin était connu pour être l’État le plus arriéré d’Allemagne. C’était un pays sans constitution moderne où la vie politique était régie par des textes datant de 1755, avec une dynastie régnante particulièrement autoritaire.

Dans l’Empire, ces différences entre la constitution allemande et les constitutions locales font que les citoyens sont soumis à plusieurs systèmes électoraux différents. Par exemple, un citoyen originaire de Prusse vote pour élire les membres du Reichstag allemand, mais il vote aussi pour élire les membres du Landtag de Prusse. Toutefois, comme ces deux assemblées dépendent de deux systèmes constitutionnels différents, on ne vote pas de la même manière et les votes n’ont pas le même poids. Les élections du Reichstag fonctionnent selon le suffrage universel (masculin), tandis que les élections du parlement prussien sont régies par le système des trois classes, institué par la constitution prussienne de 1850. Les élections du Reichstag fonctionnent avec un mode de scrutin égalitaire, direct et secret (un homme = une voix). Les élections du Landtag de Prusse sont inégalitaires et publiques : la voix du grand propriétaire terrien ou du grand bourgeois vaut plus que celle d’un ouvrier ou d’un paysan, puisque le poids du vote de chacun dépend des impôts dont il s’acquitte.

Karte Deutsches Kaiserreich

Deutsches Reich 1871-1918 (Kaiserreich), Landkarte
Bibliographisches Institut in Leipzig

Dans l’Empire allemand, une grande autonomie est donc laissée aux États fédérés. Mais l’Empire exerce tout de même des compétences à l’échelle fédérale. Surtout par le biais de son exécutif, il est responsable de l’armée et de la politique extérieure. L’Empire possède également un pouvoir législatif grâce au Bundesrat et au Reichstag. Le Reichstag vote les budgets de l’armée allemande, mais il exerce aussi d’autres compétences : il légifère sur la politique douanière de l’Allemagne, la circulation des biens et des personnes, le système monétaire, l’organisation des chemins de fer, de la poste et du télégraphe, les unités de mesure, la réglementation de l’artisanat, du commerce et de l’industrie, etc. Ainsi, dès sa création, le Reichstag allemand contribue à rationaliser l’économie et le commerce, de même que l’importation et l’exportation de marchandises à l’échelle allemande.

Concrètement, pour que l’Empire puisse promulguer une loi valable sur tout son territoire, l’accord des majorités du Reichstag et du Bundesrat sont nécessaires. Si les membres du Reichstag sont élus par les citoyens allemands et représentent des circonscriptions, ce n’est pas le cas des membres du Bundesrat. En fait, à l’échelle allemande, le Reichstag est la seule institution politique dont les membres sont élus directement par les Allemands. Les Allemands n’élisent pas non plus le chancelier, puisque ce dernier est nommé par l’empereur. Les membres du Bundesrat, quant à eux, représentent les États et sont choisis directement par le gouvernement de chaque État fédéré. Sont donc présentes au Bundesrat des délégations envoyées par les États. Naturellement, la Prusse possède la délégation la plus nombreuse, la seule capable de poser un veto au Bundesrat. Vu que ses membres sont choisis par les gouvernements et non par les citoyens, le Bundesrat est une institution plus conservatrice et plus élitiste que le Reichstag. Présidé par le chancelier, il possède un vrai pouvoir de contrôle sur le Reichstag : premièrement, parce que son accord est nécessaire à la promulgation d’une loi ; deuxièmement, parce qu’il possède le droit (en vertu de l’article 24 de la constitution impériale) de dissoudre le Reichstag en concertation avec le chancelier.

L’Empire bismarckien dans ses rapports avec les opposants idéologiques

Même s’il n’est pas légalement tenu de le faire, le chancelier peut se rendre au Reichstag pour défendre ou appuyer certains projets de loi. Le vote du Reichstag est nécessaire pour faire promulguer une loi : de ce fait, le Reichstag exerce un contrôle sur les affaires de l’Empire. Cependant, le droit de dissolution, détenu par le chancelier et le Bundesrat, permet au chef du gouvernement de faire pression sur le parlement. Ainsi, en 1878, l’empereur Guillaume Ier subit deux attentats attribués à des sympathisants du mouvement social-démocrate. En réponse à cela, Bismarck tente de faire passer des lois visant à réprimer ce mouvement. Or, même s’il a l’accord du Bundesrat, le chancelier n’arrive pas à fédérer le Reichstag derrière ses projets. Devant cette impasse, le Bundesrat, en concertation avec le chancelier, vote la dissolution du Reichstag. De nouvelles élections parlementaires sont organisées, ce qui mène à la formation d’une nouvelle majorité, plus sensible aux discours sécuritaires. Bismarck réussit à faire passer les lois antisocialistes, notamment grâce au soutien des députés conservateurs, dont les partis ont réalisé une percée significative lors des élections.

L’exemple ci-dessus montre que pour mener des politiques répressives, le chancelier s’appuie sur la constitution impériale et les compétences qui lui sont garanties par cette dernière. Bien sûr, en 1878, certains partis politiques condamnent les lois antisocialistes, les considérant comme profondément liberticides et discriminatoires. Mais le pouvoir tente d’apporter des justifications légales à ses actions, arguant surtout du caractère dangereux ou supposément dangereux de ses opposants idéologiques.

Il faut noter que dans le cadre de ces actions, le chancelier peut profiter du soutien de certains groupes parlementaires présents au Reichstag. Au sein même de l’assemblée, les pouvoirs du Reichstag sont utilisés par certains groupes parlementaires pour mener des politiques parfois considérées comme liberticides par les adversaires. Ainsi, au début des années 1870, Bismarck s’appuie sur le Reichstag pour mener une politique de séparation de l’État et de l’Église catholique (épisode du Kulturkampf). Au Reichstag, le groupe national-libéral s’engage pour cette séparation. En 1871, les nationaux-libéraux veulent empêcher les prêtres catholiques d’exprimer des opinions politiques pendant leur office et d’influencer de cette manière les élections parlementaires. Pour ce faire, ces députés utilisent une compétence du Reichstag, qui est celle de pouvoir modifier le Code pénal (le Strafgesetzbuch). En mettant en place des peines de prison pour les ecclésiastiques qui contreviendraient au bon usage de la chaire, les nationaux-libéraux et leurs soutiens modifient le Code pénal et tentent ainsi d’affaiblir l’Église catholique. Les partisans de l’Église dénoncent l’hypocrisie de cette loi : ils affirment notamment que les ecclésiastiques sont loin d’être les seuls à influencer les élections, puisque les patrons dans les usines exercent également des pressions sur leurs ouvriers. Pour eux, ces mesures, codifiées dans le paragraphe de la chaire (Kanzelparagraph), sont tendancieuses et réduisent la liberté des ecclésiastiques.

En 1872, l’interdiction de l’ordre des jésuites sur le sol allemand est encore plus mal perçue par les catholiques. S’y opposeront également les sociaux-démocrates et une grande partie des libéraux progressistes. Pour faire passer cette loi, les nationaux-libéraux utilisent le pouvoir du Reichstag de légiférer sur la libre circulation des personnes sur le territoire allemand. La justification apportée dans les débats est fondée sur la dangerosité ou la supposée dangerosité des jésuites. Il y est question d’expulser les jésuites hors du territoire impérial. Les élus opposés à ces mesures sont révoltés : ils demandent comment il est possible d’expulser d’Allemagne des jésuites qui sont pour la plupart nés en Allemagne de parents allemands. Pour ces députés de l’opposition, ce serait une mesure despotique qui contreviendrait à tous les fondements des systèmes juridiques modernes. À l’époque en Allemagne, il existe déjà un droit de nationalité : le terme d’Indigenat est présent dans la constitution allemande et garantit la nationalité allemande aux concernés. Pour les députés du Zentrum, le parti des catholiques allemands, l’expulsion des jésuites créerait des apatrides qui ne seraient rattachés à aucun système de droit. À cela, les nationaux-libéraux répondent en mettant en avant des arguments sécuritaires. Pour eux, les jésuites sont des individus dangereux. Même si l’on contrevient à certains principes de l’État de droit, c’est pour sauvegarder l’Empire allemand et cet État de droit. Pour les nationaux-libéraux, il ne faut pas tolérer, sur le sol impérial, la présence d’individus hautement hostiles à l’Empire et à ses fondements politiques. Les jésuites sont avant tout les agents radicaux de l’Église catholique : pour eux, l’obéissance au pape est plus importante que l’appartenance à l’Allemagne. De ce fait, ils se mettent eux-mêmes en dehors des limites du droit allemand et ne doivent pas être traités comme des citoyens allemands.

Ces arguments de la majorité sont partagés par Bismarck. Au Reichstag, le chancelier insiste souvent sur le danger que représentent les groupes subversifs. Dans la première décennie de l’Empire, la politique domestique de Bismarck se concentre souvent sur des ennemis ou des supposés ennemis intérieurs. Dans ce cadre, les justifications sécuritaires constituent une sorte de leitmotiv de la politique intérieure du chancelier. Bismarck désire renforcer la cohésion du jeune Empire : l’adhésion au projet national petit-allemand dominé par la Prusse constitue un enjeu important dans ce pays en réalité très hétérogène. En considérant les ennemis intérieurs désignés par le chancelier et ses soutiens, l’on constate qu’il s’agit de groupes surtout hostiles à la couronne prussienne et à la domination prussienne en Allemagne. Les catholiques allemands ont quelques sympathies pour l’Autriche et pour eux, l’hégémonie prussienne est le signe d’une domination protestante en Allemagne. La minorité polonaise vit majoritairement en Prusse où elle subit une politique de germanisation forcée, d’où d’une hostilité très forte envers l’Allemagne et surtout envers la Prusse. Les sociaux-démocrates sont antimonarchistes et s’opposent vivement à l’autoritarisme de la couronne prussienne.

Le cas des Alsaciens-Mosellans, qui viennent d’être annexés, mérite d’être décrit plus en détail. Eux aussi sont hostiles à l’Allemagne et surtout à la Prusse. Les territoires annexés en 1871 sont gouvernés de manière spécifique et sont presque sous tutelle prussienne. La présence militaire y est plus importante que dans le reste de l’Allemagne. Au sein de l’Empire, l’Alsace-Moselle est soumise à un statut spécial. À la différence des autres États membres de l’Empire qui constituent des États fédérés (Bundesstaaten), l’Alsace-Moselle est un territoire d’Empire (Reichsland). Pour se prémunir contre une éventuelle offensive militaire française, Bismarck fait renforcer la présence militaire dans ces territoires, décision qu’il justifie d’une part par la proximité de la France, d’autre part par l’hostilité des populations locales envers l’annexion. En 1871 est institué en Alsace-Moselle le Diktaturparagraph, qui permet, en cas de danger pour la sécurité publique, de prendre des mesures d’exception visant à suspendre les libertés de réunion, d’association et de presse. Ce Diktaturparagraph ne sera aboli qu’en 1902. De manière générale, l’octroi de droits en Alsace-Moselle ne se fait que très progressivement. Dans les premières années de l’Empire, les territoires annexés sont exclus des institutions impériales, chose qui ne sera corrigée que graduellement. À partir de 1874, les Alsaciens-Mosellans peuvent envoyer quinze députés au Reichstag. Mais ce n’est qu’à partir de 1911 qu’une délégation alsacienne-mosellane active de trois membres peut être envoyée au Bundesrat.

Dans ces territoires, l’absence d’une dynastie régnante fait que l’empereur allemand assure le rôle symbolique du monarque local. Il nomme directement un gouverneur (un Statthalter) qui siège à Strasbourg. La seule institution locale composée d’autochtones est le Landesausschuß, sorte de parlement local dont les membres sont élus par les conseils municipaux d’Alsace-Moselle. Concrètement, pour que des mesures soient mises en place dans les territoires annexés, il faut que plusieurs organes et personnes se concertent. Dans ce processus de concertation sont pris en compte les avis de l’empereur allemand, du chancelier impérial, du gouverneur, du Bundesrat, du Reichstag et du Landesausschuß. Ainsi, la population locale n’a pas son mot à dire dans ce processus, mis à part les membres du Landesausschuß qui ne sont pas élus directement par les Alsaciens-Mosellans.

Caricature Bismarck, un couteau entre les dents, sur lequel est gravé "dissolution", gave une oie avec une feuille intitulée "lois d'exception". Cette oie porte sur le flanc la mention "Reichstag"

Caricature: Le chancelier Bismarck nourrit de force une oie portant l'inscription Reichstag avec un document intitulé "lois d'exception", 1878
Source: hebdomadaire satirique allemand Kladderadatsch

Par conséquent, que ce soit avec les sociaux-démocrates, les catholiques allemands ou les Alsaciens-Mosellans, Bismarck et ses soutiens manœuvrent avec des interdictions et des restrictions, en s’appuyant sur un arsenal législatif et institutionnel dont les fondements légaux ou moraux sont contestés par les adversaires idéologiques du chancelier. Face à ces politiques agressives dont l’objectif est de réduire la marge de manœuvre de groupes considérés comme subversifs, les tenants de ces groupes visés par le chancelier dénoncent des mesures liberticides, voire des violations de droits fondamentaux, sans oublier de mettre en évidence des vices de procédures et autres entorses aux lois.

En 1874, Bismarck subit un attentat de la part d’un jeune catholique. Quelques mois plus tard, il se rend au Reichstag où un échange très tendu avec les députés du Zentrum se produit. Au cours de ces débats, le chancelier affirme qu’il s’est entretenu personnellement avec le jeune homme qui a tenté de l’assassiner. En fait, dit-il, il a procédé à une sorte d’interrogatoire personnel, au cours duquel le jeune homme lui aurait avoué avoir été influencé par les idées du Zentrum. Pour Bismarck, c’est la preuve que le Zentrum est un parti d’agitateurs. Dans une atmosphère tendue, la parole est donnée à Ludwig Windthorst, le chef du parti des catholiques. Au cours de son intervention, Windthorst souligne qu’aucune base légale ne permettait à Bismarck de conduire lui-même un interrogatoire. Dans aucun droit processuel, insiste Windthorst, une victime ne peut interroger elle-même le présumé coupable. Et surtout : même si les dires de Bismarck s’avéraient exacts, cela ne peut représenter une quelconque preuve de la supposée dangerosité du Zentrum. Une parole obtenue dans un tel contexte n’a pas de réelle valeur juridique.

Pour ces raisons, nombreuses sont les forces qui, au sein de l’Empire bismarckien, voudraient que le Kaiserreich s’engage dans un processus de parlementarisation. Que ce soit d’un point de vue ethno-national, confessionnel ou idéologique, l’Empire allemand est loin d’être une entité homogène. Pour cette raison, il convient d’insister sur la diversité présente au sein de cet État petit-allemand. De très larges parties de la population sont favorables à une organisation différente de cet Empire. Avec le succès grandissant des sociaux-démocrates, cette tendance ne fait que se renforcer jusqu’à la fin de l’Empire. Mais dès l’époque bismarckienne, de nombreuses voix s’élèvent pour appeler à des changements plus ou moins profonds.

Parmi ces voix, il y a celle des libéraux les plus attachés à l’État de droit et au respect de la constitution. Ces libéraux, notamment représentés par le DFP (le parti progressiste), souhaitent que l’Empire allemand devienne une monarchie parlementaire avec un gouvernement qui serait responsable devant le parlement. Le DFP, parti très urbain apprécié par la bourgeoisie nord-allemande, attire dans ses rangs des grands industriels, mais aussi des hommes issus de professions intellectuelles et libérales, notamment des professeurs, des journalistes, des avocats, etc.

Les catholiques allemands, quant à eux, sont conscients de représenter une minorité confessionnelle en Allemagne. Même s’ils sont fidèles à l’Église catholique romaine et défendent des valeurs conservatrices, les catholiques allemands ne sont pas fondamentalement opposés à une libéralisation du régime, puisque celle-ci poserait davantage de garde-fous contre le pouvoir de l’exécutif. Leur calcul en tant que minorité est simple : la libéralisation permettrait un plus grand partage des pouvoirs, de cette manière le pouvoir serait moins concentré et moins sujet aux dérives autoritaires dont les catholiques se disent victimes. Dans le même ordre d’idées, le Zentrum est un parti fédéraliste qui lutte pour l’autonomie des minorités ethno-confessionnelles.

Des idées proches sont justement présentes au sein des minorités défendues par le Zentrum (Alsaciens-Mosellans, Polonais). Bien sûr, ces dernières sont plus radicales que le Zentrum sur le plan de leurs revendications ethno-nationales : les Polonais voudraient obtenir l’indépendance et les Alsaciens-Mosellans sont favorables à un rattachement à la France. Mais à défaut de voir ces volontés se réaliser, ces minorités préféreraient vivre dans une Allemagne parlementarisée plutôt que dans cette Allemagne bismarckienne qu’ils considèrent comme un pays autoritaire. Ainsi, ces minorités voudraient également que l’Allemagne se libéralise, ce qui leur permettrait de davantage faire valoir leurs droits en tant que minorités.

Enfin, un dernier groupe qui mérite mention sont les sociaux-démocrates, mouvement hétérogène comptant en son sein des socialistes, des communistes, voire des anarchistes. À l’époque bismarckienne, le mouvement dénonce avec véhémence les aspects autoritaires de l’Empire allemand. Bien sûr, des dissensions internes existent quant à la modalité d’une prise de pouvoir et à la forme de gouvernement souhaitée, mais les sociaux-démocrates désirent généralement abolir l’Empire et mettre en place un pouvoir clairement démocratique.

 

Télécharger le Power Point de Haris Mrkaljevic [PDF]

Pour citer cette ressource :

Haris Mrkaljevic, "Le « boa » et ses proies : l’Empire bismarckien et ses opposants idéologiques (1871-1890)", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mai 2023. Consulté le 05/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/allemand/civilisation/histoire/le-boa-et-ses-proies-l2019empire-bismarckien-et-ses-opposants-ideologiques-1871-1890