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La traduction comme métamorphose : une lecture de Bernard Simeone, à la lumière d’une expérience de traductrice d’Amelia Rosselli

Par Marie Fabre : Maître de Conférences - ENS de LYON
Publié par Alison Carton-Kozak le 28/04/2016

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Dans ce texte, Marie Fabre tente une lecture de ((Ecrire, traduire, en métamorphose)) de Bernard Simeone à l’aune de sa propre expérience de traduction, concentrée sur la poésie d’Amelia Rosselli. Elle interroge ainsi le miroir que lui tendent les écrits de Simeone, retraçant les différentes étapes du processus de traduction telles qu’elles y apparaissent. Elle s’attache d’abord à la question de l’identité du traducteur et de la définition du désir qui sous-tend toute activité de traduction, insistant sur le fait que celle-ci nous met devant une énigme du texte qu’il s’agit de transmettre, et non de résoudre. La suite de son intervention se concentre sur la reprise d’une idée de traduction comme « métamorphose » et « variation », proposant une tentative d’illustration de ces notions à travers quelques remarques sur son travail de traduction de la poésie d’Amelia Rosselli, et notamment du long poème ((La libellula)).

Pour cette intervention il m’a été demandé de rendre compte de ma lecture du livre Ecrire, traduire, en métamorphose à la lumière de mon expérience de traductrice, une expérience somme toute encore limitée et concentrée sur la poésie d’Amelia Rosselli. Les écrits de Bernard Simeone dont il est question ce soir m’ont accompagnée dans toutes mes récentes interventions sur le sujet, m’offrant, plus que toute théorie de la traduction, le miroir d’une pratique, renvoyant à la radicalité d’un « faire » qui est un « écrire », un geste d’écriture ; le miroir aussi d’une identité de traducteur.

Ce sera là le premier point de ma lecture. Car cette identité du traducteur ne se laisse pas définir aisément : et dans ses textes, Simeone semble sollicité par une remarque de Fortini qu’il cite à plusieurs reprises, où le poète italien note que le traducteur, se faisant passeur, échappe, ou, selon les mots de Fortini, « parvient à refouler une des données de base de la condition poétique post-romantique, à savoir l’absence de légitimité et de mandat social, qui a pris la forme courante de l’angoisse devant la page blanche, d’aphasie, etc. » Ainsi le traducteur serait-il protégé du risque majeur de l’écriture, de la question taraudante d’une justification pour sa prise de voix, celle-ci étant en quelque sorte pré-légitimée par le texte premier. Simeone, cependant, ne semble citer Fortini que pour s’en éloigner, lui répondant par la bande en se concentrant sur ce qui fonde la pratique d’écriture qu’est la traduction poétique, à savoir un rapport au texte qui n’a rien d’instrumental, où ce dernier ne se présente pas comme alibi, mais comme expérience pour laquelle Simeone n’hésite pas à convoquer le vocabulaire religieux de la gnose, d’une « révélation instantanée » que la traduction viendrait prolonger. C’est ainsi qu’en suivant Simeone, on devrait réinterpréter en fonction d’un dévoilement les mots de Calvino selon lesquels « traduire est la meilleure manière de lire un texte » : « Je demeure persuadé que le faisceau de sens qui constitue le texte n’est révélé au traducteur que dans et par l’acte même de traduire, qui n’est pas fidélité à une lecture première, mais, en elle-même, lecture essentielle, incomparable. » (p. 34)

Cette lecture est soutenue par un désir qui est sans doute le centre de l’expérience du traducteur : Simeone insiste que c’est « la force du texte originel qui impose de le traduire », parle encore d’impériosité, d’urgence, de « désir irrépressible d’avoir un poème dans sa langue ». Et c’est avant tout dans ce désir que je reconnais ma propre expérience, la rencontre avec la poète que j’ai traduite, Amelia Rosselli, m’ayant immédiatement communiqué une urgence provoquée par ce qu’il a bien fallu que j’appelle, pour moi-même, le mystère de cette poésie – pour moi-même, parce qu’il s’agissait avant tout de ce que cette poésie me faisait, et que je ne comprenais pas. Traduire et apprendre à lire, traduire et apprendre à entendre Rosselli, étaient alors des nécessités réciproques, cependant cette entreprise n’avait pas pour but l’élucidation, mais tout au plus l’exploration, la rencontre. Pour reprendre les mots de Simeone, l’objet de ce désir est une « vibration interne du texte original, cette vibration étant irréductible à la somme et à l’interaction des composantes de l’analyse », autrement dit l’irréductibilité du texte à toute synthèse, tandis que l’objet de la transmission dynamique devient « cette énigme qu’on ne saurait dire. C’est là le paradoxe qui structure la réflexion de B. Simeone, c’est lui qui sous-tend la polémique sur la notion de « transmission » comme « communication », alors que ce que la traduction cherche à transmettre est justement l’opacité, l’écart dont se nourrit le texte original, sa manière d’être, comme toute écriture, le lieu de l’impossible. En dernier ressort, l’idée de traduction qui se dégage des écrits de B. Simeone apparaît avant tout comme idée de ce qu’est la poésie et de ce qu’est l’expérience poétique, qui ne se nourrit pas d’un savoir, mais se fait avant tout expérience de la résistance au savoir : « Donner naissance à un être qu’on ne sait pas, et qui lui-même s’ignorera à jamais » (Ecrire, traduire, p. 8). Il souligne autre part que comme l’écrivain, le traducteur craint mais vise à être dépossédé de son propre texte, prenant en faux la définition de Solmi qui, basée sur l’idée de rivalité mimétique, renvoyait implicitement à la traduction comme appropriation. Pour ma part, j’ajouterais que cette dépossession, cette impression que le texte existe dans notre langue, qu’il tient tout seul, est même la seule sensation de réussite qui s’attache à la traduction.

Suivons B. Simeone jusqu’à la prochaine étape : la traduction, dans sa phase créatrice de recherche, c’est-à-dire avant qu’elle ne se cristallise, ouvre selon lui à un « Moment où la lointaine empreinte de Babel se fait concrète, où le traducteur identifie en lui le désir du texte par-delà toutes les traductions, en quelque langue que ce soit, qu’on peut en proposer, mais aussi par-delà sa forme originale, jusqu’alors référent suprême. » (Au feu de la controverse, p. 36) Dans cette phase se profile « l’existence potentielle d’un troisième texte, hors de toute langue existante ou les unissant toutes, et pourtant écrit, qui serait la somme du texte premier et de toutes ses résonances lors du passage dans les autres langues. » (Ecrire, traduire, p. 10) Que nous dit l’image du troisième texte ? Elle fait d’abord penser à la tierce cité par laquelle Calvino définissait l’utopie, « née du heurt entre les nouveaux conditionnements extérieurs et intérieurs ». C’est la vision d’une extension maximale du texte, une virtualité « magmatique » à travers laquelle la traduction se fraie un chemin. C’est-à-dire que les choix faits en traduction se détachent sur un ensemble de potentialités qui appartiennent au texte premier, et en délimite les contours. C’est l’idée d’une matrice qui permet l’interprétation, au sens musical, ou la variation.

C’est ainsi qu’il faut comprendre Simeone quand il déplace le concept de transmission en lui accolant celui de « métamorphose », comme le veut le titre du livre et de son essai d’ouverture. Cette « métamorphose » n’est pas un gage de permissivité totale par rapport au texte original, elle doit être « réalité vécue dans le corps du texte ». L’idée de métamorphose, qui reprend peut-être sans le vouloir l’un des termes indiquant la traduction dans le monde romain (« vertere »), permet chez Simeone de penser la traduction comme expérience littéraire plutôt que comme expérience linguistique, et de voir, derrière la perte qui la caractérise, l’occasion qu’elle représente. C’est en effet en vertu de cette expérience qu’il existe un horizon positif de la traduction, qui, si elle parvient à arriver en fin de compte à se faire « texte », accueille forcément, dans la même mesure qu’elle retranche : s’il y a un « en moins » de la traduction, alors il y a un « en plus ». Cet « en plus » ne se définit cependant pas comme un excédent vis-à-vis du texte original, mais plutôt, justement, comme une métamorphose, ou, selon un procédé cher à la poète que je traduis, une variation.

B. Simeone, p. 10 : « Ainsi la traduction, par son effet de retour sur l’original, accomplit-elle sur celui-ci plus qu’une lecture critique : il s’agit de variations et d’amplification, voire de transposition instrumentale, apte à mettre en évidence, par le passage à d’autres registres, des potentialités du texte jusqu’alors inaudibles, potentialités qui réactualisent le mythe d’une expression antérieure à la fracture de Babel. »

En laissant une fois de plus de côté les résonances benjaminiennes de ce passage, je voudrais m’attarder sur une idée qui m’a beaucoup frappée à la lecture, celle d’une amplification du texte et d’une mise à nu de certaines virtualités qui est sans doute l’expérience, parfois enthousiasmante et parfois paralysante, de tout traducteur. Paralysante, car la phase « magmatique » dont parle B. Simeone ne se nourrit pas seulement d’exaltation, mais aussi d’angoisse : au moment où les possibles du texte s’ouvrent, c’est un vertige qui touche à toutes ses composantes : la polysémie de ses images ou de sa syntaxe, l’étendue de sa langue, les couches de mémoire poétique déposées plus ou moins visiblement dans le texte. Avec Amelia Rosselli, j’avais affaire à des virtualités multipliées par le plurilinguisme de cet auteur, qui a écrit en français, en anglais et en italien pour finir par se fixer sur un italien permettant tous les glissements entre ces trois langues. Sa langue était déjà, comme elle l’a écrit, « un babelare commosso », « un babèlement émotif ». Mais son plurilinguisme ne s’arrêtait pas au trilinguisme. La langue italienne de Rosselli est en effet marquée par un haut degré d’instabilité, d’impureté, voire d’incorrection. Son plurilinguisme joue à différents niveaux : langues, registres, mais aussi états de la langue. Rosselli mène un travail de linguiste qui se nourrit de tous les phénomènes syntaxiques et morphologiques que l’italien peut offrir, et dont elle va chercher, en lectrice, grammairienne et anthropologue expérimentale, les tournures familières comme les archaïsmes les plus éloignés (voire inventés), en passant par une langue poétique d’ascendance symboliste ou décadente. Sa langue connaît ainsi une extension virtuelle très vaste : elle s’étend potentiellement du Moyen Age à son époque, tout en privilégiant certains répertoires poétiques (le provençal, le symbolisme), et se permet toutes formes de décrochements de registre.

C’était bel et bien cette extension et cette profondeur historique de sa langue qu’il s’agissait d’amener au texte français, et le but ici est bien d’aboutir à un travail sur la langue d’arrivée elle-même, un travail qui va participer du défrichage de cette langue, faire remonter des possibilités impensées ou encore, comme je l’ai dit dans une postface, faire apparaître des « angles morts ». C’est en vertu de l’étrangeté reproduite, redoublée, parfois réinventée par la traduction que cette dernière trouve sa dignité particulière, au-delà de la diffusion d’un texte et d’une culture dans une autre langue et une autre culture. C’est dans ce sens-là que B. Simeone affirme que la traduction est « une chance donnée à [sa propre langue] de remettre en cause ses certitudes et ses limites à travers l’irruption dans son espace d’œuvres et d’écritures étrangères », ajoutant qu’ « En cela, elle ne se contente pas de refléter une origine, elle élargit le champ d’expression de la langue d’arrivée. »

Pour cela, la traduction doit cependant mettre en place, dans la langue d’arrivée, les procédés mis en jeu par l’auteur. L’extension presque illimitée du texte laisse place au travail formel, que Bernard Simeone nomme sans jamais nous faire pénétrer dans son atelier. C’est à travers la contrainte que vont se redéployer les potentialités du texte, pour en former une nouvelle variation, une possible amplification. Ce travail d’écriture, que B. Simeone renvoie à sa radicalité, est le moins facile à approcher, et c’est pourtant à travers lui que la traduction peut fonctionner comme « greffe », dans la mesure où se mettent en place des mécanismes qui agissent d’une langue à l’autre, d’une langue sur l’autre. Avec Rosselli, je pouvais m’appuyer sur un ensemble de procédés formels ayant à la fois trait à la structuration des poèmes (anaphores, répétitions, reprises, glissements syllabiques) et à un système métrique qui m’a forcée à retravailler la syntaxe dans le sens d’une compression du vers. Ces caractéristiques formelles étaient toutefois autant de « chevilles » pour le poème, et c’est au moment je me suis mise à travailler dans ce sens que j’ai pu être surprise par la capacité du poème à se régénérer par moments de lui-même en traduction (et c’est cette capacité du poème qui a renforcé ma certitude de me trouver devant un « grand » texte poétique). C’est ce que je voulais indiquer en parlant de « greffe » : le dispositif de Rosselli, transposé en français sans être dupliqué, faisait naturellement apparaître de nouvelles sonorités, de nouveaux réseaux syllabiques sur lesquels s’appuyer, et permettait même, et c’est là l’effet d’amplification, de créer de nouvelles formes de variations (la variation étant elle-même le procédé maître de Rosselli dans les œuvres que j’ai traduites).

Enfin d’autres surprises me sont aussi venues d’un second type d’extension sur lequel je finirai. Celui-ci est de nature plus directement littéraire ou culturelle : un effet d’amplification se crée aussi, nécessairement, au cours de la réinscription d’un texte étranger dans une autre culture – là où des échos inattendus et pourtant contenus dans le texte original se créent.

La Libellule, long poème de 650 vers, procède en partie par la reprise de matériaux poétiques déjà existants, empruntés à la tradition moderne (Campana, Rimbaud, Montale) mais pas seulement (Leopardi, pour ne rien dire de Dante). On a là aussi un réseau de références qui dessine les possibles du texte et en délimitent le champ poétique – et encore une fois, ce champ est très large. Traduire Rosselli veut aussi dire traduire une traductrice : compter avec le fait qu’elle-même, non seulement traduise et réinterprète des poésies étrangères dans le corps du poème, mais qu’elle fasse de même avec la poésie italienne, qui se trouve retraduite, réinterprétée dans sa propre langue. Écrire et traduire sont alors aussi proches que possible. Cela a pour effet, au moment du passage au français, de faire permuter et en quelque sorte « fermenter » la traduction : Rimbaud dont l’Hortense est reprise dans le texte, revient à sa langue, tandis que j’ai à mon tour affaire à Campana, à Montale, aux traductions françaises existantes et desquelles je me nourris pour retraduire ces auteurs en les réinscrivant dans le texte.

Comme pour la problématique plurilingue, le travail de traduction a consisté à chercher dans le français et ses différents états les ressources d’une perméabilité, à laisser filtrer des lectures, des recherches, parfois des inventions, jusqu’à la fréquentation de l’italien lui-même. Ce travail engage le traducteur dans sa propre mémoire, dans sa propre intimité avec les deux langues, et au fil de la traduction peuvent s’éveiller des virtualités insoupçonnées et pourtant bien présentes du texte lui-même. L’un des phénomènes qui m’a frappée, dans une strophe où Rosselli reprenait un vers de Campana, « abbracciata io l’aveva », est que ce vers, en traduction, malgré l’archaïsme, une nouvelle variation rimbaldienne : « j’ai embrassé l’aube d’été »/ « embrassée je l’avays ». Rosselli connaissait très bien Rimbaud, et sa propre mémoire joue dans ce sens à de nombreuses reprises, mais il est impossible de savoir si cette référence était consciente, alors qu’elle-même convoque Campana dans sa Note. Par le passage dans une autre langue, le texte provoque de nouvelles réminiscences, qui cependant ne sont pas hors de son extension première. Ne réveille-t-il pas ainsi des virtualités dormantes, de la même manière que le français est pour Rosselli langue et culture dormantes dans sa poésie italienne ? Il s’agirait alors d’une forme de dépôt invisible, d’une couche réactivée, éveillée par la traduction.

C’est quand la traduction se met à fonctionner comme caisse de résonance, qu’elle retrouve ou tout au moins recoupe la profondeur de champ propre au texte premier, qu’elle peut offrir une forme partielle d’amplification. Partielle évidemment, puisqu’il reste toujours tant à déployer : parlant de la résistance du poème, Simeone affirme qu’elle est « l’espoir et le futur du texte, ce qui de lui n’a pas été délivré, ou n’est pas encore lisible, et le sera plus tard, plus lointainement. C’est en différant l’heure d’une suprême lecture, d’une totale écoute, que le texte existe encore, et s’offre aux variations que lui feront subir les subjectivités successives appliquées à le déchiffrer, à le lire, à le faire leur ». On peut donc éloigner le spectre de « L’inhabileté fatale » (André Frénaud) que Simeone attribue à la lecture, mais qu’on peut tout aussi bien attribuer à la traduction, car elle est la condition même de toute interprétation.

 

Pour citer cette ressource :

Marie Fabre, "La traduction comme métamorphose : une lecture de Bernard Simeone, à la lumière d’une expérience de traductrice d’Amelia Rosselli", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), avril 2016. Consulté le 19/04/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/italien/langue/la-traduction/la-traduction-comme-metamorphose-une-lecture-de-bernard-simeone-a-la-lumiere-d-une-experience-de-traductrice-d-amelia-rosselli