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Rêves d’horizon dans «Julius Caesar»

Par Laurence Crohem : Docteur et agrégée d'anglais - Université de Lille III - Charles de Gaulle
Publié par Clifford Armion le 10/11/2011

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Dans la pièce, l'assassinat de Caesar semble être non seulement l'indice d'un trouble politique, mais aussi d'une temporalité problématique. L'assassinat paraît toujours être un horizon qui se dérobe, un événement qui n'a jamais lieu au présent, et semble offrir un changement de paradigme éphémère, chaque Romain, Brutus comme tous les autres, devenant un temps souverain potentiel et interchangeable. Se dessine alors l'idée d'une crise du self solidaire du trouble politique et temporel : hanté par d'autres, Brutus semble développer une étrange modalité du self. Quel horizon du soi l'assassinat de Caesar dessine-t-il ?

Cet article est issu du recueil "La Renaissance anglaise : horizons passés, horizons futurs" publié par Michèle Vignaux. Le recueil est constitué de travaux menés dans le cadre de l'Atelier XVIe-XVIIe siècles, organisé de 2008 à 2010 pour les Congrès de la SAES (Société des Anglicistes de l'Enseignement Supérieur) qui se sont tenus à Orléans, Bordeaux et Lille, respectivement sur les thématiques de « La résurgence », « Essai(s) » et « A l'horizon ». 

Quelques heures avant l'assassinat de Caesar, les conspirateurs Decius, Caska et Cinna peinent à s'accorder sur la localisation de l'est, l'endroit où le soleil point à l'horizon :

Decius Brutus. Here lies the east. Doth not the day break here?
Caska. No.
Cinna. O, pardon, sir, it doth, and yon grey lines
That fret the clouds are messengers of day.
Caska. You shall confess that you are both deceived.
Here, as I point my sword, the sun arises,
Which is a great way growing on the south,
Weighing the youthful season of the year.
Some two months hence, up higher toward the north
He first presents his fire, and the high east
Stands, as the Capitol, directly here. (JC, 2.1.100-110)

Ce désaccord n'est pas si mineur qu'il y paraît et se laisse interpréter à la fois comme l'indice d'un brouillage des repères spatiaux, tant géographiques que symboliques, et comme le signe d'un trouble de la temporalité : en rectifiant l'erreur supposée de Decius et de Cinna, et en associant le lever du soleil à la pointe de son épée, Caska renvoie à des espaces et à des temporalités problématiques. Le geste de Caska brandissant son épée au « levant véritable » est, en effet, polysémique : il semble désigner à la fois le lieu intradramatique qu'est l'est géographique théâtral, lieu où se situe Brutus, un peu à l'écart avec Cassius, qui représente ainsi un lever de soleil potentiel, et le lieu extradramatique situé à l'est du Globe qu'est la Tour de Londres, endroit associé à Jules César dans l'imaginaire élisabéthain. L'épée que Caska pointe ici à l'est est aussi celle qui frappera Caesar à l'acte suivant, chargée qu'elle est d'exprimer ce que les mots ne peuvent dire (« Speak hands for me! », JC, 3.1.76) : le geste indicateur de Caska semble ainsi désigner l'événement que constitue l'assassinat de Caesar comme étant l'est dont parlent Decius et Cinna, comme ce lever d'un jour nouveau, horizon à atteindre qui est à la fois promesse d'un temps et d'un calendrier nouveau et d'un nouvel espace politique.

Situé au milieu de la pièce (JC, 3.1.77), l'assassinat de Caesar s'offre structurellement comme un événement marquant un avant et un après, comme ce que l'on pourrait nommer « une borne temporelle », pour reprendre l'un des sens étymologiques du terme horizon. Si les suites historiques de l'assassinat de César que sont la naissance du deuxième triumvirat composé d'Antoine, Octave et Pompée, associée à celle de l'empire et de l'expansion vers l'Orient, sont de facto, connues des spectateurs élisabéthains et des spectateurs actuels, la pièce semble étrangement laisser cet après en suspens. Tout se passe comme si l'horizon de l'assassinat de Caesar était inaccessible et indépassable, comme si Caesar n'en finissait pas de mourir dans un temps étrange qui ne cesse de se diviser, comme si le colosse qu'est Caesar - pour reprendre les mots de Caska évoquant le colosse de Rhodes, statue d'Hélios, statue solaire qui marque la limite entre l'Orient et l'Occident - n'en finissait pas de s'effriter dans un temps mythique qui échappe à toute chronologie traditionnelle (« Why, man, he doth bestride the narrow world / Like a Colossus [...] », JC, 1.2.134-135).

La conspiration a lieu la nuit et agite un Brutus insomniaque qui n'aura de cesse de questionner son fidèle serviteur Lucius, dont le nom évoque la lumière, pour lui demander l'heure qu'il est. Alors que les références au temps et au jour fatidique s'accumulent dans la pièce, et que la date, les Ides de Mars, ne cesse d'être répétée, les prophéties associées au rappel que l'événement sera rejoué semblent indiquer que, dans l'économie de la pièce, l'assassinat n'a jamais lieu au présent, mais qu'il est à la fois répétition et matrice d'événements à venir, horizon qui toujours se dérobe et ne relève pas d'une temporalité chronologique.

Ces levers de soleil incertains paraissent interroger l'horizon politique ainsi que la transmission biologique du pouvoir des pères aux fils. Ils semblent aussi marquer la tentative éphémère d'inventer un lieu où le « soleil de Rome » serait en même temps un « fils de Rome » plutôt qu'un fils de Caesar ((L'homophonie entre son et sun, source de multiples jeux de mots dans l'oeuvre shakespearienne, travaille la pièce, des premiers discours de Brutus, qui se revendique « fils de Rome » et entend ne pas être indigne de cette filiation (« a son of Rome », JC, 1.2.172), jusqu'à l'éloge funèbre prononcé par Titinius en l'honneur de  Cassius : « The sun of Rome is set! » (JC, 5.3.63).)), où le pouvoir serait affaire de place, de lieu, et non de nature et de personne, où, affranchi de toute soumission à une filiation biologique, il pourrait être exercé par un citoyen quelconque et interchangeable.

L'hypothèse défendue ici est que la crise de légitimité du pouvoir politique et la tentation égalitaire qui lui succède très brièvement sont le reflet d'une crise du self, d'une crise du rapport de soi à soi, d'une mise en scène de l'interrogation de l'idée d'un sujet unique et souverain qui aurait accompli la rencontre de soi avec soi et aurait enfin trouvé son temps propre, ou, pour le dire autrement, d'une crise du sujet « plein » comme horizon. La fuite de Brutus et des conspirateurs peut, en effet, se donner à lire comme une tentative de trouver un temps propre, de poursuivre la tâche commencée et suspendue par les Ides de mars, d'atteindre l'horizon de la fin et de la rencontre de soi avec soi dans la mort. Pourtant, dans les tentes du camp guerrier, Brutus s'endort enfin et se réveille pour être hanté par le fantôme de Caesar, pour mourir en répétant la mort d'un autre dans le temps d'un autre, comme si se trouver soi était aussi disparaître, comme si s'inventait ici avec l'extinction des soleils, ce que j'appellerai, en reprenant les termes conjugués de J. Lacan et de R. Hillman, une forme d'aphanisis du soi. Être et disparaître enfin dans un même geste qui invente une étrange temporalité de soi, cela aura-t-il donc été le rêve de Brutus ?

1. L'horizon impossible de l'assassinat

Au-delà de la dimension politique, le geste des conspirateurs peut également s'interpréter comme une tentative de restaurer un temps liquide, celui de l'écoulement du sang, celui de Caesar, que lui-même décrit comme figé (JC, 3.1.39-42), et celui, récurrent, de la circulation de l'eau des fontaines et des marées (sur les métaphores liées au mouvement de l'eau dans la pièce, voir Velz, passim). Cette tension entre l'assassinat de Caesar comme fait historique unique marquant un avant et un après, présent inscrit dans une temporalité linéaire, et l'assassinat de Caesar conçu comme matrice de répétitions et comme étant lui-même toujours déjà une répétition, fantomalise l'événement.

Dans la pièce, le geste des conspirateurs est d'emblée placé sous le signe du rêve, comme si la mort de Caesar ne pouvait avoir lieu dans le présent chronologique, mais advenait au cours d'un moment que l'on pourrait dire « spectral » : « un moment qui n'appartient plus au temps, si l'on entend sous ce nom l'enchaînement des présents modalisés (présent passé, présent actuel : 'maintenant', présent futur) », pour reprendre le concept développé par J. Derrida (1993, 17). Aux multiples prophéties et annonces qui rythment l'avancée vers l'assassinat, s'ajoute l'étrange songe de Calphurnia, lui-même redoublé, en ce qu'il n'est accessible que par le récit qu'en donne Caesar et la réinterprétation qu'en livre Decius.

Dans le récit qu'en fait Caesar, une tension entre la répétition et la linéarité se fait jour :

She dreamt tonight she saw my statue,
Which, like a fountain with an hundred spouts,
Did run pure blood; and many lusty Romans
Came smiling and did bathe their hands in it.
And these she does apply for warnings and portents
And evils imminent, and on her knee
Hath begged that I will stay at home today. (JC, 2.2.76-82)

Le récit introduit un événement unique, celui du bain de sang que prennent les Romains, et un événement répété et cyclique, celui de l'écoulement perpétuel du sang de la statue-fontaine, événement dont l'origine et le commencement semblent inassignables et qui se donne toujours déjà comme répétition. Le récit donné par Caesar semble ainsi faire de son propre meurtre, qu'il annonce à son insu, une répétition. L'interprétation donnée par Decius paraît inverser les termes de la tension :

Your statue spouting blood in many pipes,
In which so many smiling Romans bathed
Signifies that from you great Rome shall suck
Reviving blood, and that great men shall press
For tinctures, stains, relics and cognizance. (JC, 2.2.85-89)

Elle met en scène la survenue d'un événement unique, la mort d'un saint, événement à l'origine de la recherche rituelle et répétée des reliques et du partage du sang d'un Caesar qui est à la fois mère nourricière et sauveur aux accents chrétiens. La double interprétation du rêve de Calphurnia met ainsi au jour une tension entre l'interprétation de l'assassinat de Caesar comme événement unique instaurant un avant et un après, comme présent inscrit dans une temporalité linéaire, et celle de l'assassinat comme répétition et comme matrice de répétitions, comme si l'horizon de la mort de Caesar toujours se dérobait.

Le temps de l'assassinat semble, en effet, relever non pas du présent chronologique, mais de l'Aîon, du temps paradoxal de l'infinie division du présent (pour une analyse de l'Aîon, voir Deleuze, 1969, 77-79).

La pièce s'ouvre sur la répétition d'un rituel : celui des Lupercales, auquel se superpose le triomphe de Caesar et la tentative par Antony de le couronner comme roi. Le choix de la date des Lupercales n'a rien de fortuit : occasion d'un rite du toucher magique induisant la fertilité qui rappelle ainsi la position de Caesar comme père de tous les Romains, les Lupercales commémorent la fondation de Rome par Romulus, c'est-à-dire l'institution de la royauté (Laroque, 1994, 35). Or l'assassinat de Caesar par les conspirateurs, qui revendiquent le statut de sacrificateurs et non de bouchers, fait écho au rite des Lupercales et en propose une répétition inversée. L'entaille jugée « the most unkindest cut of all » (JC, 3.2.181) par Antony pourrait renvoyer à une blessure infligée aux parties génitales, qui renverserait ainsi le rite de fertilité inauguré lors des Lupercales.

L'assassinat de Caesar, qui se donne ainsi comme rituel qui fait écho à un rituel, paraît à la fois avoir toujours déjà eu lieu et pas encore eu lieu. Cette tension est accentuée par la référence au théâtre dans les paroles échangées entre Cassius et Brutus, quelques instants à peine après que les conspirateurs se sont opposés au temps immobile de l'« étoile du nord » (JC, 3.1.60) et ont plongé les mains dans le sang de Caesar, sang jadis gelé qui coule à nouveau :

Cassius. Stoop, then, and wash. How many ages hence
Shall this our lofty scene be acted over
In states unborn and accents yet unknown?
Brutus. How many times shall Caesar bleed in sport
That now on Pompey's basis lies along,
No worthier than the dust? (JC, 3.1.111-116)

Le présent du meurtre de Caesar semble dissous par la métalepse, référence métadramatique à l'inauguration du théâtre du Globe par une représentation de Julius Caesar en 1599, pièce naturellement jouée en anglais, à des siècles d'écart du 1er siècle avant notre ère et dans des accents bien différents du latin du contexte historique de référence. Si la référence métadramatique peut être interprétée comme une entreprise de légitimation du théâtre dans un contexte troublé, elle résonne également d'une conception paradoxale du présent de l'événement.

Le meurtre de Caesar ne vaut pas tant comme événement que comme matrice de la répétition de cet événement sur la scène des rituels, des théâtres londoniens, ou encore des théâtres politiques. La métalepse a pour effet de conjuguer les enjeux politiques et temporels en révélant la politique de la « re-présent-ation » (Drakakis, 2002, 87). Qu'est-ce à dire ? Les conspirateurs se rencontrent sous le porche de Pompée (« Pompey's Porch », JC, 1.3.126), portique conçu pour protéger les spectateurs lors des représentations théâtrales qui avaient lieu dans le théâtre de Pompée, théâtre où ces mêmes conspirateurs se réunissent ensuite (« That done, repair to Pompey's theatre », JC, Cassius, 1.3.152). Dans la pièce de Shakespeare, le meurtre de Caesar a lieu au Capitole aux pieds de la statue de Pompée (« Pompey's basis », JC, 3.1.115), personnage associé au théâtre, à la statuaire et à la représentation, comme pour signifier que l'assassinat de Caesar, comme son triomphe, est une représentation qui n'a pourtant jamais lieu au présent. Le présent de l'assassinat semble relever du présent paradoxal de l'Aîon, de ce présent perpétuellement divisé par le passé et l'avenir : le rappel insistant de la date de l'assassinat, le jour des Ides de mars, c'est-à-dire précisément au milieu du mois (Jones-Davies, 1994, 42), à un moment qui divise le temps, paraît signaler cette temporalité paradoxale.

L'instabilité temporelle est redoublée par l'ambivalence de l'acte lui-même : tyrannicide légitime ou assassinat injustifiable, tentative éphémère d'instauration d'une forme d'égalité ou réaffirmation d'une conception biologique du pouvoir ? Le chef de la horde est, notent les lectures psychanalytiques de Julius Caesar inspirées de Totem et Tabou, dépecé par ses propres fils dans un meurtre rituel censé être fondateur d'une autre conception du pouvoir (pour une présentation contextualisée de ces interprétations, voir Willbern, 2005, 214). Est-ce pourtant si sûr ? L'égalité rêvée et mentionnée dans l'idée d'un espace du pouvoir que chacun pourrait occuper semble être un horizon qui se dérobe.

2. Des fils aux citoyens, ou l'égalité en fuite

En se comparant juste avant de mourir à l'« étoile du nord » (JC, 3.1.60), Caesar se pose comme souverain unique, intemporel et éternel, et entend fonder sa légitimité sur une prétendue différence de nature. Il incarne ainsi un modèle vertical de souveraineté et se présente, par ailleurs, comme père des Romains. Brutus, présenté dans les sources latines comme fils naturel de Caesar, propose, dans la pièce, une contre-généalogie. Il ne se dit pas fils de Caesar, mais « fils de Rome » (JC, 1.2.172), qui, à ce titre, ne saurait supporter l'ascension programmée de Caesar. A l'inverse, avant d'exposer à Mark Antony les raisons qui ont amené les conspirateurs à tuer Caesar, Brutus lui dit : « Our reasons are so full of good regard / That were you, Antony, the son of Caesar, / You should be satisfied » (JC, 3.1.224-226). Les paroles de Brutus expriment l'idée que le meurtre est si légitime qu'il pourrait être cautionné par les enfants de Caesar, à supposer que celui-ci en ait, et contestent en même temps la présentation du chef par Caesar et ses partisans comme père des citoyens. Dès lors, pour Brutus et pour les conspirateurs, le meurtre de Caesar ne saurait être un parricide. Dans le discours qu'il adresse aux Romains, Brutus explique que c'est en ami de Caesar, en égal et non en fils qu'il a porté ses coups et le meurtre est présenté comme la conclusion d'un rapport entre égaux symétriques. Car si Brutus est fils, il est, comme les autres conspirateurs, fils de Rome : il refuse de prêter serment au nom de l'appartenance des conspirateurs à la communauté des Romains, appartenance qu'il dit naturelle et biologique (JC, 2.1.113-139), et les uns et les autres, unis par ce lien, deviennent non seulement égaux, mais interchangeables. Les modalités de l'assassinat font écho à cette fiction de l'appartenance : chacun des conspirateurs a plongé la dague dans le corps du souverain, si bien qu'il est impossible de désigner l'un d'entre eux en particulier comme étant l'auteur du coup fatal et que la responsabilité de chacun se trouve diluée. Pourtant, chacun d'eux peut dire « j'ai tué Caesar » car chacun vaut ici pour tous les autres, pour tous les conspirateurs et pour tous les Romains.

S'agit-il ici d'affirmer, de manière peut-être anachronique, que le geste de Brutus vise à instaurer une forme d'égalité ? Par la mort de Caesar, Brutus dit redonner à chaque Romain une place dans la communauté des Romains. Il s'agit pour lui non pas de donner à chaque Romain une place prédéfinie dans une hiérarchie, mais de donner à chacun une place identique dans un système de relations qui ne sont plus verticales, mais horizontales : « Who is here so rude, that would not be a Roman? » (JC, 3.2.30-31), demande-t-il à la foule. Le meurtre de Caesar par Brutus et les conspirateurs est présenté comme l'œuvre d'un Romain indéterminé en ce qu'il exprime la volonté de n'importe quel Romain. Brutus mentionne alors le changement que la mort de Caesar induit : « Here comes his body, mourned by Mark Antony, who, though he had no hand in his death, shall receive the benefit of his dying, a place in the commonwealth, as which of you shall not? » (JC, 3.2.41-44). En indiquant que chacun, qu'il ait effectivement plongé son épée dans le corps de Caesar ou non, recevra une place dans la communauté, en cédant sa place à Mark Antony et en donnant à sa parole le même statut qu'à la sienne, Brutus marque l'égalité entre tous les citoyens, entre Brutus, Mark Antony et chacun des citoyens romains. S'il a porté à Caesar des coups mortels, c'est parce que c'est ce qu'aurait fait n'importe quel Romain. En se posant comme un possible Caesar que la foule pourrait mettre à mort (JC, 3.2.36-37), Brutus met la foule à sa place, signifiant ainsi à nouveau que la foule aurait également tué Caesar et que lui, Brutus, n'est en rien différent de chacun des citoyens romains. Son refus de la souveraineté qui lui est proposée par le peuple peut alors aussi se lire comme une affirmation de l'égalité de tous les citoyens romains : puisque tous les Romains sont égaux, puisque tous ont en partage une romanité présentée comme biologique qui fait d'eux des fils de Rome, puisque tous se valent, alors chacun d'entre eux peut indifféremment prendre la place du souverain en étant représentatif de tous les autres.

La légitimité du pouvoir de Caesar était fondée sur une supériorité et une hétérogénéité réelle ou supposée par rapport au peuple, sur l'affirmation d'une différence de nature du souverain, qui justifiait l'existence d'une société hiérarchique de fils soumis volontairement à l'autorité verticale d'un père. Brutus introduit, à l'inverse, l'idée de la représentativité du souverain, d'une représentativité qui serait une représentativité de fait et non de contrat ou de convention, un Romain en valant n'importe quel autre et valant en même temps pour tous les autres.

Le rêve égalitaire de Brutus est, on le sait, bafoué par l'instauration de l'oligarchie du deuxième triumvirat et par la victoire d'Antony qui se revendique fils de Caesar. Plus que le signe d'une véritable volonté politique, l'insistance de Brutus sur la place semble être l'indice d'un trouble du rapport de soi à soi : à la fois héros unique et citoyen romain interchangeable, Brutus semble incarner les deux maniérismes du « moi » tels que les définit C. Buci-Glucksmann : « ces deux grands maniérismes du Moi inventés par Shakespeare, celui de la tautologie et celui de la disjonction, le 'Je suis je' donc personne, et le 'Je suis l'autre' donc tous les autres » (1990, 157). Le jour qui voit la mort de Brutus, après que le soleil a accompli sa révolution et rejoint l'horizon, achève, dit Brutus lui-même, ce que les Ides de mars, ont entamé : « [...] But this same day / Must end that work the Ides of March begun » (JC, 5.1.112-113). Étranges paroles proleptiques, qui font de la mort de Brutus le prolongement de celle de Caesar, de Brutus un autre Caesar, du soi qui semble se trouver enfin un être en train de disparaître dans un mouvement paradoxal que J. Lacan et R. Hillman ont nommé l'aphanisis.

3. Déplier l'horizon de soi ?

Dernier événement de la pièce, point d'orgue qui vient clore une série de suicides problématiques, la mort de Brutus articule les paradoxes de la temporalité et l'interrogation de l'unicité et des frontières du soi. Brutus promet, au dernier acte, de trouver le temps : « I shall find time, Cassius: I shall find time » (JC, 5.3.103), trouver le temps des larmes pour pleurer l'ami, ne pas sans cesse différer le temps d'un accueil de la mort. Lucilius et le jeune Cato, frère de Portia et fils de la grande figure stoïcienne qu'est Caton d'Utique, semblent donner à Brutus ce temps de la mort. À peine Brutus a-t-il quitté le champ de bataille que le jeune Cato énonce sa filiation, suivi de près par un Lucilius qui affirme être Brutus :

Cato. I will proclaim my name about the field.
I am the son of Marcus Cato, ho!
A foe to tyrants and my country's friend.
I am the son of Marcus Cato, ho!
Enter Soldiers and fight.
Lucilius. And I am Brutus, Marcus Brutus, I!
Brutus, my country's friend: know me for Brutus!
[Young Cato is killed.]
O young and noble Cato, art thou down?
Why, now thou diest as bravely as Titinius,
And mayst be honoured, being Cato's son. (JC, 5.4.3-11)

Reconnu par Mark Antony comme n'étant pas Brutus, Lucilius propose un nouvel énoncé identitaire référant à Brutus : « When you do find him, or alive or dead, / He will be found like Brutus, like himself » (JC, 5.4.24-25), et dans lequel il affirme l'absence de coïncidence entre soi et soi. Entre soi et soi, dans l'héroïsme du combat ou dans la mort, ne saurait exister, selon Lucilius, qu'une ressemblance, marque de la division qui travaille le soi. Quel temps pour mourir le stratagème de Cato et de Lucilius ont-ils donné à Brutus et comment ce don du temps de la mort s'articule-t-il à la question de l'énonciation de soi ? La scène qui suit montre la mort de Brutus. Il semble pourtant impossible de savoir quand meurt Brutus, non pas à quel moment dans la scène, mais à quel moment dans l'économie générale de la pièce, et notamment de la scène précédente : la mort de Brutus a-t-elle lieu pendant que Lucilius se disant Brutus est fait prisonnier ou immédiatement après ? Cette incertitude temporelle n'est pas simplement liée au mode particulier qu'est la représentation dramatique. La mort de Brutus apparaît, en effet, comme répétition à plusieurs titres. Son mode opératoire est le même que celui du suicide de Cassius et est classique dans le monde romain : il s'agit pour Brutus de se jeter sur sa propre épée tenue par un autre - celle-là même qui a fouillé le corps de Caesar. En en réutilisant les instruments, la mort de Brutus répète la mort de Caesar, comme s'il s'agissait de la rejouer ou de l'achever : « Caesar, now be still. / I killed not thee with half so good a will » (JC, 5.5.51-52).  Elle en propose également un écho inversé, Brutus demandant à être tué par un de ses amis, geste censé individualiser le porteur de l'épée alors que la multitude des coups portés à Caesar interrogeait l'individualité des conspirateurs.

Le suicide paraissait inconcevable à Brutus, car contrevenant au « temps de la vie ». Ainsi l'expliquait-il en critiquant le choix opéré par Cato après la victoire de Caesar sur Pompey. Si les conspirateurs et leurs soldats perdent la bataille, dit-il à Cassius, il souhaite « attendre la providence » :

Even by the rule of that philosophy
By which I did blame Cato for the death
Which he did give himself - I know not how,
But I do find it cowardly and vile,
For fear of what might fall, so to prevent
The time of life - arming myself with patience
To stay the providence of some high powers
That govern us below. (JC, 5.1.100-107)

Brutus finit pourtant par rejeter sa condamnation du suicide qui laisse entendre des accents chrétiens pour adopter le comportement des autres conspirateurs et s'adonner au suicide romain. L'hypothèse développée ici est que le suicide de Brutus ne relève pas d'un façonnement de soi (self-fashioning) en accord avec les contraintes sociales en vigueur, mais relève d'un tout autre processus (sur la notion de self-fashioning, voir Greenblatt, 1980, 1-9). Ce revirement peut se lire comme un indice supplémentaire des contradictions qui travaillent le personnage de Brutus.

Il semble également possible d'interpréter l'entrée volontaire de Brutus dans sa propre mort comme l'indice d'un rapport étrange et paradoxal de soi à soi. Brutus affirme ensuite, en effet, que son heure est venue et exprime un sentiment d'achèvement dans ce qui serait la rencontre avec sa propre mort, dans le présent :

The ghost of Caesar hath appeared to me
Two several times at night: at Sardis once,
And this last night, here in Philippi fields:
I know my hour is come. (JC, 5.5.17-20)

Il ne s'agit plus de considérer abstraitement « le temps de la vie », mais de saisir, dans la répétition et le retour du temps, son temps propre, qui est aussi un temps travaillé par la hantise (sur la désarticulation et le bégaiement du temps dans Julius Caesar, voir Kezar, 2005, Sohmer, 1997, et Royle, 2003, passim). Savoir que son heure est venue, c'est ici entrer dans la fosse en devançant la mort annoncée : « It is more worthy to leap in ourselves / Than tarry till they push us [...] » (JC, 5.5.24-25), expression que l'on peut aussi entendre, dans cet extrait fortement imprégné par l'interrogation du rapport à soi, comme une exhortation à plonger en soi-même.

Ce mouvement qui lie l'accomplissement de soi à la disparition évoque ce que J. Lacan a appelé l'aphanisis : « La relation du sujet à l'Autre s'engendre tout entière dans un processus de béance. [...] l'aphanisis est à situer de façon plus radicale au niveau où le sujet se manifeste dans ce mouvement de disparition que j'ai qualifié de létal. D'une autre façon encore, j'ai appelé ce mouvement le fading du sujet. [...] lorsque le sujet apparaît quelque part comme sens, ailleurs il se manifeste comme fading, comme disparition. » (1973, 231-232, 243).  S'inspirant des théories lacaniennes, R. Hillman propose une définition opératoire du concept d'aphanisis pour l'analyse dramatique. Mode d'énonciation de soi privilégié sur la scène pré-moderne, le terme aphanisis, tel que R. Hillman l'emploie, désigne ce mouvement par lequel le sujet qui s'énonce se découvre comme absence, ce mouvement même étant ce qui constituerait la subjectivité (1997, 20 ; 2007, 115). Les dernières paroles de Brutus : « [...] Caesar, now be still. / I killed not thee with half so good a will » (JC, Brutus, 5.5.51-52), qui disent le brouillage identitaire et l'énonciation négative de soi, résonnent de cette aphanisis, de cette disparition de soi au moment même où Brutus a trouvé son heure, a tenté d'accomplir la rencontre de soi avec soi dans la mort.

Le soi tant cherché par Brutus dans sa propre mort semble ainsi se dérober. Contrairement à Titinius, Brutus ne meurt pas de sa propre main, mais de celle de Strato, à qui il demande de tenir l'épée sur laquelle il se jette, sa requête ayant été successivement refusée par Clitus, par Dardanius, et par Volumnius. La délégation du suicide est certes classique dans le monde romain, mais dans le contexte de l'obsession du temps qui travaille Brutus, la multiplication des relais revêt un sens particulier. Le suicide de Brutus est différé : ce n'est pas à son heure que meurt Brutus, mais à « l'heure de l'Autre », pour reprendre la formule ambivalente que J. Lacan utilise en référence à Hamlet (1959, 14). Loin de le révéler comme unique et de lui rendre enfin un présent, un temps qui soit sien, le suicide de Brutus semble également l'exhiber comme « leurre de l'autre », car Brutus meurt en Caesar de son épée qui porte la trace de l'assassinat, d'une épée tenue par un autre, à la place d'un autre, en doublure enfin de Lucilius qui a un temps fait usage de son nom. Le présent de la mort de Brutus semble ainsi déréalisé et paraît davantage relever du temps du retour du fantôme, d'un temps pour ainsi dire « spectral », pour reprendre les termes de J. Derrida, d'une temporalité qui échappe à toute chronologie et qui ne cesse d'interroger la linéarité supposée du temps et de l'histoire.

Dans la pièce éminemment rhétorique et métadramatique qu'est Julius Caesar, le soleil ne se lève peut-être pas tant à l'est qu'à l'horizon du rêve. On se souvient que l'hésitation quant à la localisation de l'est venait ponctuer une nuit d'insomnie chez un Brutus enveloppé dans la nuit et appelant à plusieurs reprises la lumière qu'est Lucius. Avant que ne survienne la mort de Brutus, Caesar lui sera apparu en rêve d'une manière étrange et à un moment qui n'est pas anodin. Dans la tente, avant la bataille, Brutus, qui vient de s'endormir, s'éveille, et, dans le pli du vêtement trouve un livre. Étrange présence de l'objet-livre qui surgit dans le pli de la toge alors que Brutus avait oublié l'y avoir glissé, croyant l'avoir donné à Lucius : « Look, Lucius, here's the book I sought for so: / I put it in the pocket of my gown. / Lucius: I was sure your lordship did not give it me » (JC, 4.3.250-252). La découverte du livre est concomitante de l'apparition du fantôme de Caesar, qui survient alors que Brutus est sur le point de reprendre sa lecture : « Let me see, let me see: », dit-il comme si à l'horizon, à l'est que désignait Cassius, se levait enfin le soleil « is not the leaf turned down / Where I left reading? Here it is, I think.  [Enter the Ghost of Caesar] » (JC, 4.3.271-272). C'est dans le pli du vêtement et dans le pli de la page cornée que le corps fantomatique de Caesar fait retour (sur « le pli qui va à l'infini », voir Deleuze, 1988, 164). La scène fait écho à la scène de la découverte du corps de Caesar par Mark Antony, qui tout à la fois entreprend de soulever un tissu et de déplier un texte, le texte du testament dont il propose et diffère la lecture : « But here's a parchment, with the seal of Caesar. / I found it in his closet. 'Tis his will » (JC, 3.2.129-130).  Véritable corps-texte qui s'abrite dans les plis du vêtement, de la toge et du livre de chevet, le corps fantomatique de Caesar contamine les paroles et le corps de Brutus, brouillant ainsi les frontières du soi et les logiques temporelles. Au Brutus insomniaque et ardent qui représentait l'horizon des conspirateurs a succédé un Brutus endormi, puis éveillé par des rêves étranges qui font vaciller les concepts supposés stables d'identité et de temporalité. Pour le dire autrement - et c'est là l'un des paradoxes de cette pièce censée donner à voir le passage d'une ère à une autre - porter un coup fatal à l'autre, ouvrir le testament de l'autre, corner le livre de soi, mourir soi-même et mourir comme un autre, voilà autant de gestes censés être chronologiques et distincts, censés former une histoire et l'Histoire, mais qui coïncident ici dans le pli fantomatique du temps.

Bibliographie

Sources primaires

Toutes les références à la pièce renvoient à l'édition de David Daniell, dans la collection Arden Shakespeare, initialement parue en 1998 et réimprimée en 2004.

Les quelques traductions utilisées dans le corps du texte sont de Jérôme Hankins et sont issues de l'édition publiée sous la direction de Jean-Michel Déprats avec le concours de Gisèle Venet pour la Bibliothèque de la Pléiade pour les éditions Gallimard en 2002.

Shakespeare, William. 2004. Julius Caesar. Éd. David Daniell. London : The Arden Shakespeare.

Shakespeare, William. 2002. Jules César. Trad. J. Hankins, dans Tragédies (uvres Complètes I). Dir. Jean-Michel Déprats et Gisèle Venet. Paris : Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade. 453-669.

Sources secondaires

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Deleuze, Gilles. 1988. Le Pli : Leibniz et le baroque. Paris : Minuit.

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Pour citer cette ressource :

Laurence Crohem, "Rêves d’horizon dans «Julius Caesar»", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), novembre 2011. Consulté le 28/03/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/litterature/litterature-britannique/Shakespeare/reves-d-horizon-dans-julius-caesar