Quatre questions à Antoni Casas Ros
Christine Bini : La Clé des Langues est un site centré sur la culture hispanique. Il me semble que tu y as pleinement ta place, bien que tu écrives en français. Dans tes textes, romans et nouvelles, la Catalogne et le Mexique jouent un grand rôle. Dans un premier temps, un rôle de décor...
Antoni Casas Ros : La Catalogne, c'était un retour obligé à une partie de ma culture qui avait été gommée, elle s'est faite d'abord à travers la littérature en découvrant des auteurs catalans ou liés à la culture catalane comme Pere Calders, Sergi Pamiès, Quim Monzo, José Carlos Llop, puis par le voyage physique et la découverte de Barcelone qui est tellement inspirante pour moi. Le Mexique aussi est devenu essentiel par sa littérature avant la rencontre physique. Je n'ai jamais envie de visiter un pays dont la littérature ne me bouleverse pas. L'intérêt du Mexique est qu'il y a non seulement sa littérature mais aussi la littérature de ceux qui ont magnifiquement écrit sur le Mexique comme Malcom Lowry, Rodrigo Fresán, Roberto Bolaño, Artaud, Michaux. Ce qui me touche sur la terre mexicaine, dans la culture mexicaine c'est que le christianisme n'a jamais réussi le génocide culturel auquel il est habitué. Ce n'est qu'une religion de surface, un vêtement emprunté sous lequel on trouve les cultures anciennes encore extrêmement vivantes. Le Mexique n'a pas vraiment souffert culturellement des diverses invasions. La puissance et la folie de ce peuple échappent aux normes civilisées. Le lien, on pourrait presque dire l'amitié avec la mort est omniprésent. C'est une dynamique très puissante pour mon écriture. Toutes les strates se mêlent, la mythologie est aussi vraie qu'Oaxaca et Oaxaca est aussi vraie que la mythologie. La démesure, la violence, la beauté sont paroxystiques. C'est un pays qui me touche au plus profond du ventre, du cerveau, de la peau, des nerfs. La sollicitation des sens est absolue, le bleu du ciel a été repeint par une divinité folle. Le Mexique active ma mémoire non civilisée !
Ch. B. : La culture hispanique, dans ton œuvre, est aussi un « substrat » : tu cites Rodrigo Fresán, tu mets en scène Pedro Almodóvar et Enrique Vila-Matas, tu te réfères à Roberto Bolaño...
A. C. R. : Je pense qu'il y a plusieurs raisons à cela. Je me suis toujours senti un peu à côté de la culture française que je trouvais trop sophistiquée, un peu frileuse et pas du tout folle dans sa créativité. Dans un rêve dix-neuvièmiste. Le poids des traditions, la difficulté d'en sortir, de défricher, de s'aventurer. J'ai été très influencé par ma mère qui est une immense lectrice et c'est dans sa bibliothèque que j'ai forgé mes goûts. On y trouve toute la littérature hispano-américaine et italienne mais aussi beaucoup d'auteurs japonais, russes, anglais, portugais, brésiliens. Les anarchistes, les utopistes, les écrivains de gauche privilégiés mais aussi ceux de droite qui avaient du talent. Ma mère m'a toujours dit que les français avaient cessé d'écrire des romans au 19ème siècle et qu'ils étaient faits pour écrire de la philosophie et de la poésie mais qu'il leur manquait « du nerf » pour la fiction. J'ai toujours aimé cette expression. J'ai donc très peu lu de littérature française contemporaine. Je commence à peine. Dans la littérature hispanique, je me sens comme un requin dans l'Océan, pas besoin d'adaptation, tout m'est immédiatement accessible. Je pense aussi que la dictature ou les dictatures forgent de grands écrivains résistants, que la soif de liberté est tellement intense qu'elle s'exprime d'abord dans la prison (parfois) puis dans l'exil. L'écrivain exilé puise alors une force incomparable dans le rêve, la mémoire, la reconstruction d'une terre foisonnante d'images puissantes. Je me suis toujours senti exilé dans l'âme. Catalan de sang mais sans l'être vraiment puisque je ne parle pas la langue, italien de sang et de goût. Les pierres de Barcelone me parlent, celles de Naples ou de Rome sont des chants de sirènes.
Ch. B. : Dans ta nouvelle « une nuit dans la casa azul », le narrateur enfile un des corsets de Frida Kahlo pour éprouver sa souffrance. Il me semble que tu envisages Frida sous l'angle de la femme qui souffre, à cause de l'accident, de sa vie avec Diego, mais pas sous l'angle de l'artiste. Que provoquent en toi ses tableaux ? Et d'une façon plus générale, quel est ton rapport à la peinture ? Dans ton dernier roman, Chroniques de la dernière révolution, la couleur bleue est omniprésente. Dans Enigma, une des héroïnes ne supporte la vie qu'en noir et blanc...
A. C. R. : Je ne l'ai peut-être pas exprimé, ou seulement en filigrane, mais la peinture de Frida me bouleverse tout autant que la puissance et la passion du personnage. Sa vision traverse son corps et en voit les îles et la beauté intérieure, ses passions sont transposées en images fulgurantes. Il y a des toiles d'elles dont je rêve comme celle où elle est lacérée de coups de couteau par un pseudo-Diego. Ses autoportraits aussi. Son nu flottant dans la baignoire est habité par le fantôme de Jérôme Bosch. Je suis extrêmement sensible aux couleurs et à ce gouffre des couleurs qu'est le noir. Un bleu intense n'est jamais aussi beau que lorsqu'il voisine un noir. La peinture m'inspire beaucoup. J'aime plonger dans les ateliers et passer une journée à regarder, en intimité avec le peintre qui sort une toile puis une autre. En fait, quand j'écris, j'ai l'impression de peindre, je ne sens pas que j'utilise le langage, je me sens éclaboussé de couleurs. Le manuscrit de « Chroniques » ressemble plus à un carnet de croquis, de collages, de couleurs qu'à un texte.
Ch. B. : Il n'est pas question ici d'entrer dans la vie d'un écrivain qui se cache et se préserve. Néanmoins... accepterais-tu de nous dire quelles langues vivantes tu as apprises au lycée ? Et dans quelle mesure l'apprentissage de ces langues t'a amené à fréquenter les littératures étrangères ?
J'ai appris l'anglais et l'italien, je lis dans ces deux langues. J'ai de la peine à lire en espagnol mais il y a une exception. J'ai lu dernièrement un superbe roman de mon ami Tryno Maldonado, Temporada de caza para el león negro (Anagrama) qui n'est pas encore traduit en français, une nouvelle voix de la littérature mexicaine (il est né en 1977), et curieusement je l'ai lu sans aucun problème. J'avais l'impression d'une magie qui opérait sur moi à travers son style acéré comme une lame.
Pour citer cette ressource :
Christine Bini, Quatre questions à Antoni Casas Ros, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), septembre 2011. Consulté le 12/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/litterature/litterature-espagnole/auteurs-contemporains/quatre-questions-a-antoni-casas-ros