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Le langage inclusif en espagnol

Par Yaël Fenelon : Agrégée d'espagnol, doctorante - ENS de Lyon
Publié par Elodie Pietriga le 04/10/2023

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Le langage inclusif est un phénomène né dans les années 1980 dans l’objectif de lutter pour l’égalité entre les hommes et les femmes, mais l’affirmation récente d’une plus grande diversité des identités de genre lui a donné un nouveau souffle en redéfinissant ses enjeux. Nous nous proposons dans cet article de parcourir les principales stratégies qui composent le langage inclusif en espagnol et les critiques qu’elles reçoivent, de manière à montrer en quoi ce phénomène est aujourd’hui encore très moderne.

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Logo du langage inclusif réalisé par Perspectivas, Revue de Sciences Sociales.
Source : Wikimedia, Utilisation libre.

Introduction

Les questions d’égalité et de lutte contre les discriminations sont aujourd’hui au centre des préoccupations des sociétés du monde hispanique comme de beaucoup d’autres, et la question de l’égalité de genre ne fait pas exception. Cette question, qui englobe le sujet des droits et libertés des femmes et celui des droits et libertés des personnes transgenres et non-binaires – et, plus largement, de toute personne dont l’identité de genre remet en cause le modèle binaire d’un genre social correspondant au sexe biologique des individus –, replace au cœur des débats de nombreuses thématiques liées aux mouvements féministes ; le langage inclusif est l’une d’entre elles. En effet, il s’agit d’un phénomène qui a commencé à se populariser dans les années 1980, notamment à l’initiative de plusieurs organisations internationales, comme l’ONU, qui prônent alors l’usage d’un langage plus égalitaire (Bengoechea, 2008, 42), et qui connaît aujourd’hui un nouveau souffle en raison de l’actualité de ses enjeux. On peut définir le langage inclusif comme un ensemble de stratégies discursives et langagières dont l’objectif est de rendre visibles les minorités de genre dans la langue en évitant l’usage du masculin générique. Le masculin générique est le principe selon lequel en espagnol, selon l’usage actuel, les accords se font au féminin seulement si le référent est explicitement et exclusivement féminin. On parle ainsi du masculin comme étant le genre non-marqué en espagnol, alors que le féminin est le genre marqué. Or, dans le discours, ce phénomène se traduit par une majorité écrasante de l’emploi du masculin, ce que des locuteurs et locutrices de plus en plus nombreux perçoivent comme une invisibilisation des femmes. Les avis des linguistes divergent quant à savoir si les catégories grammaticales de « masculin » et « féminin » sont, à l’origine, sémantiquement motivées par la différence sexuelle ou non (Violi 1987, Roca, 2005), mais le fait est que dans le cas des êtres animés – et en particulier humains –, le lien entre genre grammatical et identité sexuelle ou de genre d’un individu est aujourd’hui clairement implanté dans l’esprit des locuteurs et locutrices hispanophones. Le langage inclusif est justement né de la conscience de ce lien et de la mise en relation de la prédominance du genre masculin dans la langue espagnole avec la domination des hommes dans la société.

Nous souhaitons donc présenter les différentes stratégies d’inclusion du féminin des minorités de genre dans leur ensemble dans le langage en mettant en évidence leurs avantages et leurs insuffisances afin de montrer que ces stratégies, bien qu’imparfaites, offrent des solutions et représentent donc une réponse possible aux enjeux de la question de l’égalité de genre.

Le masculin générique

Pour commencer, nous voulons présenter plus en détail le principe de masculin générique, observable dans l’ensemble des langues romanes et dans la quasi-totalité des langues dont le genre grammatical repose sur les deux catégories du masculin et du féminin. Ce principe consiste à considérer le masculin comme le genre non-marqué et le féminin comme le genre marqué. Le masculin peut englober le féminin alors que l’inverse n’est pas possible. Cela se traduit par l’usage du masculin non seulement pour un référent de genre grammatical masculin, mais plus largement pour tout référent n’étant pas explicitement et exclusivement féminin. Ainsi, lorsque le référent est mixte, les accords se font-ils au masculin. Cela vaut pour les référents animés (a) et inanimés (b). Dans le cas de référents animés, et en particulier humains, c’est également le masculin qui est choisi pour un référent de genre inconnu (c) ou mixte (d).

a. Mi marido y sus hermanas son rubios y muy altos.

b. Mi vestido y tu falda son muy parecidos, seguramente los hemos comprado en la misma tienda.

c. Se busca un camarero.

d. Los italianos son más numerosos que los españoles.

Le principe de masculin générique favorise donc grandement la représentation du masculin dans le discours, laissant au féminin une place minoritaire. Étant donnée la conscience du lien entre différence sexuelle et genre grammatical dans l’esprit des locuteurs et locutrices aujourd’hui, comme nous l’avons expliqué en introduction, ce principe semble donc être dans la continuité d’une société patriarcale où les hommes occupent de fait le premier plan alors que les droits et libertés des femmes et autres minorités de genre sont le résultat constamment menacé d’importantes luttes sociales. L’inclusivité de genre dans la langue apparaît donc comme un pan non négligeable de la question de l’égalité de genre.

Stratégies lexicosémantiques

L’intérêt pour l’inclusivité de genre dans la langue commence sur le plan lexical et sémantique. Nous ne pouvons pas vraiment parler de langage inclusif dans ce cas-là, car il ne s’agit pas de remettre en question le principe de masculin générique, mais c’est tout de même une première étape dans la prise en compte des questions d’égalité de genre dans la langue.

Nous pouvons parler, tout d’abord, du phénomène de féminisation des noms de métiers, de titres et de fonctions, dont l’enjeu est de favoriser l’accès des femmes à des milieux longtemps réservés aux hommes en faisant en sorte que le lexique espagnol dispose d’une forme masculine et d’une forme féminine pour chaque métier ou fonction. En effet, en espagnol, tous les métiers, titres et fonctions exprimés au masculin ne disposent pas forcément d’un équivalent au féminin bien distinct de la forme masculine (Schafroth, 2009, 10). Ce phénomène consiste donc à attribuer à tout nom de fonction au masculin qui n’en dispose pas un équivalent féminin (Márquez Guerrero, 2016, 2). Il a provoqué de nombreux débats, généralement suscités par la création de féminins qui ne respectent pas forcément le système morphologique de l’espagnol. Par exemple, l’un des néologismes qui a reçu le plus de critiques est presidenta, dont la création était considérée par ses détracteurs comme inutile, puisque les noms et adjectifs en -ente et -ante présentent normalement la même désinence au féminin et au masculin. Cependant, certains chercheurs soulignent l’hypocrisie d’un tel reproche, quand l’application de ces modèles de dérivation pour des fonctions moins prestigieuses n’a jamais été critiquée ; c’est notamment le cas de sirvienta. Par ailleurs, l’argument morphologique n’est pas à l’origine de toutes les réticences exprimées face au phénomène de féminisation. En effet, plusieurs féminins formés en parfaite adéquation avec le système morphologique de l’espagnol ont également été critiqués ; et il s’agit là encore de professions considérées comme prestigieuses, comme médica ou abogada. À l’inverse, il existe des noms de professions qui s’expriment exclusivement ou très majoritairement au féminin, car ils désignent une fonction traditionnellement attribuée à la femme. C’est le cas de comadrona et de matrona, deux termes qui, contrairement à la majorité des autres noms de métier, s’expriment au féminin par défaut. Ils ont pourtant bien des équivalents masculins, comadrón et matrón (encore que matrón n'ait pas figuré dans le dictionnaire de la RAE avant sa vingt-troisième édition en 2014), mais c’est le féminin qui est privilégié lorsque le genre du professionnel est inconnu ou mixte, et parfois même lorsqu’il est clairement masculin. Cela montre que dans l’inconscient collectif, ces professions sont pensées au féminin. La création et l’usage d’équivalents masculins pour ces noms de métier, bien que beaucoup moins mise en avant que la stratégie de féminisation, complètent celle-ci et répondent à ses objectifs en déconstruisant l’idée de professions qui seraient par essence féminines.

Un autre phénomène complémentaire à celui de la féminisation est ce que nous pourrions appeler le rééquilibrage sémantique de paires morphologiques. En ce qui concerne les noms de métiers, de titres et de fonctions, il affecte essentiellement les cas de paires morphologiques où le masculin désigne l’homme qui exerce la fonction, alors que le féminin désigne la femme de l’homme qui exerce la fonction. Ces cas-là sont perçus comme d’autant plus sexistes que l’existence d’un féminin empêche la néologie lexicale, ce qui crée un obstacle à l’expression dans le langage de l’accès des femmes à ces métiers ou fonctions et maintient donc, dans le discours, une situation inégalitaire archaïque. Le rééquilibrage sémantique consiste alors à modifier la signification de la forme féminine pour que de « femme de l’homme exerçant la fonction », elle devienne « femme exerçant la fonction ». Un exemple en est le cas de la alcaldesa, qui a longtemps signifié « la femme du maire » et peut encore avoir ce sens-là, alors que s’est imposé un autre sens, celui de « la mairesse », bien plus présent dans l’usage compte tenu du nombre croissant de femmes élues comme mairesses – et de l’intérêt décroissant de la population pour les conjointes de ses élus. Ces cas-là sont moins controversés, même si certains dénoncent une volonté de changer la langue de force. Le rééquilibrage sémantique peut aussi affecter des cas de groupes nominaux dont la forme au féminin est nettement plus péjorative que la forme au masculin. L’exemple le plus significatif en est le cas de hombre público et mujer pública : si le premier désigne un homme de notoriété publique, le second se réfère à une prostituée.

Enfin, un autre phénomène allant dans le sens de l’inclusion de genre dans la langue est celui qui vise à abolir le masculin générique, non pas dans la grammaire, mais dans le lexique. Il ne s’agit donc pas encore de contester le caractère non-marqué du masculin et sa capacité à englober le féminin, mais simplement de distinguer les termes masculins des termes généraux dans le lexique de manière à lever les ambiguïtés qui pourraient exclure les femmes du discours général. Le cas le plus parlant, principale cible de ce phénomène, est celui de hombre, qui peut désigner l’être humain en général, ou plus spécifiquement l’être humain de sexe masculin. Des propositions sont donc faites pour réserver hombre au sens spécifique, et lui préférer ser humano ou persona pour le sens général ; ou, inversement, pour réserver hombre au sens général, varón existant déjà comme synonyme de ce terme au sens spécifique (Márquez Guerrero, 2016, 12). Ce phénomène est quasiment imperceptible dans l’usage, puisqu’il n’implique aucun néologisme ni aucun changement de sens, seulement une restriction de hombre à son sens général ou à son sens spécifique. Il reçoit donc peu de critiques ; les seules qui lui sont adressées sont que cette restriction de sens n’est pas nécessaire et qu’elle demande donc inutilement un effort au locuteur. Cependant, si un nombre suffisant de locuteurs convaincus par cette proposition la mettaient en application l’usage général pourrait être modifié sur le long terme, en influençant la manière dont leurs interlocuteurs perçoivent ces termes.

Les différentes stratégies présentées ici répondent donc à un enjeu d’inclusion des minorités de genre, en l'occurrence des femmes, dans le discours. Elles n’entrent cependant pas dans la définition du langage inclusif, car elles se limitent au plan lexicosémantique et ne permettent donc pas d’éviter le masculin générique.

Stratégies en faveur de l’inclusion des femmes dans le discours

Les premières véritables stratégies de langage inclusif, c’est-à-dire des stratégies visant à éviter l’usage du masculin générique de manière à favoriser l’inclusion des minorités de genre dans la langue, sont des stratégies qui répondent surtout aux enjeux d’égalité entre les femmes et les hommes, et il s’agit donc surtout de visibiliser les femmes dans le discours en donnant une place plus importante au genre grammatical féminin.

Une de ces stratégies est celle du dédoublement, qui consiste tout simplement à ne pas reconnaître la possibilité pour le masculin d’englober le féminin, et donc à mentionner la forme masculine et la forme féminine pour tout référent de genre mixte (e) ou inconnu (f) (Piña Laynes et González Poot, 2018, 377).

e. Los niños y las niñas están jugando.

f. Necesitamos a un profesor o una profesora de química.

Le dédoublement se présente parfois sous des formes plus synthétiques dans lesquelles seuls les articles sont dédoublés (los y las clientes) ou les deux désinences sont présentées sur le même mot à l’aide de barres ou de parenthèses (queridos/as amigos/as, i candidato(a) favorito(a)). Cependant, la prononciation à l’oral requiert dans tous les cas le dédoublement, et les formes synthétiques ne suffisent donc pas à résoudre le principal problème de cette stratégie, à savoir sa lourdeur. En effet, les détracteurs de cette stratégie soulignent que si elle peut être appliquée sans problème à un substantif seul, elle alourdit énormément la phrase lorsqu’on l’applique à l’ensemble des éléments dépendant de ce substantif (Sayago, 2019, 1). Dans le cas où ces éléments sont nombreux, le dédoublement rend la phrase particulièrement lourde et répétitive (g).

g. Estos hermosos niños son nuestros hijos.

  • Estos hermosos niños y estas hermosas niñas son nuestros hijos y nuestras hijas.

Un autre argument contre cette stratégie est qu’il existe des cas où il est impossible, ou en tout cas difficile, de l’appliquer. L’exemple le plus clair en est celui de juntos, que l’on ne peut pas dédoubler (h) :

h. Mi mujer y su hermano comen juntos los jueves.

  • Mi mujer y su hermano comen junto y junta los jueves.

Une autre stratégie, à l’inverse, consiste à éviter le masculin générique en lui préférant des substantifs génériques ou collectifs, ou des pronoms non-marqués, de manière à ne pas avoir à genrer le référent. Ainsi peut-on dire el profesorado au lieu de los profesores ; la presidencia au lieu de el presidente ; una persona enferma au lieu de un enfermo ; ou encore quien lo haga au lieu de el que lo haga. Cette stratégie ne présente pas de problème majeur dans la plupart des cas, mais il existe des cas où elle n’est pas applicable. Cela concerne notamment les substantifs collectifs (i), étant donné que ceux-ci ne permettent pas toujours d’isoler une partie du groupe (Sayago, 2019, 1). Dans le cas suivant, par exemple, l’usage d’un substantif collectif ne fonctionne pas :

i. Los alumnos que lleguen a clase con retraso serán castigados.

  • El alumnado que llegue a clase con retraso será castigado.

Une autre stratégie consiste à préférer au masculin générique un « féminin générique », renversant ainsi le rapport de force entre masculin et féminin dans la langue (Giammatteo, 2020, 187). Cependant, cette proposition présenterait, à terme, les mêmes problèmes de légitimité et de représentation que le masculin générique. Pour éviter ces problèmes, certains justifient le choix du féminin comme générique par le fait que le substantif persona, de genre grammatical féminin, serait sous-entendu (Bengoechea, 2015, 8). Il existe également une stratégie qui propose d’utiliser le féminin générique uniquement dans les cas où le référent est majoritairement féminin ou plus susceptible d’être une femme (Bengoechea, 2015, 6). Par exemple, dans une association dont les bénévoles seraient à 70% des femmes, le masculin générique qu’on utiliserait traditionnellement pour parler de l’ensemble des bénévoles serait remplacé par un féminin générique, comme dans les phrases suivantes (j) :

j. Los voluntarios de nuestra asociación son muy numerosos.

  • Las voluntarias de nuestra asociación son muy numerosas.

k. El voluntario que quiera modificar la organización de sus tareas tendrá que hablarlo con su responsable.

  • La voluntaria que quiera modificar la organización de sus tareas tendrá que hablarlo con su responsable.

Le problème que présente cette stratégie est qu’elle ne peut pas être complétement inclusive, puisque demeureront toujours des cas où il serait difficile de déterminer si les femmes ou les hommes sont les plus nombreux, ou dans lesquels la probabilité qu’un référent inconnu soit de genre masculin ou féminin serait globalement la même ; il faudrait donc, pour ces cas-là, déterminer quel genre serait le plus susceptible d’englober l’autre.

Malgré leurs défauts pratiques, ces stratégies adaptent la langue de manière à y favoriser l’inclusion des femmes et proposent des solutions pertinentes pour remplacer l’omniprésence du masculin imposée par le principe du masculin générique. Cependant, depuis quelques années, la remise en question du système binaire de genre associé au sexe biologique est devenue une problématique sociale majeure, et avec elle s’est dessiné un nouvel enjeu pour le langage inclusif : il ne s’agit plus seulement d’inclure les femmes, mais bien l’ensemble des minorités de genre. Ces minorités de genre comprennent donc, en plus des femmes, les personnes dont l’identité de genre ne correspond pas à celle qui leur a été assignée sur la base de leur sexe – c’est-à-dire, les personnes transgenres – et les personnes qui ne s’identifient pas clairement à l’un des deux genres du système binaire – cela inclut les personnes non-binaires, genderfluid, agenres, etc. Cette remise en question du système binaire de genre se traduit dans la langue par une remise en question du système binaire de genre grammatical. Or, les stratégies que nous avons évoquées jusqu’ici ne permettent pas de répondre à ce nouvel enjeu.

Stratégies en faveur de l’égalité de genre dans son ensemble

Il existe cependant des stratégies de langage inclusif qui apportent une solution à la question de l’inclusion des minorités de genre dans leur ensemble. Ces stratégies ont toutes pour point commun de créer un nouveau morphème de genre qui permettrait de marquer le genre neutre. Ce nouveau morphème offre ainsi la possibilité d’exprimer, au singulier comme au pluriel, une identité qui ne soit ni féminine, ni masculine. Contrairement aux précédentes, initiées par des organismes publics, ces stratégies sont apparues dans l’usage (Cabello Pino, 2022, 60), montrant ainsi l’implication d’une partie des locuteurs et des locutrices dans la question de l’inclusivité de genre dans la langue.

L’une de ces stratégies propose d’employer le symbole typographique @ comme morphème de genre (l) (Bengoechea, 2015, 7). En effet, l’aspect de ce signe rappelle à la fois le graphème <a>, principal morphème du genre féminin, et le graphème <o>, principal morphème du genre masculin. Cette stratégie, visuellement très impactante, présente toutefois deux principaux défauts : d’une part, comme il s’agit d’un symbole typographique, le signe @ ne fait pas partie de l’alphabet espagnol, et d’autre part, pour la même raison, cette solution ne fonctionne qu’à l’écrit, car ce signe n’est pas associé à une réalisation phonétique en espagnol. Nous pouvons signaler d’autres stratégies similaires, en particulier le choix du symbole typographique * comme morphème du genre neutre (m) (Bengoechea, 2015, 14), qui présentent les mêmes problèmes.

l. Espero tener algún día un@ hij@ como l@s tuy@s.

m. Espero tener algún día un* hij* como l*s tuy*s.

Une autre stratégie propose comme morphème du genre neutre le -x- (n) (Cabello Pino, 2022, 58). Ce choix est motivé par le fait que ce signe est celui que l’on emploie traditionnellement pour désigner une variable inconnue. Il présente cependant, comme le précédent, un problème pour le passage à l’oral, car contrairement aux morphèmes de genre auxquels il prétend se substituer dans certains cas, le son correspondant en espagnol au graphème <x> est un son consonne, et non un son voyelle. Il s’agit donc, encore une fois, d’une stratégie qui ne peut fonctionner qu’à l’écrit.

n. Espero tener algún día unx hijx como lxs tuyxs.

Enfin, il existe une troisième stratégie proposant un nouveau morphème pour créer un genre neutre, et il s’agit de celle qui propose le morphème -e- (o) (Cabello Pino, 2022, 58, Giammatteo, 2020, 187). Cette stratégie, proposée dès les années 1970 par Álvaro García Messeguer mais longtemps ignorée (Cabello Pino, 2022, 59), est l’une des plus populaires aujourd’hui, parce qu’elle répond à tous les enjeux du langage inclusif et est facilement applicable dans la plupart des cas. En effet, elle permet l’inclusion de toutes les minorités de genre à l’oral comme à l’écrit. Elle n’est pas pour autant à l’abri des critiques, et certains ont d’ailleurs souligné l’incohérence de choisir la désinence -e comme morphème de genre neutre alors que plusieurs substantifs en ­-ente, normalement de désinence commune pour le masculin et le féminin, ont fait l’objet de la création d’un féminin en -enta (presidenta, clienta, etc.), suggérant que le -e serait, à l’instar du -o, une marque du masculin (Giammatteo, 2020, 188). C’est d’ailleurs le cas, comme le montrent en particulier les nombreux masculins pluriels en -es (autores, generales, jueces, etc.). Ces cas-là posent une difficulté d’application du -e- comme morphème de genre neutre. Des solutions ont été proposées, comme le fait de mettre la marque -e- sur la voyelle antérieure à la désinence dans le mot pour éviter la confusion entre le masculin pluriel et le neutre pluriel (p) (Giammatteo, 2020, 189), mais cette solution ne peut fonctionner lorsque ladite voyelle est déjà un [e], ce qui est notamment le cas, justement, des substantifs en -ente.

o. Espero tener algún día une hije como les tuyes.

p. Les profeseres exigen de sus alumnes que estén atentes a la clase.

Le choix du morphème -e- comme morphème de genre neutre implique donc de repenser l’ensemble des morphèmes de genre grammatical de l’espagnol afin d’établir une manière cohérente d’intégrer ce nouveau genre neutre à la langue.

L’avantage de ces stratégies est qu’en proposant la création d’un genre neutre qui aurait sa propre marque morphologique, elles créent une place à part entière dans la langue pour tout ce qui n’est pas explicitement et exclusivement masculin ou explicitement et exclusivement féminin. Cela permet non seulement de rendre complétement inutile le principe de masculin générique, mais aussi d’offrir un moyen pour les personnes non-binaires de s’exprimer dans la langue, au sens de la parler en adéquation avec leurs besoins et d’y exprimer leur identité de genre. Cela permet également d’acter la correspondance du genre grammatical avec l’identité de genre, et non avec le sexe, offrant ainsi la possibilité aux personnes transgenres de se penser dans la langue au genre qui leur correspond.

Les possibilités offertes par le langage inclusif

Le langage inclusif permet donc, en premier lieu, de contrer la prédominance du masculin dans la langue en proposant des alternatives au principe de masculin générique. De cette façon, il garantit aux femmes la possibilité d’occuper la même place dans le discours que les hommes. Cette visibilité est considérée comme une première étape vers une occupation du même espace sur tous les plans de la société. Elle permet, en tout cas, de normaliser la présence des femmes dans toutes les situations que peut exprimer la langue, s’inscrivant ainsi dans la continuité des stratégies lexicosémantiques qui visaient à mettre les femmes et les hommes sur un pied d’égalité dans le lexique. Cette première possibilité offerte par le langage inclusif garantit également qu’une norme grammaticale déséquilibrée ne puisse pas être projetée en norme sociale, c’est-à-dire qu’aucun locuteur, habitué à ce que le masculin prévale sur le féminin dans la langue, ne considère comme normale la domination masculine dans la société. Rien qu’en cela, le langage inclusif est un phénomène moderne, car les discriminations sexistes sont malheureusement toujours d’actualité.

Cependant, le langage inclusif s’inscrit également dans des questions spécifiques à notre époque, à savoir celles liées à l’égalité de genre dans son ensemble. En effet, si la transidentité et la non-binarité ne sont pas des phénomènes nouveaux, ils ont longtemps été méconnus et ignorés, et leur reconnaissance, ainsi que la place qu’ils occupent au sein des débats sociaux, sont bien récentes. Les stratégies de langage inclusif qui agissent sur l’ensemble du système de genre grammatical de la langue apportent une réponse à l’un des enjeux de ces questions, à savoir l’expression du sujet dans le genre qui lui correspond, même lorsque ce genre n’est ni masculin, ni féminin.

Le langage inclusif propose donc des solutions pour favoriser l’inclusion des minorités de genre dans la langue espagnole, et il est intéressant de voir la popularité qu’il a de nos jours parmi les locuteurs et les locutrices, ce qui n’était pas forcément le cas auparavant. En effet, les locuteurs et les locutrices hispanophones se sont exprimés pendant des siècles en utilisant le masculin comme genre non-marqué, et sa conservation suggère que malgré cela, l’espagnol remplissait sans problème ses fonctions communicatives ; cependant, les sociétés évoluent, et l’implication de locuteurs et locutrices dans le développement de stratégies de langage inclusif semble indiquer que ce n’est plus le cas. Si la dénonciation de l’androcentrisme du système grammatical espagnol n’a pas suffi à le faire évoluer, c’est sans doute parce que la fonction communicative de la langue n’était pas entravée : même si cela pouvait paraître injuste ou sexiste, il était admis que les femmes étaient incluses dans le masculin générique, et le contexte aidait à distinguer le masculin générique du masculin spécifique. Or, l’affirmation de nouvelles identités de genre, remettant en cause la binarité des genres, met en lumière un manque dans les fonctions communicatives de l’espagnol : le système de genre grammatical étant binaire, il ne permet pas d’exprimer toute la diversité des identités de genre. Quand de nouveaux besoins linguistiques apparaissent, ils sont comblés par les locuteurs et les locutrices : cela s’observe en particulier sur le plan lexical, avec la création ou l’emprunt de termes pour désigner de nouvelles réalités. Il y a un nouveau besoin linguistique sur le plan du genre grammatical, et les locuteurs et les locutrices sont en train de développer des stratégies pour le combler. Le langage inclusif offre donc surtout, dans la perspective de l’inclusivité de genre, la possibilité de créer, de modifier et, de manière générale, de s’approprier la langue en tant que locuteur ou locutrice pour qu’elle réponde à nos besoins communicatifs.

Conclusion

Le langage inclusif se présente comme un moyen linguistique de favoriser l’égalité de genre dans la société. Les stratégies développées dans ce cadre permettent d’éviter l’usage du masculin générique, garantissant ainsi une présence plus équilibrée du masculin et du féminin dans le discours, et certaines constituent même une solution pour l’expression d’identités qui ne peuvent se restreindre à un système binaire. Après avoir expliqué le principe de masculin générique et montré les problèmes d’inclusion qu’il pose, nous avons présenté les principales stratégies discursives et langagières qui forment le langage inclusif et nous avons vu qu’elles rencontrent toutes différents problèmes lors de leur application. Nous avons cependant montré que le langage inclusif propose des alternatives à l’androcentrisme dans la langue qu’incarne le masculin générique, et que s’il s’employait initialement à équilibrer la place des hommes et des femmes dans le discours, de nouvelles stratégies ont été développées, lui permettant de répondre aux enjeux d’inclusion de personnes qui ne s’identifient ni au genre masculin, ni au genre féminin. La modernité du langage inclusif et sa capacité à se renouveler transparaissent donc de la diversité des stratégies qui le composent, justifiant qu’il soit, à notre époque encore, au cœur de nombreuses polémiques. Ces polémiques, alimentées, d’une part, par le besoin d’inclusion auquel répond le langage inclusif, et d’autre part, par les problèmes que pose l’application de ses différentes stratégies, ne pourront cependant pas permettre de décider de l’avenir du langage inclusif. La langue appartient à celles et ceux qui la parlent, et si le besoin d’une langue plus inclusive persiste, elle finira par y être progressivement adaptée, qu’il existe une solution parfaite ou non.

Références bibliographiques

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Pour citer cette ressource :

Yaël Fenelon, "Le langage inclusif en espagnol", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), octobre 2023. Consulté le 28/04/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/langue/linguistique/le-langage-inclusif-en-espagnol