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Georgi Lazarevski aux 33èmes reflets du cinéma ibérique et latino-américain

Par Georgi Lazarevski
Publié par Elodie Pietriga le 28/03/2017

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Le 27 mars 2017, à l'occasion des 33èmes Reflets du cinéma ibérique et latino-américain, Georgi Lazarevski est venu présenter son film documentaire sur la Patagonie chilienne ((Zona franca)), et répondre aux questions des spectateurs au cinéma Le Zola à Villeurbanne (69).

Photos et prise de son : Jérémie Dunand

 

Affiche du film Zona franca

La présentation et la discussion menées par Pascale Amey, présidente de l'Association pour le cinéma, sont l'occasion de découvrir ce cinéaste francophone, né en ex-

Yougoslavie. Photographe, directeur de la photographie, scénariste et réalisateur, il a notamment travaillé avec Laurent Cantet comme directeur de la photographie pour le film Entre les murs (2008).

Nous vous proposons d'écouter le débat entre le réalisateur et les spectateurs en podcast ou/et d'en lire un compte-rendu. Le texte a été modifié par endroits pour l'adapter au format écrit et les questions similaires ont été regroupées.

 

 

Écouter le podcast

https://video.ens-lyon.fr/eduscol-cdl/2017/ESP_2017_glazarevski.mp3

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Georgi Lazarevski  et Pascale Amey ©Jérémie Dunand

 

Comment as-tu fait pour rencontrer les deux frères orpailleurs, Toto et Gaspar?

La toute première fois que j'ai débarqué dans cette région où il y a quelques chercheurs d'or qui continuent à vivre quasiment comme au XIXè siècle, c'était en 1998. C'était il y a bien longtemps et d'année en année il y en a moins. J'ai rencontré Gaspar parce que je suis passé sur cette petite route, devant sa cabane, et que j'ai vu ce panneau en piteux état où il avait écrit : " Ici, chercheur d'or, visite ". Je me suis arrêté et j'y suis allé un peu à contrecœur parce que je trouvais que ça faisait attrape-touriste et en même temps c'était un endroit complètement paumé. On est vraiment loin des routes généralement empruntées par les touristes : les routes qui vont vers Ushuaia, du côté argentin de la Terre de Feu. Alors j'ai frappé à la porte de sa cabane et nous avons fait connaissance. J'étais en repérage mais je n'ai pas sorti la caméra parce que je ne me sentais pas très à l'aise dans ce début de relation, avec cette pancarte ...  Nous sommes restés deux-trois heures, nous avons discuté.

Je suis reparti. C'était la fin de mes repérages, j'avais un avion le lendemain et j'ai roulé encore au moins 200 km. Le soir, j'ai posé ma tente parce que c'est la pampa, donc il y a des coins où il n'y a vraiment rien et la nuit ça m'a travaillé. Je me suis dit, mais finalement, ce personnage, il a quelque chose. Et du coup, le lendemain matin, à la première heure, je suis parti, j'ai fait 200 bornes à l'envers, je suis revenu dans sa cabane et nous avons commencé à parler un peu plus profondément. À un moment, j'ai sorti la caméra pour voir comment il réagissait et je me suis aperçu qu'il y avait vraiment un personnage, avec ses contradictions, avec cette volonté à la fois d'être complètement solitaire et puis en même temps de chercher la conversation.

Toto, je l'ai rencontré plus tard. Je suis revenu après. À l'époque, je ne savais même pas qu'il avait un frère.

Et pour les deux frères Garrido, les camionneurs, comment ça s'est passé ?

Lalo, c'était pendant la grève. La grève est arrivée par accident. Évidemment, je ne l'avais pas prévue et c'est arrivé à une autre période de repérage. À cette époque-là, je savais que j'allais travailler avec Gaspar. J'avais commencé à travailler avec les jeunes de la zona franca. J'ai changé plusieurs fois de personnages dans la zona franca parce qu'ils m'échappaient souvent. Ce sont des jeunes qui changent beaucoup de boulot et qui ont l'habitude d'être volatiles ce qui fait que quelques uns m'ont planté.

Et Lalo, c'est donc arrivé pendant la grève. À ce moment-là, je ne voulais pas que le film soit centré sur un personnage comme Gaspar parce que je voulais m'écarter du mythe, je ne voulais pas faire un film qui aurait été peut-être déjà vu, avec ce genre de personnages comme le gaucho, ou ce personnage, toujours incroyable de la Terre de Feu, solitaire.

Moi, j'avais envie d'aller chercher du côté de la réalité, du présent, et de sortir  de cette image un peu trop parfaite, de montrer ce qui se passait socialement. À l'époque, je cherchais du côté des puits de pétrole et des puits de gaz qu'on peut voir au loin, derrière les barbelés, comme vous voyez dans le film. Je savais qu'il y avait de grosses sociétés avec des capitaux souvent étrangers, américains ou canadiens, qui s'étaient installées, qui avaient créé de grosses usines de transformation, notamment du gaz en méthanol, pour l'exporter. Et ces usines-là étaient en train d'être démantelées parce que, avec le boom des exploitations du gaz de schiste aux États-Unis, ça devient plus rentable de le faire là-bas. Et du coup, les usines étaient démantelées bout par bout et laissaient plein d'ouvriers sur le carreau. C'était la fin d'un autre mythe, d'une autre strate de la colonisation, d'un autre mirage. On avait dit aux gens, venez ici, vous aurez du boulot dans le gaz, et puis voilà, tout cela était démantelé.

Et donc, j'attendais désepérément à Punta Arenas des autorisations qui n'arrivaient pas au moment où la grève a commencé pour le prix du gaz et c'est comme cela que j'ai rencontré Lalo, et puis, plus tard, son frère qui participait aussi à la grève.

La famille de Lalo a un bateau et puis, elle s'installe sur la terre. Est-ce que vous vouliez raconter l'histoire de marins qui deviennent des terriens?

Georgi Lazarevski  ©Jérémie DunandOui, bien sûr. C'est l'histoire de gens qui ont dû s'adapter pour survivre. Le père de Lalo, était marin-pêcheur. Il a emmené ses enfants à la pêche quand il était jeune. Il s'est beaucoup battu pour les pêcheurs, contre les grands groupes qui cherchaient à privatiser la mer, parce qu'au Chili on privatise la terre, mais on privatise aussi la mer. L'un des gros problèmes aujourd'hui, c'est la salmoniculture. La pêche est devenue de plus en plus difficile pour des raisons d'exploitation et de pollution de la mer, parce qu'il y a eu aussi de grandes firmes qui sont arrivées et qui ont raclé tous les fonds, parce qu'il y a eu un manque de solidarité des pêcheurs qui ne respectaient pas les quotas. Et c'est grâce à la vente du bateau de pêche du père que les enfants ont démarré. Le film parle aussi de transmission, de ce qu'on peut transmettre. Et ce passage mer-terrre correspondait, pour moi,  à ce que les colons ont fait : ils sont arrivés par la mer, par l'eau. Le film s'ouvre avec ces touristes qui arrivent eux aussi sur l'eau pour voir les glaciers, donc, effectivement, il y a des liens et tout cela se tisse au montage. Cette pour cette raison aussi que je me suis attaché au frère de Lalo et notamment à cette discussion-là et à celle où il parle de son père, de ce qu'il lui a transmis. La transmission et la représentation sont des choses qui m'intéressent.

Par rapport aux personnages que vous nous montrez, à ce naufrage social, on ne voit pas le touriste qui ne fait que passer, regarder et partir avec une idée préconçue. Vous n'interrogez pas de touristes ni de responsables d'entreprises qui vivent du tourisme. Est-ce que c'est un parti pris?

Pour moi, les touristes sont un personnage du film, un personnage à multiples facettes, un personnage aussi avec ses contradictions. Après, je n'ai pas voulu en faire des personnages au même titre que les trois personnages de Gaspar, Patricia, la garde de la zona franca et Lalo, le camionneur parce que c'est un film, avant tout, qui dresse un portrait du territoire, donc du Chili, et j'avais envie d'être avec des Chiliens, de leur donner la parole. Ensuite, plus il y a de personnages dans un film, plus c'est compliqué. Je me dis que dans le prochain film que je ferai, peut-être qu'il n'y aura qu'un seul personnage parce que c'est un casse-tête. C'est un film qui a été compliqué à monter. Il fallait trouver un équilibre et tout a été difficile. Finalement, je pense que nous y sommes arrivés.

Par contre, je pense que j'ai bien cherché à ne pas caricaturer les touristes. J'avais dans mes rushs des choses très dures, bien plus dures que ce qu'on voit dans le film. Avec Jean Condé, le monteur, nous avons cherché à ne pas en rajouter et à ne pas enfoncer des portes ouvertes mais justement à bien mettre en évidence les quelques touristes que j'ai pu filmer qui avaient une sensibilité et une ouverture d'esprit. D'ailleurs la première scène du blocage des routes, s'ouvre avec une touriste dans le bus qui demande à descendre du bus et qui dit tout de suite : " Mais qu'est-ce qui se passe, j'ai envie d'aller à la rencontre des gens." Et on lui répond : " Ah non, non, restez à votre place, restez-là, c'est dangereux."

Le film parle de cela : des murs qu'on dresse entre les personnes, des murs qui peuvent être des barrières physiques et qui peuvent aussi être des barrières complètement invisibles, qui n'ont pas lieu d'être. Il suffirait de peu de choses pour les franchir, pour les casser. Mais en tous cas, j'ai essayé de rendre justice à ces touristes-là.

Dans la scène chez le maire il y a ce groupe de Brésiliens qui fait une pression complètement infernale, qui téléphonent tout le temps à leur consulat et du coup, le maire se retrouve sous pression. Il y avait aussi des Allemands qui faisaient pression et le consulat allemand téléphonait au maire et disait : " Écoutez si vous ne libérez pas les routes nous, nous envoyons les troupes spéciales pour libérer nos ressortissants."

Dans cette scène-là, où j'arrive à m'incruster en tant qu'espion, touriste, il y a un touriste un peu dingo, vous l'avez vu, qui cite César et qui pense qu'il vit la fin du monde, qu'il n'y a rien de pire. Mais à côté de lui, il y a un autre touriste brésilien, un jeune, qui, lui, a tout compris et qui se permet même de faire la leçon au maire, quand celui-ci dit : "Mais je ne comprends pas ce qu'ont tous ces gens, le prix du gaz va augmenter de toute façon." Lui, il a tout compris et lui dit : "Vous savez, il y a quand même quelque chose de profond dans cette région, il y a un oubli."

La troisième touriste, qui est vraiment maline, qui, elle aussi, a tout compris, c'est celle du musée Braun-Menéndez, de ce palace. À un moment, il suffit que cette touriste demande si on chassait vraiment les indiens, pour que le discours de la guide bascule complètement, pour que toute l'histoire devienne accessible, alors qu'elle est cachée.

J'ai été surprise par ce gros bateau qui bouche la vue et les micros qui disent faites-ci, faites-ça. C'est effrayant. Est-ce que les gens voient cela d'un bon œil? Comment les gens de là-bas reçoivent-ils les touristes?

Les touristes sont plutôt très bien reçus. Il y a plusieurs formes de tourisme. Effectivement, ce tourisme-là est assez extrème.  Ce sont des bateaux que l'on voit de plus en plus dans le monde. Et d'ailleurs ce film pourrait presque se passer en France, parce qu'une manifestation comme celle-là pourrait se passer en France. Aujourd'hui, s'il y a une manifestation dans les avions, les trains, etc, tout de suite vous allez avoir les médias, avec des commentaires, qui vont vous expliquez que l'usager, le pauvre, est une victime, ce qui est vrai, c'est compréhensible, mais on ne va vous montrez que cette version-là, on n'ira pas chercher, parce qu'on n'en a pas le temps, le pourquoi de la grève.

Ce bateau de quatre mille personnes, c'est assez extrème. Ce sont des bateaux qui sont, pour la plupart, sur la route d'Ushuaia, et qui n'ont que quelques heures à passer à Punta Arenas et dont l'apport économique est restreint. Il y a sûrement des taxes portuaires, mais c'est assez limité. Après, il y a des hôtels de luxe, mais qui ne bénéficient qu'à une toute petite partie de la population. À côté de cela, il y a beaucoup de petits hôtels, de petits restaurants, etc., et de gens, y compris comme Lalo, qui sont contents si on peut développer, tracer une route qui emmènerait vers un glacier. Donc le tourisme est plutôt bien reçu.

Mais il y a aussi un sentiment, dans une certaine couche de la population, notamment les pêcheurs, d'être complètement mis à l'écart de cela. Le problème du Chili, comme l'exprime Lalo, ce sont ces inégalités. Effectivement, des gens en profitent beaucoup plus que d'autres. Mais en tous cas, sur place, les gens, les magallanicos sont extrèmement gentils, extrèmement pacifistes et bienveillants à l'égard des touristes, comme le dit cette femme, vous l'avez vue :  " Mais on est vraiment désolés de faire ça, mais il faut qu'on le fasse. Moi, je ne gagne pas assez d'argent. " Elle dit aussi : " Je ne peux pas voyager, je ne sais même pas nager. "

Le massacre des indiens remonte au XIXème siècle ?

Il a commencé au XIXè siècle mais a pris fin dans la deuxième partie du XXème siècle.

En regardant les populations autochtones, il me semblait quand même voir des Indiens, donc il en reste? Ce sont des Indiens qui sont restés ou qui sont arrivés d'autres parties de l'Amérique latine?

Il y a eu beaucoup de métissage. Ce sont des Indiens qui ont été métissés. Après, ce qui a complètement disparu,  c'est la culture, la langue. Il y avait trois peubles, les Onas, les Yaganes, les Alakalufs qui ont été complètement décimés.

L'un des acteurs dit que cette terre a été marquée par ce massacre d'indiens. Or, il n'est pas partie prenante en tant que massacré ni en tant que massacreur. comment se fait-il que les gens ressentent cela ?

Il est conscient de ce qui s'est passé, il connaît l'histoire.  Tout le monde ne la connaît pas, mais lui, Lalo, et c'est ce qui m'a touché, c'est quelqu'un qui a un humanisme et qui donc, s'intéresse aux autres aussi, à l'histoire de son pays. Il se pose la question. La violence n'est pas gratuite. Quand je suis arrivé dans son camion, cela faisait plusieurs jours que j'avais repéré Lalo, qui était très occupé, qui se battait pour qu'on laisse un petit peu d'humanité, qu'on laisse passer les quelques personnes qui en avaient le plus besoin. Il ne dormait quasiment pas de la nuit parce qu'il restait avaec son camion, alors que beaucoup de gens qui disaient soutenir les grévistes, qui ne voulaient absolument pas, pendant la journée, qu'on laisse passer des gens, allaient dormir la nuit au village. Lalo se battait beaucoup pour les autres, il était très occupé et moi, j'essayais de le faire parler. Je ne voulais pas être dans une parole de revendication, justement très télévisuelle où il aurait expliqué uniquement le combat. Mais il a fallu qu'on se retrouve à ce moment-là dans sa cabine pour qu'il y ait toute cette émotion qui jaillisse avec cette analyse. Lui, qui n'a pas fait beaucoup d'études, grâce à son humanisme, il a une très belle analyse, très profonde, de la situation.
C'est quand j'ai filmé cela que je me suis dit que la grève serait dans le film. Jusque là, je pouvais encore avoir un petit doute, mais là c'était sûr que ce serait dans le film.

J'ai trouvé le film relativement "scénarisé". Comment a évolué votre processus d'écriture ? On sent que la grève vous tombe dessus mais quelle est très vite incorporée dans l'histoire. Comment avez-vous travaillé en terme d'écriture à partir de ce que vous vouliez raconter?

J'ai toujours un problème avec l'écriture du documentaire parce qu'on se retrouve dans une position ou soit il faut complètement inventer et puis c'est du pipeau, ou alors, il faut tourner un peu avant, il faut énormément repérer. Moi, j'ai fait un peu les deux, c'est-à-dire que j'ai commencé à écrire et que donc j'avais dès le départ cette idée de faire un film avec plusieurs personnages qui chacun représenterait une certaine époque de la colonisation : Gaspar, le chercheur d'or vit comme au XIX ème siècle, parce que l'une des premières étapes de la colonisation, c'est la ruée vers l'or qui n'a pas duré très longtemps, après il y a eu la ruée vers l'or blanc, c'est-à-dire les moutons, ensuite l'or noir, le pétrole, découvert en 1945 avec du gaz, puis la zone franche, cette espèce de mirage économique et maintenant, le tourisme. Voilà, il y a eu toutes ces strates de colonisation. Gaspar, pour moi, il vit dans une cabane vraiment comme au XIXème siècle. Après, je voulais un autre personnage qui ait un pied un peu plus dans la modernité et finalement, ça a été Lalo. Quand j'ai écrit le film j'avais imaginé des personnages qui participeraient un peu à la construction du territoire. Lalo, avec son camion, transporte de la terre pour construire des routes, il a participé à la construction de l'hôtel 5 étoiles, il a besoin de la modernité pour survivre. Et puis, le troisième personnage, je voulais que ce soit un jeune ou une jeune, qui représente un peu ce qu'on offre aujourd'hui comme boulot. Au Chili, l'éducation est payante, donc la plupart des jeunes, s'ils ne font pas partie de l'élite nantie, doivent travailler pour payer leurs études et c'est comme cela que Patricia, la garde, a commencé à travailler à l'âge de quinze ans pour payer son uniforme de lycée. Tout cela était un peu prévu, un peu écrit. Après je suis parti et je suis tombé sur la grève, donc quand je suis revenu, j'ai réécrit et j'ai intégré des morceaux de la grève au scénario. J'ai eu des aides une fois que le film était déjà bien écrit et que j'avais fait des repérages assez avancés.

À propos de la scène sur l'abattoir. Dans le film, elle arrive avant la grève mais quand l'avez-vous tournée?

On l'a tournée après.

Elle s'enchaîne super bien.

Oui. C'est cela l'écriture. J'avais vu la grève, donc quand je suis revenu j'ai réécrit en me disant tiens la grève est là. Est-ce que dans mon dossier j'avais déjà mis que je la placerais avant la grève, je ne me rappelle pas. Mais oui, tout cela se fait assez tard. Et un documentaire, c'est quand même beaucoup de montage. On arrive avec de la matière, mais le montage c'est très, très important. J'ai eu la chance de travailler avec Jean Condé. Je voulais travailler avec une personne qui parlait espagnol et on m'a présenté Jean et ça a été une belle collaboration. Après il m'a dit que c'était le film le plus compliqué qu'il ait jamais monté parce que, effectivement, avec tous ces personnages, cette grève qui arrive après, c'était un équilibre très, très fragile. Je pense que le film, au départ, s'articule comme les pièces d'un puzzle. Au début, on ne sait pas exactement où on va aller, mais finalement tout cela s'assemble et avec la grève ça prend forme, ça prend sens.

Le film est coupé en deux : une première partie lente, où vous présentez les personnages et une deuxième partie où il y a un autre rythme, le moment de la grève. Pourquoi? Est-ce que vous pensez que c'est un docu fiction? Pourquoi pas de voix-off?

Un docu-fiction c'est une espèce de docu avec une partie fictionnelle, avec des acteurs, ce n'est pas forcément une voix-off. Mon film est un documentaire pur, je n'ai absolument pas écrit de dialogues. Je suis là, je prends le temps d'écouter les gens, je tourne et après au montage on crée un film. Après, pourquoi pas la voix-off? parce que la plupart du temps, ça m'ennuie. Je n'ai pas envie de dire au spectateur ce qu'il doit penser. Je trouve que le spectateur est suffisamment intelligent pour faire son chemin lui-même et donc je n'ai pas envie de lui dire ce qu'il faut penser. Peut-être qu'il va passer à côté de certaines choses, mais tant pis, pour moi, c'est ça le cinéma, c'est de recevoir un film avec sa propre histoire, avec ses émotions.

Pour les deux parties du film, je ne sais pas, pour moi, il n'y a qu'un film. Peut-être qu'il y a deux rythmes mais le mouvement du film c'est de partir du mythe et de le casser.

Je voulais que quelque chose vienne interrompre cela, vienne le casser. Pour moi, c'est toujours le même film, il y a une dérive, que j'assume complètement et qui vient de cette volonté d'aller dans la réalité et de faire ce mouvement : partir du mythe et aller derrière la carte postale chercher ce qui se passe. Donc pour moi, c'est cohérent.

Il y a plusieurs situations qui semblent être très tendues, par exemple lorsque vous êtes devant le maire qui s'explique avec des touristes. Est-ce que la caméra modifie les comportements? Est-ce qu'il y a des gens qui ont refusé d'être filmés? Comment vous sentiez-vous avec la caméra ou avec le caméraman?

Georgi Lazarevski  ©Jérémie DunandC'est moi qui porte la caméra, donc ça a facilité les choses. Par contre pour la grève, comme j'étais en repérage, j'étais seul ce qui a été compliqué. C'était dense parce que je filmais à la fois sur les barrages et à la fois dans le centre ville avec les touristes qui étaient bloqués dans cette école réquisitionnée par la Croix Rouge. C'était tellement dense qu'une fois j'ai oublié de serrer le frein à main et ma voiture est tombée dans un fossé.

Je n'ai pas le sentiment que la caméra ait changé des choses. Quand vous voyez des manifestations, tout le monde a un appareil photo ou un téléphone en main, du coup, on n'y fait plus trop attention. Moi, au milieu de cela, j'étais plutôt le touriste, mais j'allais filmer les manifestants qui m'ont accueilli sans aucun problème, mais c'est toujours étrange. Un peu comme cette femme dans le bus qui dit, attention il va vous arrivez des problèmes. Mais non. Moi, je suis arrivé là et j'ai été super bien accueilli. Alors, j'ai discuté avec les gens et ils étaient tout contents de voir qu'un touriste s'intéressait à eux. Ils m'ont offert à manger et quand je suis revenu de la ville j'ai apporté du café et d'autres choses ; ils étaient très contents d'être là.

Les seuls problèmes que j'ai eu c'est avec d'autres touristes. Ça se voit un petit peu dans le film. Il y a des touristes qui m'ont tourné le dos et qui d'autres qui ont été un peu agressifs : j'ai eu quelques doigts d'honneur. Dans le centre ville, il y avait un hôtel assez chic où il y avait des touristes qui buvaient un café alors qu'il y avait quelques manifestants devant que je filmais et on m'a fait quelques doigts d'honneur.

Bon, la scène dont vous parlez avec le maire et le Brésilien, s'est passée un peu comme ça. Moi, je suivais le Brésilien et ce personnage que j'avais repéré avec son survêtement Adidas, qui est avocat à Brasilia et qui s'exprime très bien. Quand ils ont décidé de rentrer à trois, que le maire a autorisé trois personnes à venir discuter avec eux, je me suis faufilé derrière eux, et alors l'assistante du maire a demandé qui j'étais. Et ils ont répondu que j'étais leur représentant de presse. Du coup, je suis rentré et la séquence s'est faite sans aucun problème mais c'est vrai que c'était un peu inoui. Il y avait des choses très dures dans cette séquence que nous avons coupées. Le maire a commencé la réunion en disant : "Dans deux heures les négociations s'arrêtent et l'armée intervient". Et avec Jean nous avons coupé cela parce que ça ne s'est pas fait, mais on en était très proche et c'était impressionnant de voir ce Brésilien à lunettes continuer à répéter cette info, comme s'il n'avait pas entendu.

J'étais tous les jours sur les barrages, je voyais ces femmes, ces enfants, ces vieillards, ce peuple qui était là. Et je filmais en me disant mais ce n'est pas possible, ils vont arrivés, ils vont foncer dans ces gens, qu'est-ce qui va se passer? Je suis sorti de là, complètement abasourdi.
Je n'ai pas eu de problèmes, non plus, avec les carabiniers, qui, pour la plupart, étaient de Puerto Natales, connaissaient les gens, et partageaient sûrement un peu leurs revendications. Il y avait aussi la police fédérale qui, elle, m'a demandé ce que je faisais là et si j'avais un permis de travail. Je lui ai répondu que non, que j'étais un touriste avec une caméra et ça s'est arrêté là.

Après j'ai fait un peu attention. Je doublais mes rush et je les cachais parce que j'avais un petit peu peur parce que je filmais les dirigeants et que l'on entendait à la radio que le ministre de l'intérieur, extrèmement dur, disait que tous les responsables de la grève allaient être poursuivis. Et je me suis dit que si jamais on voyait mes rush, si on voyait ces gens-là, il pouvait y avoir un risque et je ne voulais pas les mettre en danger. Finalement, je suis là.

En quelle année s'est produite la grève?

En 2011. Tout le processus du film a été long. J'avais déjà fait quelques voyages, mais j'ai commencé à repérer vraiment sérieusement pour le film début 2008. Le tournage s'est fait entre 2011, le courant de l'année 2013, et puis il y a eu le montage. Tout a été compliqué : trouver l'argent, la post-production, etc. Le film a été terminé seulement en 2016.

Combien de temps la route a-t-elle été bloquée?

Une semaine. Mais les manifestations avaient commencé bien avant. J'ai commencé à m'y intéresser quand j'étais bloqué à attendre ces autorisations à Punta Arenas. Les premières manifestations ont émergé. Je suis allé les filmer un peu par curiosité, je ne savais pas du tout où ça allait me mener. J'y allais une fois de plus sans savoir si j'allais y trouver quelque chose d'intéressant parce que je ne voulais pas non plus que ce film soit un film de revendications politiques. Et du coup, c'est monté petit à petit. C'est-à-dire que les manifestants étaient complètement ignorés par le gouvernement, notamment par l'intendante de la région, qui est un peu l'équivalent de la préfète, une croate, d'ailleurs, qui s'appelle Liliana Kusanovic,  dont la famille possède la moitié du parc national Torres del Paine, avec des hôtels, et qui n'a absolument pas voulu discuter.

Pourtant les manifestations étaient vraiment très importantes, il y avait  toute la population, (peut-être que ce n'est pas tout à fait montré dans le film parce qu'il a fallu que je choisisse l'endroit où j'étais bloqué) et la mobilisation a paralysé toute la région. Donc finalement, les manifestants ont posé un ultimatum à l'État en disant que le mercredi suivant, à minuit, ils couperaient tout, ils fermeraient toutes les routes. C'est à partir de ce moment-là que j'ai senti que ça allait être intéressant pour moi, pour ce que je voulais montrer (l'autre côté de la carte postale) car il y allait avoir une confrontation entre le mythe porté par les touristes et la réalité sociale. Et, du coup, j'ai choisi d'être prisonnier à Puerto Natales, une petite ville au nord de Punta Arenas, sur le chemin du parc national Torres del Paine. J'ai pris la voiture et je suis arrivé là à 11H30, une demi-heure avant l'ultimatum. Il y avait toute une foule compacte qui bloquait la route et la foule s'est écartée pour laisser passer ma voiture. J'ai peut-être été le dernier à rentrer en voiture. Après, il y a eu le blocus pendant une semaine.

C'était pour moi, la position idéale d'être prisonnier pour faire ce film parce qu'il parle de cela. Il parle de la zona franca, c'est-à-dire le centre commercial, la zone franche qui a été construite sur la pointe de sable qui a donné son nom à la ville, Punta Arenas. Punta Arenas, lors de sa création en 1848, c'était une prison, une colonie pénale. J'ai été frappé de voir qu'aujourd'hui il y a toujours autant de barbelés, autant de miradors autour de cette zone, mais qu'on enferme non pas les prisonniers mais les biens de la consommation.

Est-ce que les grévistes ont obtenu gain de cause? Qui était président à l'époque? Est-ce qu'il y a un lien avec ce qui se passe en Guyane.

La grève a été une victoire parce que les grévistes ont obtenu que le prix du gaz n'augmente que de 3% alors que le gouvernement avait décidé une augmentation de 17%. Le président à l'époque c'était Sebastián Piñera, de droite, frère du ministre de l'économie sous Pinochet. C'est l'un des hommes les plus riches du Chili, un multi milliardaire qui possède la compagnie chilienne Lan. Il avait promis, deux mois avant le déclenchement de la grève, qu'il ne toucherait pas au prix du gaz qui est fixé par l'État. C'est l'un des rares prix contrôlé par l'État au Chili, parce que le gaz sort de cette région-là et que les gens, du fait du climat extrèmement rude en ont besoin. Tout marche au gaz, même les voitures, les taxis. Deux mois après cela, il a décidé cette augmentation de 17%. Les grévistes ont réussi a réduire cette augmentation à 3% avec l'assurance qu'ils ne se feraient pas avoir dix mois après. Lalo en parle d'ailleurs et c'est pour cela qu'après cette séquence la grève a encore duré quelques jours, le temps d'avoir l'assurance écrite qui fasse qu'il n'y aurait plus d'autre augmentation. Après, le gouvernement a changé, c'est Michelle Bachelet qui est arrivée au pouvoir et le prix n'a pas bougé.

C'est une belle victoire parce que quatre ministres du gouvernement de Sebastián Piñera avaient démissioné, dont le ministre de l'Intérieur qui avait dit devant les caméras qu'il fallait que les Magallanicos comprennent que la fête était finie avec le gaz, ce qui avait été très mal pris.
Pour la Guyane, sûrement, mais je ne connais pas assez la situation. Je pense qu'il y a aussi ce sentiment d'être délaissé, qu'il y a un sous investissement.

Avez-vous montré ou allez-vous montrer ce film à Punta Arenas?

Il va être projeté dans dix jours dans un festival au cœur de la Patagonie, à Coyhaique. C'est la première fois qu'il sera montré au Chili. Cela me fait bien plaisir. Les sélectionneurs du festival m'ont dit que c'était exactement le genre de film qu'ils voulaient montrer, que c'était vraiment ça la Patagonie et les problèmes qu'ils connaissaient. C'était important pour moi, parce qu'effectivement quand on fait un film sur un autre pays, même si on a fait quelques voyages, même si c'est un film universel, qui, comme je l'ai dit, pourrait peut-être se passer en France, il y a toujours cette appréhension de passer à côté des choses ou de les caricaturer. J'ai essayé de ne pas les caricaturer et les retours que j'ai eu sont plutôt positifs, donc ça me fait plaisir.

Avez-vous montré le film à vos personnages principaux? Et si oui, qu'en ont-ils pensé?

Pas à tous, malheureusement. Pour l'instant, je n'ai plus de nouvelles de Patricia, la garde. Nous étions en contact via Facebook et elle ne répond plus. Il est possible qu'elle ait changé d'endroit. Quand j'ai tourné avec elle, son rêve à l'époque, c'était de passer un permis pour conduire des poids lourds, des engins d'usine énormes pour aller travailler dans une mine de charbon un peu au nord de Punta Arenas. C'est une mine de charbon à ciel ouvert, un non-sens écologique. Des écolos se sont battus pendant des années pour empêcher l'ouverture de cette mine, mais malheureusement, ils ont perdu. C'est ce qui arrive souvent au Chili. Malheureusement, c'est toujours la même histoire. Et elle, parce que les salaires étaient bons, elle rêvait d'aller y travailler. Donc, si un jour j'arrive à la retrouver peut-être que je pourrai faire un autre film.
Gaspar, il est dans sa cabane, comme vous l'avez vu, la plupart du temps. Il descend de temps en temps, lors des mois les plus froids, à Porvenir où son frère a une maison. J'ai envoyé un lien du film à son neveu qui est à Porvenir mais je n'ai pas eu de nouvelles.

Et Lalo, je viens d'avoir des nouvelles. Il a été long à me répondre. Il a vu le film et il l'a trouvé super. Je pense qu'il n'avait peut-être pas tout à fait réalisé quelle forme il pouvait avoir à la fin et il a été ravi. J'espère pouvoir le faire venir au festival de Coyhaique dans dix jours.

Georgi Lazarevski  ©Jérémie Dunand
 
Photos et prise de son : Jérémie Dunand
 
Pour citer cette ressource :

Georgi Lazarevski, Georgi Lazarevski aux 33èmes reflets du cinéma ibérique et latino-américain, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mars 2017. Consulté le 21/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/arts/cinema/georgi-lazarevski-aux-33emes-reflets-du-cinema-iberique-et-latino-americain