La figure de l'esclave-chanteuse dans la Risālat al-Qiyān d'al-Ğāḥiẓ
Cet article a été rédigé dans le cadre d'un stage à l'ENS de Lyon.
L'auteur
Al-Ğāḥiẓ Abū ʿUṯmān ʿAmr b. Baḥr al-Kinānī al-Fuḳaymī al-Baṣrī (160-255 / 776-868 ) (الجاحظ) célèbre prosateur arabe, est le plus important écrivain de l'adab ((L'ʼadab définissait initialement l'ensemble des règles de conduite et des connaissances profanes d'un bon "Arabe". Progressivement, le contenu de ce type de connaissances culturelles qui définissait l'Arabe éduqué et distingué s'élargira pour devenir un type de littérature de nature encyclopédique. du IXe siècle)). Une malformation oculaire lui valant le surnom sous lequel il est connu : al-Ğāḥiẓ (« celui qui a la cornée saillante »). Il est né et a grandi à Bassora, l'une des villes les plus culturellement splendides de l'époque, où il a étudié la philologie, la lexicographie et la poésie auprès de grands maîtres tels qu'Abū ʻUbayda et al-ʼAṣma’ī. Vers 815, il s'installe à Bagdad et entre au service du calife Abbasside al-Maʼmūn. De cette manière, al-Ğāḥiẓ a pu avoir accès aux grandes œuvres de la pensée grecque classique qui commençaient à être traduites à cette époque Cf. LEWIS, Bernard; PELLAT, Charles y SCHACHT, Joseph (eds.), The Encyclopaedia of Islam, vol. 2, Leiden: Brill, 1991, p. 385, y COOPERSON, Michael, «Jāḥeẓ». Encyclopædia Iranica. 20 de Febrero de 2009. Consultado 1 de Junio de 2022. En línea: https://iranicaonline.org/articles/jahez..
Parmi ses œuvres majeures figure Kitāb al-ḥayawān (كتاب الحيوان , « Livre des Animaux »), où il ne se contente pas de recueillir des descriptions ou des histoires sur les animaux, mais introduit également des réflexions personnelles sur la métaphysique, la théologie, la physique, l'anthropologie, la sociologie et même l'évolution des espèces. Une autre de ses œuvres marquantes est Kitāb al-Buẖalāʼ (كتاب البخلاء , « Le livre des Avares »), dans laquelle il ne se contente pas de collecter des anecdotes sur ce défaut de la société, mais construit en même temps une critique contre les non-arabes. Il a également écrit Kitāb al-bayān wa-l-tabyīn (كتاب البيان والتبيين , « Livre de la clarté et de l'illumination »), sur des questions philologiques.
Parmi ses nombreux ouvrages sous forme d'épîtres, on distingue Kitāb at-tarbīʻ wa-l-tadwīr (كتاب التربيع والتدوير , « Le livre du rond et du carré »), où il traite des questions auxquelles les contemporains ont donné des réponses traditionnelles, Risālat fī-l-ʻišq (رسالة في العشق , « Épître sur la passion amoureuse »), où il développe les questions sur ce sentiment et la Risālat al-Qiyān (رسالة القيان , " Épître des esclaves chanteuses "), dont nous analyserons quelques aspects dans les lignes qui suivent.
Comme nous le constaterons plus tard, dans cet ouvrage, il ne se contente pas de décrire les caractéristiques et les fonctions des qiyān (قيان , "esclaves-chanteuses"), mais il parle aussi de « beauté et d'amour », notamment de la construction de l'amour entre les hommes et les esclaves chanteuses. Dotés d'un esprit critique aiguisé et d'un ton vif et ironique, ses écrits sont pleins de digressions délibérées, mais ils sont remarquables par leur précision et leur éclat. En outre, son haut degré d'éloquence (balāġa) a été loué par de nombreux auteurs, tels que le penseur at-Tawḥīdī et le théologien et philosophe Ibn Ḥazm, et il est considéré comme l'un des modèles de ‘ilm al-kalām ((une science religieuse qui met en avant les arguments discursifs)). À la fin de sa vie, après avoir souffert d'hémiplégie, il se retira à Bassora, où il mourut vers 255/868, léguant à la postérité toutes ses œuvres qui sont devenues un modèle immémorial de la culture et de la littérature ʼadab de la période médiévale.
La Risālat al-Qiyān comme source primaire pour analyser les esclaves chanteuses
La Risālat al-Qiyān d'al-Ğāḥiẓ est le premier traité d'amour de la littérature arabe et elle serait la première œuvre en prose à traiter le problème sous la forme d'un essai. Al-Ğāḥiẓ, grand prosateur arabe, serait aussi l'inaugurateur d'un genre littéraire: l'adab amoureux, genre qui devait par la suite devenir si fécond ((F. Sicard, « L’Amour Dans La Risâlat Al-Qiyân - Essai Sur Les Esclaves-Chanteuses-De Ğâhiz († 255/868) », Arabica, vol. 34, no 3, Brill, 1er janvier 1987, p. 326 (en ligne : https://brill.com/view/journals/arab/34/3/article-p326_4.xml ; consulté le 17 mai 2022))).
L'épître d'al-Ğāḥiẓ est pleine de questions sociales et morales diverses où l'on trouvera des histoires grotesques comme des histoires sublimes qui nous surprendront. Au centre de l'épître, nous trouvons les qiyān ; afin de nous montrer tous les aspects entourant ces personnages, ayant un aspect social, historique, moral et même philosophique, l'épître constitue une source précieuse pour illustrer une partie de l'ère préislamique ainsi que l'époque des premiers califes.
S'appuyant sur des anecdotes qui mêlent des personnages aussi disparates que des servantes, des califes, des bédouins, des esclaves-chanteuses et des poètes, le polygraphe originaire de Bassora semble défendre la légitimité de la possession et de la jouissance des qiyān, mais met en garde contre les dangers du ʻišq (عشق , « amour passionnel ») qui leur sont associés, tout en construisant une définition de l'amour et de la beauté.
L'esclave-chanteuse (qayna), ses origines et sa nature
Dans cette partie, nous allons expliquer l'étymologie et quelques nuances du terme utilisé pour désigner la qayna.
Le terme qayna (قينة ج. قينات، قيان / pl. qaynāt, qiyān) traduit conventionnellement par « esclave-chantanteuse » figure dans les dictionnaires et dans les textes littéraires et historiques de l'histoire arabe. Cependant, il a fait l’objet d’un débat entre les lexicographes arabes, et ainsi, certains le font venir de la forme V de la racine ق ي ي ن : تقيّن / taqayyana « embellir », tandis que d'autres le considèrent comme le féminin de qayn (قين , « artisan »), provenant de la même racine ق ي ن ي ن ). La racine (ق ن ن ن), bien que son sens principal soit « examiner, observer », nous voyons qu’elle est liée au contexte sémantique de l’esclave-chanteuse à travers certains termes qui lui sont attribués comme اقتنّ (iqtanna, « acheter un esclave »), قنّ أقنان، أقنّة (qinn, pl. ʼaqnān ou ʼaqinna, « esclave »), قنونة. (qunūna, « esclavage »). La seconde, (ق ي ن ), d'où vient directement qayna (قينة ), conserve des sens généraux tels que « forger », « sculpter », « créer », ou, dans sa forme II قيّن (qayyana) et V تقيّن (taqayyana), « orner », « embellir ». Il comprend également d’autres termes tels que le قين (qayn, « artisan »), le قينة, déjà mentionné (qayna, « esclave »), bien sûr, et مققينة (muqayyina, « coiffeur, servante ») ((C. Pellat, « Ḳayna », dans Encyclopaedia of Islam, Second Edition, Brill, 2012, vol. 2 (en ligne : https://referenceworks.brillonline.com/entries/encyclopaedia-of-islam-2/kayna-SIM_4065?s.num=0&s.f.s2_parent=s.f.book.encyclopaedia-of-islam-2&s.q=qiy%C4%81n ; consulté le 1 juin 2022))).
Nous voudrions souligner l'existence d'esclaves-chanteuses, ou d'un type similaire d'esclaves féminines pour exercer un art quelconque, dans les deux grands empires de la période préislamique, sassanide et byzantin. Elles participaient aux réunions sociales des hommes et jouissaient d'une certaine liberté par rapport aux autres femmes de leur société (( P. Sánchez-García, La risâlat des esclaves chanteuses d’al-Ǧāḥiẓ : notes sur les femmes, la beauté et l’amour dans la culture arabe classique, mémoire, Alicante, España, Universidad de Alicante, 2015, p. 16)).
L'une des plus anciennes descriptions des esclaves chanteuses dans les œuvres d'al-Ğāḥiẓ est la suivante (dans son épître au 3e siècle de l'hégire) :
Comme l'attestent les siècles, les esclaves chanteuses (qiyān) ont toujours été parmi les rois arabes et non arabes. Les Perses considéraient le chant comme [une partie de] l'éducation littéraire (ʼadab). À l'époque préislamique, 'Abdallāh ibn Ŷud'ān avait ses deux qiyān. 'Abdallāh ibn Ŷaʻfār aṭ-Ṭayyār avait des esclaves féminines qui chantaient, ainsi qu'un garçon qu'ils appelaient Badī'. Il fut censuré pour cela par al-Ḥakam ibn Marwān, et à sa critique, il répondit : " Qu'y a-t-il de répréhensible à ce que je prenne les meilleurs versets arabes et que je les donne aux esclaves-filles pour qu'elles les gazouillent et les récitent de leurs gorges mélodieuses ? " […] Comme le qiyān existait depuis l'époque préislamique, [...] à l'époque abbasside - qui correspond à la consolidation de l'influence grecque - le qayna était déjà une figure très raffinée, aux caractéristiques assez bien définies ((Ibid., p. 11)).
L'épître d’al-Ğāḥiẓ consacre naturellement un fragment à l'importance des sens pour décrire la passion dangereuse qu'inspirent les qiyān. Pour notre auteur, les esclaves-chanteuses offrent une conjonction unique de plaisirs et ses trois sens qui sont principalement conjugués sont : la vue (al-naẓar/ النظر ), l'ouïe (al-samʻ/ السمع ) et le toucher (al-lams/ اللمس ). Cependant, c'est aux deux premières, la vue et l'ouïe, qu'il accorde une place prééminente, car ce sont elles qui transfèrent, le plus rapidement et le plus directement et dans un état plus ou moins égal, cette réalité esthétiquement désirable au siège de la perception sensorielle : le cœur. Comme décrit par al-Ğāḥiẓ:
(... Lorsque la qayna élève la voix qui sort de sa gorge, en commençant à chanter, les yeux sont fixés sur elle, les oreilles se tournent dans sa direction pour l'écouter, et le cœur, qui est le roi, se prête à elle, car l'oreille (السمع / as-samʻa) et la vue (النظر / an-naẓar) s'affrontent pour voir laquelle des deux est la première à apporter au cœur (القلب / al-qalb) ce qu'elle en a reçu, et finalement les deux se rencontrent au centre même du cœur [.... ]) (( A. F. L. Beeston, Al-Jahiz: Epistle on Singing Girls, 1st edition, Warminster, Aris & Phillips, 1980.)).
Les esclaves-chanteuses ont pourtant bien des choses en commun avec des Grandes Dames : instruites, cultivées, non voilées, fréquentant les hommes, les qiyan jouaient dans les harems le rôle de modèles : c'est sur elles que se calquaient les princesses de haute naissance quant à leur comportement, leurs vêtements, leurs parures ((F. Sicard, « L’Amour Dans La Risâlat Al-Qiyân - Essai Sur Les Esclaves-Chanteuses-De Ğâhiz († 255/868) », ((op. cit., p. 334)).
La qayna décrite par al-Ğāḥiẓ présente simultanément de telles qualités positives et négatives que, parfois, elle pourrait être ambiguë. Selon sa propre explication, il ne s'agit pas d'une critique, mais d'un compliment, et l'argument est le même que celui qui est encore valable dans la tradition patriarcale encore aux femmes aujourd'hui, selon des féministes telles que Fatima Mernissi ((universitaire, sociologue et féministe marocaine)). Car le problème n’est pas le manque de vertu ou la faiblesse des femmes, mais leur pouvoir excessif sur les hommes, un pouvoir qui, pour le bien de la société, doit être contrôlé.
La position des esclaves-chanteuses, dans la société abbasside n'était pas facile à comprendre. En fait, elles étaient simplement des esclaves formées pour chanter afin de divertir leurs maîtres. Mais dans la société des abbassides, ces filles en sont venues à occuper une position « particulière et même privilégiée ». Leur formation était longue et coûteuse, elles représentaient donc un investissement considérable de la part du marchand qui les achetait, le muqayyin, et qui était responsable de leur formation. Même s'il pouvait espérer récupérer le capital investi en les vendant directement à un client fortuné, dans de nombreux cas, les filles restaient entre ses mains comme source de revenus ((P. Sánchez-García, La risâlat des esclaves chanteuses d’al-Ǧāḥiẓ : notes sur les femmes, la beauté et l’amour dans la culture arabe classique, op. cit., p. 17)).
A travers ce bref article, nous avons pu voir que les esclaves-chanteuses jouaient un rôle important en termes d'image de la femme à l'époque médiévale. Il est intéressant de noter que la description que notre auteur fait de cette femme est pleine de paradoxes qui nous permettent d'une part de connaître la place qu'occupait une femme à l'époque et les préjugés que l'on portait sur les femmes comme les qiyan.
Cet ouvrage n'est qu'une introduction qui ouvre l'invitation à lire les articles proposés dans la bibliographie.
Bibliographie
Beeston A. F. L., Al-Jahiz: Epistle on Singing Girls, 1st edition, Warminster, Aris & Phillips, 1980.
Pellat Charles, « Ḳayna », dans Encyclopaedia of Islam, Second Edition, Brill, 24 avril 2012, vol. 2 (en ligne : https://referenceworks.brillonline.com/entries/encyclopaedia-of-islam-2/kayna-SIM_4065?s.num=0&s.f.s2_parent=s.f.book.encyclopaedia-of-islam-2&s.q=qiy%C4%81n ; consulté le 1 juin 2022).
Sánchez-García Patricia, La risâlat des esclaves chanteuses d’al-Ǧāḥiẓ : notes sur les femmes, la beauté et l’amour dans la culture arabe classique, mémoire, Alicante, España, Universidad de Alicante, 2015. Mémoire dirigée par Eva Lapiedra Gutiérrez (édition originale : La risāla de las esclavas cantoras de al-Ŷāḥiẓ: apuntes sobre mujer, belleza y amor en la cultura árabe clásica).
Sicard Frédérique, « L’Amour Dans La Risâlat Al-Qiyân - Essai Sur Les Esclaves-Chanteuses-De Ğâhiz († 255/868) », Arabica, vol. 34, no 3, Brill, 1er janvier 1987, p. 326-338 (en ligne : https://brill.com/view/journals/arab/34/3/article-p326_4.xml ; consulté le 17 mai 2022).
Notes
Pour citer cette ressource :
Cielo Janet Suarez Severino, "La figure de l'esclave-chanteuse dans la Risālat al-Qiyān d'al-Ğāḥiẓ", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), juin 2022. Consulté le 07/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/arabe/litterature/classique-et-nahda/la-figure-de-lesclave-chanteuse-dans-la-risalat-al-qiyan-dal-gahiz