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Ulrike Draesner: «Sieben Sprünge vom Rand der Welt», un roman et un site

Par Emmanuelle Aurenche-Beau : Maître de conférences - Université Lumière Lyon 2
Publié par Cécilia Fernandez le 23/01/2022

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Le roman ((Sieben Sprünge vom Rande der Welt)) relate l’histoire de deux familles marquées par des expériences de migration forcée à la fin de la Seconde Guerre mondiale. L'un des thèmes centraux est la question de la transmission intergénérationnelle d’événements traumatiques qui n’ont pas pu être mis en mots par ceux qui les ont vécus et qui restent présents de différentes manières chez leurs descendants (rêves, peurs inexplicables, symptômes corporels…), un des enjeux de l’écriture étant précisément pour l'auteure Ulrike Draesner de « traduire » cette forme de savoir non verbal en littérature.

Couverture du roman d'Ulrike Draesner "Sieben Sprünge vom Rand der Welt" montrant un champ de colza d'un jaune très vif , surplombé par un ciel noir orageux

Le roman d’Ulrike Draesner Sieben Sprünge vom Rand der Welt ((L'ouvrage sera désormais cité par l'abréviation 7S suivie du numéro de la page.)) présente la particularité rare de se prolonger par un site internet dont le nom et le QR-code sont indiqués à sa toute fin sur une page non numérotée ((https://der-siebte-sprung.de. Dernière consultation le 9-11-21. Cette indication vaut pour l’ensemble des liens.)) (avant les remerciements et les explications données sur les signes mystérieux associés à chacun des personnages du roman ((Seul le personnage d’Emil n’en a pas. Ce sont des lexigrammes empruntés au Yerkish, langue créée au début des années 1970 pour faire des expériences sur la capacité des singes à utiliser un langage.))) et accompagnés des éléments suivants : 

Rückseite. Making of.
Fadenverlauf. Verworfenes, Entstehungsdaten, ‘Fakten’
wie gesehen, begriffen, verzogen, gefühlt. Der letzte 
Sprung.
Sprechraum, Stimmenort. 

Exprimés dans une langue d’une grande densité, ils suggèrent que le site est indissociable du roman, qu’il en est comme l’envers (« Rückseite ») ((Ulrike Draesner développe cette idée dans un essai intitulé Grammatik der Gespenster où elle présente le site comme le roman à l’envers : « der Roman auf links gedreht, so dass man das Strickmuster sieht » (Reclam, Ditzingen, 2018, p. 103) et dans des interviews. Elle répond par exemple à Bernard Banoun : « Le roman, c’est (…) le chandail à l’endroit. Le site est ce même chandail  à l’envers. On voit comment passent les fils, où un fil s’arrête, est repris. L’un n’existe pas sans l’autre. », « Ecriture de la migration forcée. Entretien avec Ulrike Draesner », 14-2-18, https://www.memoires-en-jeu.com/actu/ecriture-de-la-migration-forcee-entretien-avec-ulrike-draesner.)). Premièrement parce qu’il dévoile au lecteur sa genèse (« Entstehungsdaten »), le trajet (« Fadenverlauf ») et les « coulisses » (« Making of ») de son écriture, y compris les pistes abandonnées (« Verworfenes ») ; deuxièmement parce qu’il l’ancre dans une certaine réalité (« ‘Fakten’ » est entre guillemets) relatée à partir d’expériences vécues (celle de voir « gesehen », de se déplacer « verzogen », de sentir « gefühlt »), mais aussi située dans un cadre conceptuel (« begriffen »); troisièmement parce qu’il l’ouvre sur un « espace de parole » (« Sprechraum »)  faisant écho à un « lieu de voix » (« Stimmenort »), l’alternance des polices pouvant laisser supposer des effets de miroirs entre le roman et le site.

Nous nous proposons donc, après avoir brièvement présenté le roman, d’analyser la manière dont le site remplit ce triple programme, en nous interrogeant sur la manière dont les spécificités du site permettent au lecteur de vivre une expérience qui enrichit celle de la lecture du roman.

Brève présentation du roman

Le roman Sieben Sprünge vom Rande der Welt se présente comme un ensemble de onze chapitres de longueur inégale, pris en charge par neuf narrateurs différents qui s’expriment chacun à la première personne ((Une première pour Ulrike Draesner dont tous les romans précédents avaient des narrateurs à la troisième personne. Précisons que certains des personnages ont deux chapitres, Simone a les chapitres 1 et 5, Lilly les chapitres 4 et 8. Ajoutons que chacun des personnages est présenté sur le site par sa place dans l’arbre généalogique de la famille à laquelle il appartient et par un passage textuel significatif extrait du roman. https://der-siebte-sprung.de/romanwege/index.html.)). Il relate l’histoire de deux familles marquées par des expériences de migration forcée. La première, la famille Grolmann, est une famille allemande originaire de Oels, une petite ville de Silésie située à une trentaine de kilomètres de Breslau qu’elle a dû quitter précipitamment en janvier 1945. Le père, Hannes, ayant été mobilisé ((Hannes évoque l’ensemble de sa vie dans le chapitre 6, de son enfance dans les années 1890 aux années 1960.)), la mère, Lilly, part seule avec ses deux fils, Emil, âgé de 24 ans, qui est handicapé et a miraculeusement échappé au programme d’euthanasie des nazis ((Aussi bien le prologue (du point de vue d’Eustachius) que le chapitre 6 (du point de vue de Hannes) décrivent une scène où des médecins nazis demandent à ses parents de le leur confier pour des « examens » médicaux.)) et Eustachius, âgé de 15 ans ((Lilly raconte leur fuite dans le chapitre 4. Le chapitre 8 est principalement consacré à la période post-1945. Eustachius  quant à lui s’exprime dans le chapitre 3 et Emil dans le chapitre 11.)). Ils finiront par tous se retrouver en Bavière. La seconde famille, la famille Nienaltowski, composée de Halka et de ses parents, est une famille polonaise qui, suite au redécoupage de la carte de la Pologne, est, elle, expulsée en mai 1945 de Lemberg/Lviw en Pologne orientale et se retrouve à Breslau/Wroclaw en Pologne Occidentale où elle habite dans un appartement qui vient d’être abandonné par les Allemands qui l’occupaient, ces derniers ayant eux-mêmes dû quitter la ville, devenue polonaise ((Tout cela est évoqué par Halka dans le chapitre 9.)).

Mais le roman n’est pas seulement un roman historique qui décrirait une période révolue. Il est aussi solidement ancré dans le présent, comme en témoigne la place que prennent non seulement les représentants de la génération suivante, nés au début des années 1960, Simone, fille d’Eustachius, et Boris, fils de Halka, mais aussi ceux de la génération des petits-enfants : Esther, fille de Simone, née en 1996 et Jennifer, fille de Boris, née au début des années 1990 ((Simone prend, comme on l’a vu (note 5), la parole dans les chapitres 1 et 5, Boris dans le chapitre 2, Esther dans le chapitre 10 et Jennifer dans le chapitre 7.)). Un des thèmes centraux du roman est en effet la question de la transmission intergénérationnelle d’événements traumatiques qui n’ont pas pu être mis en mots par ceux qui les ont vécus et qui restent présents de différentes manières chez leurs descendants (rêves, peurs inexplicables, symptômes corporels…), un des enjeux de l’écriture étant précisément pour Ulrike Draesner de « traduire » cette forme de savoir non verbal en littérature ((Elle explique ainsi à Bernard Banoun : « Le travail littéraire a commencé avec cette question-ci : comment traduire verbalement ces phénomènes dont on discute aujourd’hui quand on emploie des concepts tels que ‘postmémoire’ ou ‘traumatisation intergénérationnelle’ .» https://www.memoires-en-jeu.com/actu/ecriture-de-la-migration-forcee-entretien-avec-ulrike-draesner. Elle indique de même à Axel Helbig : « Das zentrale Thema des Romans ist Sprechen und Schweigen. Jede Seite schwingt um diesen Punkt (…). Der Roman ist der kontinuierliche Versuch, durch alle Stimmen hindurch, Dinge, die sich in einem Raum der Vorsprache zurückgezogen haben, weil die Figuren sich vor der Erinnerung an gewisse Ereignisse schützen müssen, in Sprache zu übersetzen. Das war der innere Prozess, die eigentliche Romanarbeit : dieses Übersetzen von Schweigen in Formen von Sprache. », « Sprechen und Schweigen. Gespräch mit Ulrike Draesner », Ostragehege 75, 1/2105, S. 24.)).

Genèse du roman, étapes et coulisses de l’écriture

Les éléments concernant le point de départ de l’écriture du livre sont évoqués dès la page d’accueil du site dans une interview menée par Rebecca Ellsäßer ((Rebecca Ellsäßer semble être une sorte d’assistante littéraire, comme elle se présente sur le site de l’agence qu’elle a fondée (https://www.november-agentur.de/agentur). C’est elle qui en 2017 a conçu le site d’Ulrike Draesner (https://www.november-agentur.de/portfolio-item/ulrike-draesner), c’est peut-être elle qui l’a aidée à créer le site accompagnant le roman.)). Ulrike Draesner y rapporte le souvenir à la fois « fascinant et effrayant » que lui a laissé le « salon de ses grands-parents ». Elle le décrit comme un espace habité par des « souffrances invisibles » et incommunicables, liées à l’expérience d’une perte, qu’elle ne percevait que par « bribes ». L’enfant qu’elle était sentait qu’un « grand silence » entourait le passé de sa famille ((« Kleine Durchbrüche, großes Schweigen » https://der-siebte-sprung.de/. Cette même expérience est décrite de manière plus précise dans l’entretien avec Axel Helbig : « Als Kind hörte ich zu, vielleicht ohne recht zu verstehen, wovon gesprochen wurde, doch ich spürte die unausgesprochenen Dinge im Raum : Gefahr. Schmerzen. Verlust. Schuld. Verzweiflung und Wut, Nichtverstehen. » et elle ajoute : « Hier hat der Roman seine Wurzel : Ein Raum kollektiven Sprechens über etwas, das man eigentlich mit Sprache nicht fassen kann. », « Sprechen und Schweigen. Gespräch mit Ulrike Draesner », Ostragehege 75, 1/2105, S. 32-33.)) et elle explique, dans cette même interview, que c’est précisément le mystère de ce silence qu’elle a voulu, par l’écriture du roman, approcher et traduire en mots ((Elle revient sur ces souvenirs dans un texte publié peu après le roman et intitulé « Der Dackel im Backofen ». Elle y décrit bien que l’enfant qu’elle était sentait que les anecdotes racontées par ses grands-parents, à la manière de ce que Christa Wolf appelle des « médaillons », n’étaient qu’une infime partie de leur histoire,  qu’ils « aménageaient » leur récit, qu’ils le réduisaient à « ce qui était censé être supportable » et adapté à ses « oreilles d’enfants ». Elle se rendait bien compte que les visages, les voix, l’appartement qui les entourait (c’est-à-dire tout ce qui relevait du non-verbal)  « racontaient une autre histoire ». Rosemarie ZensRoswitha Schieb (Hg) Zugezogen. Flucht und Vertreibung - Erinnerungen der zweiten Generation, Schöningh, Paderborn, p. 144. Elle l’évoque aussi dans des interviews, cf par exemple « Die Angst des Affenforschers vor den Menschen », Volltext 2/2014, p. 23. On peut également rapprocher ces souvenirs de ceux qu’évoque Hans-Ulrich Treichel dans Der Entwurf des Autors, Suhrkamp, Frankfurt am Main, 2000.)). Le « salon de ses grands-parents » était en effet un lieu où ses grands-parents et d’autres réfugiés de leur connaissance évoquaient ensemble le souvenir de la Heimat perdue et discutaient, sans parvenir à s’y décider, de l’éventualité d’entreprendre un voyage pour retourner sur les lieux de leurs origines ((Ce salon est également évoqué dans le roman, c’est sur le site le passage choisi pour présenter le personnage de Simone. https://der-siebte-sprung.de/es-spricht-simone/index.html.))

Ces souvenirs qui sont véritablement comme la matrice du roman semblent s’être faits plus insistants à partir de 2005 où elle a exprimé pour la première fois à son lecteur l’idée d’écrire un roman sur « la fuite et l’expulsion » ((https://der-siebte-sprung.de/rendez-vous-7tersprung/index.html.)). Elle explique cependant, dans ce même « essai » publié sur le site, que ce projet s’est opposé en elle à de fortes résistances, à l’idée de « devenir si biographique », elle qui n’avait écrit jusque-là que de la fiction. Alors qu’elle s’était mise à travailler à un nouveau roman, la « voix de sa grand-mère » s’est cependant comme imposée à elle, plus précisément le fait surprenant pour elle, à l’époque, que sa grand-mère répétait toujours qu’elle ne se souvenait pas du dernier jour à Oels, avant la fuite. Elle a alors écrit quelques pages, puis les a mises de côté, mais les questions que l’histoire douloureuse de sa famille paternelle avait ouvertes en elle ne la laissaient pas en paix et l’écrivaine qu’elle était ne pouvait plus se dérober au défi que représentait l’idée d’écrire sur un sujet non seulement aussi intime, mais aussi et surtout aussi difficile à aborder par l’écriture puisque cette partie de son histoire familiale lui avait été transmise comme en deçà de la parole.

Si le personnage de Simone présente certains points communs avec elle - toutes deux appartiennent à la même génération, elles sont même nées le même jour, le 20 janvier ((La date du 20 janvier et les références qu’on peut y associer sont évoquées dans l’interview menée par Bernard Banoun. https://www.memoires-en-jeu.com/actu/ecriture-de-la-migration-forcee-entretien-avec-ulrike-draesner.)) 1962, dix-sept ans jour pour jour après le départ de Oels - et si Ulrike Draesner assume tout à fait que le roman a un substrat autobiographique, le livre a cependant une portée beaucoup plus vaste. Il ne se réduit pas, en effet, à une évocation de son histoire familiale, il s’inscrit aussi dans un cadre conceptuel qui fait appel à une pluralité de champs disciplinaires, de la psychologie à l’anthropologie en passant par la philosophie, comme on le verra plus loin. Le désir de ne pas se cantonner à une perspective autobiographique et individuelle va en outre de pair avec le refus de se limiter au cas des Allemands victimes des migrations forcées de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Un moment décisif dans l’écriture a en effet été, comme le souligne Ulrike Draesner dans un autre « essai » publié sur le site, le moment où l’idée s’est faite jour en elle d’écrire un roman non seulement polyphonique (à plusieurs voix), mais aussi « multilogique », c’est-à-dire un roman où peuvent cohabiter différents discours, un roman où l’histoire de la famille Grolmann peut être mise en regard de celle d’une famille polonaise également déplacée, puisque contrainte, comme on l’a vu, de quitter sa ville d’origine de l’Est de la Pologne pour s’installer à Wroclaw. C’est en effet seulement grâce à ce « croisement » que l’histoire est devenue « racontable » ((Ulrike Draesner insiste en effet  sur la nécessité pour elle de sortir de la perspective nationale et de replacer ces migrations dans un contexte européen. https://der-siebte-sprung.de/rendez-vous-2-7tersprung/index.html Elle le souligne également dans son entretien avec Bernard Banoun. Précisons que le site est en partie traduit en polonais.))

L’étape suivante dans l’écriture du livre a donc été un voyage en Pologne, effectué en mai 2012 ((Elle note dans son journal, à la date du 29-5-2012, qu’elle a soudain pris conscience, juste avant d’entreprendre ce voyage, qu’elle avait jusque-là faite sienne l’attitude de ses grands-parents pour qui la Silésie n’existait plus.  https://der-siebte-sprung.de/wroclaw-1945-essay-3-7tersprung/index.html)). Ce voyage l’a conduite aussi bien à Oels / Olesnica, la ville d’origine de sa famille paternelle, qu’à Kreisau / Krysowa sur les lieux de l’ancienne propriété des Moltke devenue lieu de rencontre et de réconciliation germano-polonaise ((C’est là qu’ont lieu, dans le roman, les séminaires de Boris que nous évoquerons un peu plus loin.)), qu’à Breslau devenue Wroclaw, ville qui tient une place centrale dans le roman puisqu’elle joue un rôle aussi bien dans l’histoire de la famille Grolmann que dans celle de la famille Nienaltowski. Le site donne accès à des extraits du journal de voyage de l’autrice qui montrent que ce voyage lui a tout d’abord permis d’acquérir une connaissance concrète et physique des lieux.  Elle a ainsi pu marcher dans Wroclaw, arpenter la ville ((https://der-siebte-sprung.de/polnische-quellen/index.html  Elle y évoque « de nombreuses marches dans la ville pour en estimer physiquement les distances, pour en percevoir les odeurs et l’ambiance. »)) et découvrir dans son architecture les traces de son histoire ((Ulrike Draesner évoque « un espace urbain d’Europe orientale » dont l’architecture porte les traces de sa riche histoire, de la période d’occupation par les Habsbourg, avec ses églises baroques, à la période du socialisme, en passant par l’influence de l’architecture prussienne, du Jugendstil ou du Bauhaus. https://der-siebte-sprung.de/recherche-und-erfindung/index.html.)). Ce voyage lui a aussi donné la possibilité de faire des recherches dans des archives et d’y rencontrer des chercheurs polonais ((La question du « rapatriement » a longtemps été comme occultée en Pologne, elle n’a commencé à être étudiée que depuis 1989. Ulrike Draesner mentionne dans son journal un entretien avec le directeur du Willy-Brandt-Zentrum für Vertreibungs- und Migrationsforschung https://der-siebte-sprung.de/recherche-und-erfindung/index.html. Le film de Horst Konietzny auquel renvoie un lien de la rubrique « Mixed media » en cite un extrait.)). Il a enfin surtout été l’occasion pour elle de rencontrer et d’interroger cinq témoins. Elle mentionne dans son journal ses visites à deux d’entre eux, deux dames qui habitent dans les environs de Wroclaw ((https://der-siebte-sprung.de/rucksack-der-flucht/index.html. On peut depuis cette page du site accéder à certaines des interviews.)) et se décrit écoutant les enregistrements de la journée ((https://der-siebte-sprung.de/wroclaw-1945-essay-3-7tersprung/index.html.))

Ancrage dans un cadre historique et conceptuel

Si la consultation du site permet de se faire une idée de la longue genèse du roman (2005-2013) et des recherches qu’il a nécessitées, elle donne également accès à un certain nombre de documents regroupés notamment dans les rubriques « sources allemandes » et « sources polonaises ». 

On trouve ainsi dans la rubrique « sources allemandes » des documents provenant des archives familiales d’Ulrike Draesner ((https://der-siebte-sprung.de/deutsche-quellen/index.html.)). Certains concernent son grand-père, Georg Draesner (qui a inspiré le personnage de Hannes). On y trouve ainsi des photos de documents liés à sa carrière militaire : un exemple de lettre écrite par lui le 5 février 1916, pendant la Première Guerre mondiale, une photo d’un certificat attestant qu’il a obtenu la Croix de fer de 2ème classe en août de la même année, ainsi qu’une note énumérant ses campagnes militaires. On y trouve également un document très parlant, qui est comme un raccourci saisissant de la vie d’un autre membre de la famille Draesner. Il s’agit d’un certificat militaire, signé par l’occupant américain et daté de novembre 1945, qui autorise Marie Draesner, domiciliée dans une commune de Basse-Bavière, dont l’adresse permanente est à Oels en Silésie et dont la profession est propriétaire de brasserie, à se rendre à Passau pour s’y faire soigner. D’autres documents permettent de se représenter visuellement la Breslau allemande d’avant la Seconde Guerre mondiale (une vue de la ville, une photo de la Kaffeerösterei Stiedler, une entreprise d’import-export de denrées alimentaires qui atteste de l’importance économique de la ville) ainsi que ses environs avec une photo du Zobten, une montagne d’environ 700 m d’altitude qui se trouve à une trentaine de kilomètres de la ville et que l’on aperçoit depuis Breslau ((On trouve également dans le « Dictionnaire  des mots voyageurs » une photo de la Liebichshöhe, un célèbre belvédère de Breslau, accompagnée d’un bref commentaire. https://der-siebte-sprung.de/liebichshoehe-7tersprung/index.html.)).  

La rubrique « sources polonaises », quant à elle, contient des documents sur la Breslau polonaise devenue Wroclaw après 1945 ((https://der-siebte-sprung.de/polnische-quellen/index.html.)). On y trouve tout d’abord une photo de la ville prise à l’été 1945 qui n’est plus que ruines ((Breslau a en effet été en grande partie détruite par les bombardements soviétiques du printemps 1945. https://der-siebte-sprung.de/wroclaw-1945-essay-3-7tersprung/index.html.)). Cette période de l’immédiate après-guerre est également évoquée à l’aide d’un extrait de journal rédigé en 1946 par une femme polonaise et par un texte qui décrit le chaos qui régnait alors dans la ville où affluaient en outre ceux qu’on appelait officiellement les « rapatriés » (« Repatrianten ») ((https://der-siebte-sprung.de/breslau-wroclaw-1945-essay-teil-3-2/index.html.)). Ulrike Draesner y adjoint un souvenir personnel datant de 2005, du tout début de son projet d’écriture donc, le souvenir du récit que lui avait fait un collègue poète polonais de l’installation de sa famille dans une maison laissée par des Allemands. Un récit qui lui avait fait prendre conscience d’une réalité dont elle n’avait pas idée jusque-là: arriver dans un appartement précipitamment abandonné par d’autres, devoir vivre dans cet environnement complètement étranger, dans la peur permanente d’en être chassés si les Allemands revenaient, éprouver des sentiments de colère et de honte, être hanté par la présence fantomatique de ses habitants précédents.

Mais ce sont aussi et surtout les cinq témoignages directs qu’elle a pu recueillir lors de son voyage de 2012 qui occupent une place essentielle parmi ses « sources polonaises », témoignages d’autant plus importants pour elle que la réalité du « rapatriement » lui était moins familière ((Elle explique également dans un entretien qu’il lui paraissait important que le lecteur puisse avoir accès à des documents, particulièrement à des documents provenant de Pologne, Volltext, 2/2014, p. 23.)), contrairement à celle de la fuite dont elle avait, comme on l’a vu, une certaine connaissance par les récits et les anecdotes entendus dans sa famille. Elle évoque ainsi sur le site les questions qu’elle a posées aux cinq personnes qu’elle a pu interroger, des questions très concrètes sur les conditions de leur départ, sur leur trajet ((https://der-siebte-sprung.de/wroclaw-1945-essay-3-7tersprung/index.html.)) (dont elle découvre qu’il s’est effectué dans des wagons de marchandises ouverts, sans toit), sur leur arrivée dans des villes inconnues, non seulement noires, comme elle l’imaginait,  mais aussi rouges de la poussière des incendies des bâtiments en briques. Les récits de ces témoins ne sont cependant pas seulement informatifs et riches d’éléments concrets et sensoriels, ils sont aussi extrêmement précieux par ce qu’ils lui révèlent en deçà ou par-delà les mots. Comme elle l’explique dans les extraits de son journal qui les évoquent, elle a pu percevoir en les entendant, dans les voix de ses interlocuteurs, des émotions enfouies. Elle a pu y retrouver des manières de parler et de s’interrompre qui lui rappelaient celles de son père, des mélodies de phrases qui ressemblaient à celles de ses grands-parents et des autres réfugiés qui venaient leur rendre visite ((https://der-siebte-sprung.de/wroclaw-1945-essay-3-7tersprung/index.html. La rubrique « Rucksack der Flucht » « sac à dos de la fuite » complète la présentation de deux des personnes interviewées. La première qui l’accueille dans sa maison située dans un village des environs de Wroclaw lui montre des objets datant de la Silésie allemande : un moulin à pavot (que l’on peut voir en photo) et du matériel de repassage ainsi que des seaux provenant de Liegnitz. La seconde lui offre du « Streuselkuchen », le gâteau silésien par excellence, qui lui rappelle celui que faisait sa grand-mère. Cette page du site permet en outre d’accéder à un extrait de son interview et un lien renvoie à une autre page où l’on peut trouver des enregistrements d’entretiens avec d’autres témoins. Les extraits d’entretiens auxquels le site donne accès sont tous en polonais (doublés par moments par la voix de l’interprète qui a accompagné Ulrike Draesner) afin de permettre au lecteur même non polonophone d’entendre la voix des témoins.)). L’écoute de ces témoignages suscite en outre à Ulrike Draesner quelques réflexions sur l’expérience du déracinement et ses conséquences ainsi que sur la capacité des déplacés à dissimuler leur souffrance tout en la gardant enfouie au fond d’eux-mêmes ((https://der-siebte-sprung.de/rucksack-der-flucht/index.html)).

Créer un espace de résonnance 

De même qu’Ulrike Draesner évoque dans ses essais la manière dont le souvenir du « salon » de ses grands-parents a travaillé en elle, de même qu’elle décrit dans son journal de voyage la manière dont la parole des témoins a résonné en elle, le troisième objectif du site est d’inviter les lecteurs à s’exprimer à leur tour, comme une manière de boucler la boucle en créant un espace de parole collectif faisant écho à celui qui est à l’origine du roman. Le septième chapitre du site intitulé « Selbst erzählen » les incite ainsi à évoquer leur « bond » ((Elle explique en effet que la migration forcée est comme un bond qui vous fait quitter le monde qui vous est familier et que de nombreux migrants restent comme figés dans ce saut, sans jamais pouvoir retrouver le sol de leurs deux pieds, Grammatik der Gespenster, Reclam, Ditzingen, 2018, p. 103.)), à livrer leurs « pensées » autour des questions des migrations forcées, à raconter leurs « expériences », « leur(s) histoire(s) », à faire part de « leurs impressions de lecture » ((https://der-siebte-sprung.de/selbst-erzaehlen/index.html Les lecteurs peuvent aussi poser une question à l’écrivaine ou proposer de nouveaux mots pour le Dictionnaire des mots voyageurs que nous évoquerons un peu plus loin.)). A la lecture des 18 contributions publiées à ce jour, toutes publiées entre 2014 et 2015 ((Elles sont publiées des plus récentes aux plus anciennes. Nous avons attribué un numéro à chacune, le n°1 correspondant à la plus récente, le n° 18 à la plus ancienne.)), dans l’année qui a suivi la publication du livre donc ((La plupart semblent avoir été envoyées par leurs auteurs après qu’ils ont assisté à une lecture d’Ulrike Draesner dans leur ville.)), on constate que se trouvent, parmi les contributeurs, aussi bien des personnes appartenant à la génération des « enfants de la guerre », c’est-à-dire à celle qui a vécu les événements que des personnes appartenant à la génération suivante ((Les contributeurs se présentent presque tous en indiquant leur année de naissance. Ce sont presque tous des réfugiés ou des enfants de réfugiés.)). De nombreuses contributions font écho à ce qu’évoque Ulrike Draesner et soulignent le silence qui a entouré, dans leur famille, l’expérience traumatique de la fuite (les contributeurs sont issus de familles allemandes). Des personnes nées dans les années 1940 ou au début des années 1950 soulignent que le sujet était comme tabou, mais même si ou plutôt précisément parce qu’on n’en parlait pas ou peu dans leur famille, elles témoignent qu’elles en ont été profondément marquées, au point que le lieu d’origine de leur famille est pour elles une sorte de lieu mythique, un lieu qui suscite en elles une sorte de nostalgie ((Plusieurs personnes (1, 13, 17) le qualifient de  « Sehnsuchtsort ».)), une nostalgie paradoxale puisqu’elles ne l’ont précisément pas connu. Signe que ce lieu est un lieu extrêmement sensible et qu’elles ont comme peur de détruire l’image idéalisée qu’elles en ont ((L’une des personnes (13) le décrit comme une sorte de paradis perdu, de lieu où le monde tournait rond.)), la plupart hésitent à s’y rendre pour le découvrir ((Contributions 15 et 17. Une des contributrices (17) indique cependant que la lecture du roman l’a encouragée à mener des recherches sur l’histoire de sa famille.)). Celles qui s’y sont rendues font part de leurs expériences. L’auteur de la contribution la plus ancienne explique ainsi par exemple que le contact avec le lieu d’origine de son père lui a permis d’« intégrer la Pologne dans sa vie » et que cela a produit en lui une sorte de guérison. D’autres évoquent de longues psychothérapies ou s’en approchent par l’écriture, notamment par la poésie, et envoient un de leurs textes ((Contributions 7, 11 et 16.))

Outre les effets d’échos qui apparaissent entre l’expérience personnelle de Ulrike Draesner, telle qu’évoquée par le biais du site, et les contributions des lecteurs (silence familial, expérience du voyage, approche par l’écriture, intégration de l’histoire familiale), il est frappant de constater que certains parmi ces derniers remercient l’écrivaine d’avoir, grâce au roman, qui décrit comme de l’intérieur les sentiments de ses personnages, donné de la chair et de la vie à l’histoire de leur famille. Une des lectrices explique ainsi qu’elle avait, par le journal intime de sa grand-mère, une certaine connaissance des faits, mais que la lecture de ce texte, qu’elle qualifie de « presque neutre » ne lui avait pas permis de saisir « l’ampleur des tragédies humaines » liées aux migrations forcées. Une autre (14) qui a essayé d’écrire l’histoire de sa famille fait part des difficultés qu’elle a rencontrées pour décrire les ressentis des personnes et relie cela au fait que ses parents, et elle à leur suite, sont frappés d’une sorte d’incapacité à exprimer ce qu’ils ressentent, corroborant ainsi les éléments donnés par Boris sur les « enfants de la guerre ». 

Invitation au déplacement

Si le site permet donc au lecteur du roman de découvrir la genèse du livre, d’avoir accès à certaines de ses sources et de se faire une idée de sa réception, il lui propose aussi de compléter et de prolonger sa lecture en lui donnant accès, par des liens externes, à des documents audio-visuels. En plus des photos et des enregistrements directement accessibles déjà mentionnés parmi les sources, le chapitre « Mixed media » offrait ((Les liens ne sont malheureusement plus actifs et les médias contactés m’ont répondu ne pas garder d’archives d’émission aussi anciennes.)), en effet, la possibilité d’écouter des enregistrements d’entretien et de table ronde avec Ulrike Draesner et d’accéder à un long reportage de Horst Konietzny intitulé « Die Verzogenen ». On pouvait ainsi voir l’autrice présenter son roman dans le « Bücherjournal » de la chaîne de télévision NDR du 26 février 2014 et l’entendre échanger sur les « enfants de la guerre » avec une historienne et une psychologue dans l’émission « Forum » de la radio SWR2 le 9 juillet 2014 ((https://der-siebte-sprung.de/mixed-media/index.html.)). Le document de près d’une heure diffusé sur NDR est, quant à lui, un reportage extrêmement riche sur la genèse du roman, de son idée de départ à sa publication, en passant par les moments où l’écrivaine a été tentée d’abandonner le projet. Il apporte certains éléments complémentaires à ceux du site ((On découvre par exemple qu’une multitude de titres ont été envisagés, outre « Die Verzogenen », « Die Nachbarn », « Der Affenforscher », « Menschentier », « Kindeskind »…)) et on peut y entendre Ulrike Draesner elle-même décrire la progression irrégulière du manuscrit, évoquer son questionnement sur la forme à adopter (première ou troisième personne) et expliquer la décision de se rendre en Pologne. On y entend en outre le père d’Ulrike Draesner, sa lectrice des éditions Luchterhand ainsi que certaines des personnes qu’elle a rencontrées en Pologne ((On y entend ainsi le directeur du Willy-Brandt-Zentrum lui présenter un atlas (indiqué dans la bibliographie du site https://der-siebte-sprung.de/erste-quellen/index.html) et lui expliquer que cet ouvrage qui est un bestseller en Pologne, utilise dans son titre les mots fuite et déplacement au pluriel.)). Mais le film est aussi une oeuvre personnelle de Horst Konietzny qui rythme son reportage par des interventions d’Eustachius et de Simone imaginées par lui qui commentent le travail de l’autrice du roman ((Les personnages commentent par exemple leur propre nom : Eustachius est un nom de martyr, Simone peut être rapproché de « simian », singe en anglais. Ils soulignent aussi leurs points communs avec les personnages réels que sont Hubertus et Ulrike Draesner.)). Il mêle aussi à son texte des passages du roman, produisant là encore des effets d’échos.

En indiquant également parmi les sources un certain nombre de livres ((https://der-siebte-sprung.de/erste-quellen/index.html.)), Ulrike Draesner invite en outre le lecteur à sortir du roman, à aller plus loin et à poursuivre son chemin dans de multiples directions. Celle de l’histoire tout d’abord avec des ouvrages contenant des témoignages d’enfants et de petits-enfants de la guerre, comme ceux qu’a publiés Sabine Bode, avec un atlas sur les migrations forcées de l’après-Seconde Guerre mondiale ou avec un ouvrage sur les crimes nazis et soviétiques des années 1930 à 1945, mais aussi avec une étude sur l’accueil des réfugiés en RFA ou avec un livre sur la transformation de Breslau en ville polonaise après 1945. Celle de la philosophie aussi avec un ouvrage de la philosophe  G.E.M. Anscombe sur la question de l’intention. Celle apparemment plus surprenante de l’anthropologie et de la primatologie qui invite à s’interroger sur les différences entre l’homme et l’animal, notamment en ce qui concerne leur rapport à la violence et au meurtre : les hommes sont-ils les seuls êtres vivants à tuer leurs semblables ? ((Un chapitre du site, « Affen », est consacré aux singes. Eustachius et Simone sont en effet tous deux primatologues. Ulrike Draesner y explique pourquoi elle a choisi ce domaine de recherche pour ses deux personnages principaux et indique en outre qu’elle avait envisagé de faire prendre en charge un des chapitres du roman  par un des singes élevés par Eustachius, elle y a finalement renoncé !)) Ces questions hantent en effet le roman en lien avec le mystère qui entoure la mort d’Emil pendant la fuite. Est-il mort d’une pneumonie comme le soutient Lilly, a-t-il rejoint les SS qu’il admirait tant, a-t-il été tué par Eustachius ? 

Le domaine de la psychologie et des recherches sur la « postmémoire » est, quant à lui, déjà présent dans le roman par l’intermédiaire du personnage de Boris Nienalt, qui anime des séminaires destinés aux « enfants de la guerre », ces derniers semblant, comme il l’explique, parfaitement adaptés à leur environnement et parfaitement capables de « fonctionner » de manière satisfaisante, alors qu’ils sont en réalité comme vides à l’intérieur d’eux-mêmes, souffrent d’une grande solitude et d’une sorte d’anesthésie émotionnelle qui les empêche de percevoir leur souffrance (7S, p. 78-79). Si Boris donne également quelques références de chercheuses anglo-saxonnes s’étant intéressées à la question de la transmission intergénérationnelle des traumatismes  (Marianne Hirsch, Eva Hoffmann et Lisa Appignanesi (7S, p. 130), le site fournit, dans le chapitre intitulé « Dictionnaire des mots voyageurs », des définitions des principaux concepts développés par ces autrices qui permettent au lecteur d’approfondir sa réflexion ((On trouve par exemple des définitions des concepts de « Kriegskind », « Erben », « Postmemory », « Memories Cascading », « Katastrophensehnsucht », « transgenerationell ». https://der-siebte-sprung.de/category/lexikon-der-reisenden-woerter/index.html.)).

Mais le lecteur du site n’est pas seulement incité par des liens externes ou par des références bibliographiques à des expériences de déplacement hors du roman et hors du site, il est aussi convié à des déplacements à l’intérieur du roman et à l’intérieur du site. Le premier chapitre du site ne s’intitule pas par hasard « Romanwege ». La série des « Wegstücke » notamment attire l’attention du lecteur sur des « micro-histoires » qui créent des liens souterrains entre les personnages. Les passages associés sur cette page du site sont en réalité tous des extraits du roman que le lecteur est invité à lire d’une autre manière que lors de sa lecture linéaire du roman. Au lieu de les lire dans le cadre du récit de tel ou tel personnage, il est en effet conduit à les mettre en relation les uns avec les autres, à les rapprocher d’expériences évoquées par d’autres personnages - Ulrike Draesner utilise l’image de « tunnels thématiques » (« motivische Tunnels ») ((https://der-siebte-sprung.de/rucksack-der-flucht/index.html.)). Des croisements apparaissent ainsi entre l’histoire de la famille Grolmann et celle de la famille Nienaltowski. Un premier groupe de textes tourne ainsi autour de l’expérience du voyage en train (« Zugfahren ») et relie Lilly et Halka. L’arrivée de Lilly et de ses deux fils à la gare de Breslau en janvier 1945, dans l’espoir de pouvoir prendre un train pour fuir la Silésie ((https://der-siebte-sprung.de/zugfahren-2/index.html.)) et celle de Halka dans cette même gare quelques mois plus tard, en mai 1945, au terme d’un long et pénible voyage effectué dans un wagon de marchandises ((https://der-siebte-sprung.de/es-spricht-halka/index.html.)), sont ainsi mises en regard. Deux extraits de la série « Essen » rapprochent la mère de Halka et Hannes qui cherchent tous deux dans la nourriture un apaisement à leur souffrance de déracinés. Halka se souvient ainsi des énormes quantités de nourriture que préparait sa mère, selon les recettes de sa région d’origine, après leur « rapatriement » forcé, allant même jusqu’à fabriquer avec de la pâte les monuments de sa ville d’origine ((https://der-siebte-sprung.de/essen-3/index.html.)). Et Hannes est décrit, dans cette même période de l’après-guerre, se gavant de baies toxiques dans une forêt de Bavière dans laquelle il ne retrouve pas la forêt silésienne de son enfance, en une sorte de tentative de suicide plus ou moins consciente ((https://der-siebte-sprung.de/essen-4/index.html.)).

D’autres liens mettent en évidence la transmission intergénérationnelle de certaines expériences, à la manière des « cascades de souvenirs » décrites par Lisa Appignanesi ((https://der-siebte-sprung.de/memories-cascading/index.html.)). Les souvenirs évoqués par Simone de voyages ferroviaires de son enfance où on leur interdisait, à sa sœur et à elle, de se déplacer dans le train alors que leur père ne tenait pas en place ((https://der-siebte-sprung.de/zugfahren/index.html.)) font ainsi écho à ce qu’a vécu Eustachius pendant la fuite. Il en va de même pour d’autres scènes tournant autour de la nourriture. Simone est ainsi décrite faisant un rêve qui n’est pas le sien : elle y voit un adolescent affamé qui cherche du pain ((https://der-siebte-sprung.de/essen-1/index.html.)), or cette même scène est évoquée dans le récit de la fuite de sa grand-mère en lien avec son père. Ce dernier est par ailleurs montré assistant à une scène insoutenable où il voit une jeune fille affamée dévorer un bébé oiseau ((https://der-siebte-sprung.de/essen-2/index.html.)). Et c’est précisément au cours d’un repas avec Simone que Boris évoque les recherches déjà évoquées sur les enfants de la guerre et la transmission intergénérationnelle des traumatismes ((https://der-siebte-sprung.de/essen-5/index.html. Pour une étude détaillée de ce repas cf l’article de Joëlle Stoupy https://journals.openedition.org/germanica/3055Germanica.)). Un autre ensemble d’extraits concerne des histoires de loups. Ces histoires qui tournent autour des questions de l’humanité et de l’animalité circulent et se transmettent ainsi entre Hannes, Eustachius, Simone et Esther. Simone se souvient en effet d’une histoire de loup que son père lui racontait le soir, avant qu’elle ne s’endorme, c’était même la seule histoire que son père lui racontait. Elle l’a elle-même racontée à sa fille. Or Eustachius avait, enfant, vécu l’expérience terrifiante de se retrouver nez à nez avec un loup qui finalement s’était éloigné sans lui faire de mal. Quant à Hannes, il se souvient des loups qu’il entendait hurler, la nuit, quand il était prisonnier dans un camp soviétique où la frontière entre hommes et animaux était comme devenue poreuse, et de ses pensées d’alors : « c’était vraiment des animaux, ça le consolait » (7S, p.  359) ((Un autre ensemble de textes tourne autour d’un autre animal, le renard, qui relie également Hannes et Eustachius.))

Le site enfin, par les liens qui renvoient d’une rubrique à l’autre, permet de tisser d’infinis réseaux. Le chapitre qui contient le « Dictionnaire des mots voyageurs » ((https://der-siebte-sprung.de/category/lexikon-der-reisenden-woerter/index.html.)) en fournit l’exemple le plus riche. On peut en effet y repérer notamment, outre le réseau de termes tournant autour de la question de la transmission intergénérationnelle déjà évoqué, un réseau de termes géographiques, avec « Rand », « graniza/Grenze », « Kreszy », « kleines Vaterland » et « Ober-Ost ». Mais les mots peuvent aussi renvoyer à d’autres chapitres du site ou faire l’objet de renvois à partir d’autres chapitres. La rubrique « Breslau vor dem Krieg » du chapitre des « sources allemandes » renvoie ainsi aux articles « Zobten » et « Kaffeerösterei Stiebler », la rubrique « Wroclaw 1945 » du chapitre des « sources polonaises » renvoie aux articles « Panjewagen » et « kleines Vaterland ». Ces mots sont bien sûr aussi en lien avec le roman dont ils éclairent tel ou tel aspect, un peu à la manière de notes de bas de page. On y trouve en effet des mots polonais, des mots silésiens que le lecteur ne connaît pas nécessairement ((Par exemple « Bifej », « Schnakala », « Springginkerle », « Streesla ».)), des termes appartenant à des langues de spécialité (la biologie ((« Brookesia minima ».)), la primatologie ((« Pan troglodytes schweinfurthii », « Hechelgrenzer, « Pongoland ».))…).

Le site permet donc au lecteur non seulement de découvrir la longue et complexe genèse du roman, de l’inscrire dans un contexte historique et dans une réflexion anthropologique et d’ouvrir un espace de parole partagée, il l’invite également à de multiples déplacements entre site et roman, à l’intérieur du roman, à l’intérieur du site et hors du site et du roman, lui donnant la possibilité d’explorer d’infinis chemins de lecture. Comme le formule Ulrike Draesner elle-même, reprenant l’image du chandail : « Le roman complet, c’est le livre et le site. On peut les prendre chacun séparément, de même qu’on peut regarder un chandail d’un seul côté et tout va bien. Mais si on le tourne dans tous les sens, l’image se modifie, elle devient plus mouvante, plus fluide et gagne une dimension temporelle supplémentaire. » ((https://www.memoires-en-jeu.com/actu/ecriture-de-la-migration-forcee-entretien-avec-ulrike-draesner.)).

Notes 

Pour citer cette ressource :

Emmanuelle Aurenche-Beau, "Ulrike Draesner: «Sieben Sprünge vom Rand der Welt», un roman et un site", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), janvier 2022. Consulté le 16/10/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/allemand/litterature/litterature-contemporaine/ulrike-draesner-sieben-sprunge-vom-rand-der-welt-un-roman-et-un-site