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Franz Kafka: «Die Verwandlung». Éléments de réflexion.

Par Leon Huwer
Publié par Léon Huwer le 18/10/2021

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Courte présentation de l’auteur

Portrait de Franz Kafka jeuneFranz Kafka est né le 3 juillet 1883 dans une famille de la bourgeoisie juive de Prague, dans l’Empire austro-hongrois. La ville est marquée par sa grande diversité de nationalités, langues, classes sociales et courants politiques. Étudiant brillant, mais ayant du mal à trouver sa voie, Kafka commence des études de chimie, de langue et littérature allemandes, d’histoire de l’art, de psychologie, avant de finalement poursuivre ses études de droit, jusqu’à obtenir son doctorat. Il écrit depuis sa jeunesse, mais détruit une grande partie de ses productions : la Verwandlung est l’une des rares œuvres que Kafka a cherché à publier ; la plupart de ses textes, laissés incomplets, a été rendue accessible au public par son meilleur ami, Max Brod, alors même que dans son testament, l’auteur formule sa dernière demande : brûler tout ce qu’il a écrit et qui n’a pas été publié, ouvrages littéraires et journaux intimes. Après des années de lutte contre la maladie, il meurt de la tuberculose en 1924.

 

L'omniprésence du conflit

La vie personnelle de l’auteur est marquée par les conflits : à l’échelle internationale, Kafka est témoin de la Première Guerre Mondiale. Malade, il n’est pas envoyé au front, mais ressent une abjection profonde envers la guerre. De plus, sa ville natale de Prague est divisée entre la minorité germanophone, qui occupe les fonctions de pouvoir, et la majorité tchèque, qui cherche à se libérer de la domination autrichienne. Les juifs, pour certains allemands, pour d’autres tchèques, mais qu’aucun des deux camps ne reconnaît, se retrouvent entre le marteau et l’enclume, ce qui mène à de fortes discriminations, allant jusqu’à des poursuites dont Kafka a été témoin ((BEICKEN, Peter. 1999. Franz Kafka, Der Process: Interpretationen. Oldenbourg-Interpretationen Band 70, S. 22)). Dans le cadre personnel également, le jeune Franz Kafka a été traumatisé par l’éducation de son père, ce qu’il résume dans la fameuse Lettre au père (publiée en 1952) ; finalement, sa fiancée Felicie Bauer rompt les fiançailles lors de négociations dans une chambre d’hôtel, que Kafka qualifie dans son journal de « tribunal » ((KAFKA, Franz. 1994. Tagebücher. Band 3: 1914-1923, Gesammelte Werke Band 11. Frankfurt a. M. : Fischer. Tagebucheintrag 23.07.1914, S. 14.)).

Ces expériences douloureuses ont une influence importante sur l’oeuvre de Kafka, dont l’écriture a pour Peter Beicken, malgré ses côtés absurdes et son manque apparent de rapport avec la réalité, des traits autobiographiques. Ainsi, le « ungeheueres Ungeziefer » (« monstrueux insecte », « énorme cancrelat », «monstrueuse vermine » selon les traductions) p. 2 ((Les numéros de pages proviennent de la version en ligne de la “freie digitale Bibliothek”, dibbib.org.)) de la première phrase de la Verwandlung rappelle un passage d’une lettre à son amie Milena Jesenska où Kafka aborde le sujet de l’antisémitisme à Prague : « L’héroisme qui consiste à rester [là où on est détesté] est celui des cafards qu’on ne parvient pas à éliminer de la salle de bain » ((KAFKA, Franz. 1983. Briefe an Milena. Frankfurt a. M., S. 240.)). Ce qui frappe dans ces deux cas, c’est que l’animalisation ne vient pas de l’extérieur, au contraire, Kafka reprend certes l’insulte qu’il a probablement entendue des antisémites, mais se compare lui-même à un cafard, tout comme le personnage principal du roman est littéralement transformé en vermine. Cette animalisation mène à la honte d’être considéré comme un animal : Kafka, après avoir entendu l’insulte « Prašivé plemeno » (« race galeuse ») dans la rue, ressent une « honte répugnante » ((Ibid.)). De même, Gregor Samsa est « transpirant de honte et de tristesse » (p. 16) de savoir qu’il ne peut plus subvenir aux besoins financiers de sa famille et d’être devenu une vermine.

Pour Kafka, le sentiment d’infériorité est à mettre en relation avec l’éducation stricte et violente de son père, face à qui il se sent « complètement sans défense ». Dans ses journaux et dans la Lettre au père, Kafka témoigne de sa peur face à la figure paternelle qui pouvait le punir à n’importe quel moment. L’auteur connaît bien les thèses de Sigmund Freud sur le complexe d’OEdipe, et on retrouve une relation similaire entre Gregor Samsa et son père : « Der Vater ballte mit feindseligem Ausdruck die Faust » (« Le père serra le poing avec une expression hostile », p. 9). Force est de constater que la vie personnelle de l’auteur vient influencer ses personnages.

Une œuvre insensée

L’un des risques à la lecture de Kafka est de vouloir chercher à tout interpréter, à inférer un rôle symbolique profond d’une phrase sur la base de la psychologie de l’auteur, alors même qu’une grande partie de son talent consiste à créer des scénarios absurdes, insensés, qui s’apprécient comme tels. C’est également le cas dans la Verwandlung, comme le résume la première phrase de l’oeuvre (qui atteindra d’ailleurs la deuxième place dans le classement Der schönste erste Satz ((https://de.wikipedia.org/wiki/Der_sch%C3%B6nste_erste_Satz)) selon la ‘Initiative Deutsche Sprache’) :

 Als Gregor Samsa eines Morgens aus unruhigen Träumen erwachte, fand er sich in seinem Bett zu einem ungeheueren Ungeziefer verwandelt (S. 2).

La métamorphose est présentée comme factuelle, indubitable, alors qu’il s’agit pourtant d’un élément surprenant et inouï qui appelle une explication plus détaillée, une raison, mais qui ne viendra pas, d’autant plus que le titre évoque un procédé qu’on s’attend à voir décrit – pourtant, la première phrase nous met déjà devant le fait accompli. Mais l’évocation du rêve laisse entendre qu’il s’agit du monde de l’imaginaire, qui se détache de toute règle et où une métamorphose pareille est possible.

La phrase suivante livre une description du nouveau corps de Gregor Samsa. Il faut noter qu’il est appelé un « ungeheueres Ungeziefer » dans la première phrase et qu’ensuite, lui sont attribués un dos qui rappelle une carapace, un ventre brun et bombé et de nombreuses petites jambes : la description reste relativement vague et traduire l’expression de la première phrase par « cafard » serait surtraduire, car il n’est à aucun moment nommé comme une version immense d’un animal existant (sa sœur l’appelle « Mistkäfer » (« bousier », p. 25), mais il s’agit là d’une insulte). Ainsi, Fernando Bermejo-Rubio rappelle que Kafka avait exigé qu’il n’y ait pas de représentation du personnage principal dans l’ouvrage ((BERMEJO-RUBIO, Fernando. 2012. Truth and Lies about Gregor Samsa. The Logic Underlying the Two Conflicting Versions in Kafka’s Die Verwandlung. Deutsche Vierteljahrsschrift für Literaturwissenschaft und Geistesgeschichte, pp. 418–479.)). En effet, chercher à comparer le « ungeheueres Ungeziefer » de la Verwandlung à un objet du réel est voué à l’échec, d’autant plus que les descriptions se contredisent sans cesse.

À première vue, ce détachement du réel peut être déstabilisant car il nous amène à être confronté avec l’absurdité de la vie. Mais peut-être cette perte de sens n’est-elle pas à considérer comme le symbole du désespoir mais plutôt comme l’ouverture absolue du champ des possibles : dénuée des codes et nécessités du réel, la vie peut alors s’épanouir sans limites. Cet épanouissement est d’ailleurs évoqué à la fin de l’oeuvre, car les parents remarquent la métamorphose de leur fille :

 Herrn und Frau Samsa [fiel es] im Anblick ihrer immer lebhafter werdenden Tochter fast gleichzeitig ein, wie sie in der letzten Zeit trotz aller Plage, die ihre Wangen bleich gemacht hatte, zu einem schönen und üppigen Mädchen aufgeblüht war  (S. 89).

En effet, l’oeuvre se conclut non pas sur le désespoir d’avoir perdu non seulement un membre de la famille, mais de surcroît celui dont toute la famille dépend financièrement (du moins au début), comme on pourrait s’y attendre, mais au contraire sur l’espoir d’un nouveau départ.

Kafka, humoriste ?

L'analyse de l’œuvre par l’axe autobiographique donne à voir une œuvre sinistre ; pourtant, le passage par l’absurde permet de constater que ce qui fait la force de la plume de Kafka, c’est la liberté d’interprétation absolue qu’offrent ses œuvres. Ainsi, en se détachant du préjugé tragique qu’on pourrait avoir sur l’auteur, c’est également un univers plein d’humour qui se révèle : on raconte souvent l’anecdote selon laquelle Kafka riait aux éclats en lisant des passages (du Procès notamment) à ses amis, et qu’eux aussi étaient en larmes ((STACH, Reiner. 2010. Kafka – Die Jahre der Entscheidungen. Frankfurt a.M. : Fischer e-Books, S. 555.)). L’absurde est même au coeur du comique : souvent, ce qui fait rire, c’est qu’un élément nous surprend par son décalage avec ce qu’on attend, ce qui paraît normal, réel. Ici, la réaction de Gregor Samsa paraît insensée : il est confronté à une métamorphose surnaturelle de son propre corps, et pourtant il cherche à se lever pour aller travailler, comme si sa métamorphose en un Ungeheuer, autrement dit quelque chose d’inédit dans l’histoire de l’humanité (du moins à ma connaissance), était finalement moins importante que son travail, autrement dit la routine.

Il y a certes de la Schadenfreude à s’imaginer le personnage principal essayant de se débrouiller avec ses petites pattes qu’il peine à contrôler, mais ce qui nous fait réellement rire dans cette scène, c’est sa perte de contrôle sur son propre corps. Ainsi, il nous fait penser à un pantin désarticulé, ce que Bergson résume sous la célèbre formule « du mécanique plaqué sur du vivant » ((BERGSON, Henri. 1964. Le Rire. Essai sur la signification du comique. Paris : PUF, p. 64.)). Selon le philosophe, la nature est sous le signe d’une adaptation constante. Quand quelque chose ne parvient pas à s’adapter à son environnement ou sa situation, nous rions, car nous y voyons du mécanique. Ici, le manque de contrôle qu’a le personnage principal sur son propre corps témoigne de son manque d’adaptation, du moins pour l’instant, à son nouveau corps. De plus, son premier réflexe étant d’essayer de se lever pour aller travailler, il paraît encore davantage « mécanique », puisqu’il se comporte tel un automate qui serait programmé pour n’accomplir qu’une fonction, et ce malgré toutes les circonstances invraisemblables. Il fait ainsi penser à la blague sur les douaniers que raconte Bergson :

Il y a un certain nombre d’années, un paquebot fit naufrage dans les environs de Dieppe. Quelques passagers se sauvaient à grand peine dans une embarcation. Des douaniers, qui s’étaient bravement portés à leur secours, commencèrent par leur demander “s’ils n’avaient rien à déclarer”.

Cette image illustre bien la formule qui, selon Bergson, est à l’origine du rire : il y a bien du vivant, autant dans les douaniers qui se portent au secours des naufragés que dans Gregor Samsa qui réfléchit sur sa situation (« Was ist mit mir geschehen ? », S. 2), mais un comportement mécanique, une « déformation professionnelle », vient se plaquer dessus.

Conclusion

En somme, l’écriture de Kafka permet une grande liberté d’interprétation, de la dimension autobiographique de l’oeuvre à un symbolisme profond, mais il ne faut pas oublier qu’il est tout autant valide de simplement apprécier la réaction que provoque l’absurdité de son œuvre en nous, ou comme le résume Alexandre Vialatte :

Il ne faut pas que son goût du symbole trompe le lecteur jusqu’au point de lui faire croire que tout Kafka est symbolique. Son oeuvre […] est pleine de fioritures «gratuites », de gargouilles qu’il a fignolées pour le plaisir, de gnomes doubles et de hiérarchies de bureaucrates qui ne sont là que pour le rire, qui procèdent d’un plaisir d’artiste et d’homme joyeux ((VIALATTE, Alexandre. 1998. Kafka ou l’innocence diabolique. Paris : Les Belles Lettres, p. 120.)).

Notes

Pour citer cette ressource :

Leon Huwer, Franz Kafka: Die Verwandlung. Éléments de réflexion., La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), octobre 2021. Consulté le 19/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/allemand/litterature/fiches-de-lecture/die-verwandlung-franz-kafka-elements-de-reflexion