Klimt et les femmes
Dans l’œuvre de Klimt, la femme est une obsession. C’est grâce aux portraits qu’il faisait des grandes bourgeoises de Vienne qu’il s’est rendu célèbre et qu’il a pu vivre de son art. C’est en présentant au grand public des corps nus, voluptueux de modèles issus souvent des bas-fonds viennois qu’il a fait scandale. Beaucoup de critiques veulent faire de la femme de Klimt une femme fatale, arrogante et effrayante. En effet, Klimt a peint principalement des femmes, et s’il peignait des hommes, ceux-ci leur étaient souvent subordonnés. Pourtant, Klimt dévoile également une autre image de la femme, ses rêves inconnus et la beauté de son corps qu’elle tient pourtant caché. La femme de Klimt est plurielle, notamment parce que de nombreuses femmes ont compté pour lui dans sa vie privée. Au centre de nombreuses aventures, il fut le père illégitime de dizaines d’enfants. Dans son atelier, il était toujours entouré de deux ou trois modèles qui déambulaient autour de lui. Prônant une vie de liberté, il a pourtant vécu toute sa vie auprès de sa vieille mère veuve et de ses sœurs. Il est resté toute sa vie en concubinage avec Emilie Flöge, une femme libre qui tenait elle même son salon de couture. Klimt n’ayant laissé aucun écrit ni aucune correspondance, il est impossible d’expliquer avec précision son rapport aux femmes dans ses œuvres, cependant il nous reste dans ses tableaux la trace d’un intérêt réel pour les mystères de l’autre sexe. Cet intérêt a bien sûr évolué au cours du temps, de telle sorte que la femme provocante ou effrayante de ses débuts s’est peu à peu métamorphosée en un être d’intimité beaucoup plus fragile.
Montrer le corps
Un combat pour le corps ou par le corps?
Au début de sa carrière, Klimt montre la femme nue telle qu’on ne doit pas la voir : grasse, indifférente à l’homme, enceinte et accomplie dans sa grossesse, alors qu’à cette époque, la femme enceinte se retirait du monde dans les derniers mois. Il montre le corps nu comme quelque chose de beau, jamais de vulgaire. Dans L’Espoir I, il place la femme au centre, derrière elle, un flot de vie la sépare de la mort et de la maladie. Elle défie le spectateur du regard, ses cheveux sont roux et bouclés, deux symboles traditionnels de liberté en peinture. Cependant, la libération de la femme n’est pas non plus son seul ni son combat principal. En 1901, il finit Les poissons d’or (A mes détracteurs). Au premier plan, une femme montre ses fesses pour répondre au scandale des œuvres de l’université. Ici, Klimt utilise le corps de la femme pour choquer et pour défendre la liberté de l’art en général, même si cela implique pour lui l’émancipation de la femme en particulier.
La femme fatale, violente, menaçante
Klimt n’est pas exempt d’ambiguïté. Dans de nombreux tableaux, il ne montre pas le corps féminin dans sa beauté, au contraire. Klimt suit la mode des allégories, il ne peint quasiment que des femmes et leur corps peut donc représenter le bien comme le mal absolu. Les deux Judith firent toutes les deux scandale à tel point qu’elles furent régulièrement rebaptisées Salomé par les musées, puisque dans la Bible, Judith tue de ses mains son mari, alors que Salomé est une enfant qui réclame la mort de Jean-Baptiste sans savoir ce qu’elle fait. Klimt montre la meurtrière d’abord heureuse de son acte, la tête penchée en arrière, les yeux à demi fermés de jouissance. La deuxième a les doigts crochus, son corps est tordu et elle ignore complètement le spectateur. Dans les deux cas, on a affaire à une figure dominante, castratrice. De même, sur la frise Beethoven, si les bons génies sont des femmes, leur corps nu est complètement idéalisé ou caché par leurs cheveux longs. Les seules femmes dont on voit la chair et les poils pubiens sont les gorgones et les allégories du mal. Est-ce que la femme serait uniquement pour lui un moyen de choquer ou de représenter ses propres peurs, ses propres fantasmes ?
Montrer le rêve secret
![5 Troisjeunes femmes minces et rousses nagent entrelassées vers la droite, derrière elles, des fleurs stylisées. Celle qui est le plus en bas nous gete un regard furtif, les autres ont les yeux fermés.](https://cle.ens-lyon.fr/allemand/images/illustrations-articles-tableaux/5.png)
Pourtant, Klimt semble réellement intrigué par la femme. À une époque où les femmes n’avaient que peu de place dans l’espace public, ce n’est pas que leur corps, mais aussi leurs pensées et leurs rêves qui restent méconnus. Dans Les serpents d’eau, Klimt montre des femmes qui semblent rêver les yeux fermés ou mis-clos. Une fois encore elles sont rousses, libres dans le flot qui ondule Elles se soucient peu du spectateur. Les fleurs autour d’elles témoignent des beautés d’un monde inconnu. Néanmoins, les rêves des femmes, parce qu’ils sont inconnus, sont aussi inquiétants. Ces femmes ont les joues rouges sang comme Judith et leurs os sont saillants. Tel le narrateur de À la recherche du temps perdu, le peintre comme le spectateur restent exclus d’une scène de sensualité entre femmes. Même s’il ne l’a jamais rencontré, Klimt est un contemporain de Freud, qui voyait dans la bisexualité l’accomplissement de la femme moderne et disait que les rêves étaient le lieu d’expression de nos pulsions et de nos désirs secrets, refoulés. Rêve de femme ou fantasme d’homme ? Dans tous les cas, il y a chez le peintre une recherche de comprendre l’intériorité de son modèle.
Dévoiler l'intériorité
Le rôle des ornements
![Klimt, Fritza Riedler, 1906 Une femme vêtue de blanc est assise sur un fauteuil blanc orné de motifs bruns. Le fond est très simple, un applas de couleur rouge et or. Derrière ses cheveux, les motifs du fond dessines une coiffe de l'ancien temps. Elle est songeuse, ses mains se tordent. Elle est pâle et a la bouche entre-ouverte.](https://cle.ens-lyon.fr/allemand/images/illustrations-articles-tableaux/klimt-bildnis-fritza-riedler-1906.jpeg)
Klimt est connu pour ses arrière-plans en 2D richement ornés. Ces symboles peuvent avoir de nombreuses fonctions et beaucoup de significations différentes. Dans les premières toiles, l’arrière plan avait souvent pour but de compléter le visage, de divulguer ce qu’on ne voyait pas sur les traits. Sur le portrait de Fritza Riedler, la femme semble d’abord innocente, même un peu molle. Mais les motifs de son fauteuil ainsi que la couleur rouge du fond soulignent la forme et la couleur de sa bouche entre-ouverte. La blancheur de sa robe fait ressortir ses mains qu’elle tord, comme préoccupée. Encore une fois, la peinture de Klimt sert à mettre en valeur une intériorité cachée plus ou moins inventée par le peintre. Cette intériorité consiste d’abord en de la sensualité ou de la supériorité, mais nous verrons que ce n’est pas le cas à la fin de sa carrière.
La femme effacée
Les ornements étaient toujours peints après le visage afin de le mettre en valeur, ou, comme sur L’Épousée, une toile inachevée découverte après la mort de Klimt dans son atelier, les ornements sont placés sur le corps nu pour l’habiller. S’agit-il de le cacher pour rendre son œuvre acceptable du grand public? Il paraîtrait étrange que Klimt se soumette à la censure. Les motifs utilisés ont souvent pour vocation de rappeler quelque chose du corps. Sur l’Épousée, le sexe de la femme est recouvert de nombreuses spirales pleines de vie. Peut-être Klimt s’intéresse-t-il au corps en tant qu’il est caché, bridé, regardé malgré son invisibilité. Ainsi, sur le portrait doré d’Adèle Bloch-Bauer, la jeune bourgeoise semble complètement engloutie dans les ornements d’or. Ses épaules sont recroquevillées sur elles mêmes, Adèle semble gênée et pourtant, elle tape dans l’œil : en 2006, ce tableau a été acheté à 135 millions de dollars, faisant de lui l’un des plus chers du monde. Son corps est recouvert d’yeux, comme si Klimt voulait faire réfléchir la société viennoise sur ses femmes qui sont réduites à l’apparence. L’artiste a peint une autre toile d’Adèle Bloch-Bauer. Comme sur beaucoup de ses dernières toiles, la femme apparaît complètement statique, il ne s’agit pas du tout d’une femme fatale, mais plutôt d’une poupée qui attendrait d’être utilisée.
La question de l’intimité
![7 Ce dessin très simple montre une jeune fille allongée, elle ouvre les jambes et nous montre son sexe. Le haut de son corps est recouvert d'une couverture. Elle a les mains jointes et semble dormir.](https://cle.ens-lyon.fr/allemand/images/illustrations-articles-tableaux/7.png)
Le regard du spectateur a toujours eu son importance dans l’œuvre de Klimt. Cependant, l’objectif des premières toiles était de provoquer en faisant comprendre d’un air hautain à ce spectateur qu’il était exclus. Au contraire, sur les dernières toiles et esquisses de Klimt, le spectateur est amené à réfléchir sur son propre regard. Le corps de la femme n’est plus exhibé comme pour les fesses de la femme de Poissons d’or, ou l’énorme ventre dans L’Espoir I. Maintenant, il est légèrement dévoilé, évoqué par un motif. La femme ne décide plus si elle se montre ou se cache, elle est montrée alors qu’elle dort, alors qu’elle attend. Au cours de sa carrière, Klimt a montré le corps de la femme de façon de plus en plus subtile, et donc, beaucoup moins fantasmée. En incluant plus le spectateur, en lui demandant de s’interroger sur la position de la femme dans la société, Klimt se retire en tant que peintre et laisse plus de place au modèle.
En s’intéressant à la femme et à ses secrets, Klimt est particulièrement moderne par rapport à ses contemporains. Mais on ne peut pas parler d’un engagement militant, il s’agit plutôt d’un questionnement, d’une recherche. Au début de sa vie, les fantasmes du peintre et les peurs d’une société en fin de siècle restent très présents dans ses toiles et se projettent sur la femme. En renonçant à la fin de sa vie à montrer le corps dans toute sa chair et dans toute sa couleur, Klimt change de stratégie : il innocente la femme et fait du spectateur un voyeur. Ainsi, la violence n’émane plus de la femme arrogante sur le tableau mais de nous. Il ne montre plus un rêve de liberté, biaisé par son imaginaire et par celui de son temps, mais dénonce la société telle qu’elle est, avec ses défauts, en nous rappelant que nous en faisons partie.
Pour aller plus loin
Salvan Chloé, 2 novembre 2012. « Klimt et l’énigme du féminin ». Etudes, Tome 417, no 11, S.E.R, p. 509-520.
Kennedy Julie, 2001. « Gustav Klimt. Vers un renouvellement de la modernité… au féminin », Vie des Arts, vol. 45, no 183, La Société La Vie des Arts, p. 33-35
France Culture, 2020. « Gustav Klimt et les femmes - Ép. 4/11 - La Nuit rêvée de Marie-Paule Belle (2017) » https://www.franceculture.fr/emissions/les-nuits-de-france-culture/la-nuit-revee-de-marie-paule-belle-2017-411-gustav-klimt-et-les-femmes
Pour citer cette ressource :
Iris Cussac, Klimt et les femmes, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), juin 2020. Consulté le 07/02/2025. URL: https://cle.ens-lyon.fr/allemand/arts/peinture-et-sculpture/dossier-gustav-klimt/klimt-et-les-femmes