Antonio Gramsci et la littérature "nationale-populaire". Lecture des «Cahiers» 21 et 23
1. Position du problème : « un nesso di problemi »
Comme son titre l’indique, le cahier 21 est initialement conçu comme le premier de plusieurs cahiers concernant la culture nationale italienne. Il réunit un nombre important de notes consacrées à la littérature, autour de la thèse du caractère non national-populaire de la littérature italienne. Comme le montre le §1, cette question relève en fait d’un ‘nesso di problemi’ qui tous concernent les liens spécifiques que la construction du ‘peuple-nation’ italien entretient avec la littérature, la langue, le théâtre, la culture religieuse, l’ensemble de la vie intellectuelle et culturelle.
Le cahier 23 est étroitement lié au cahier 21. Globalement, alors que l’ensemble des notes de rubrique intitulées « Letteratura popolare » ont convergé dans le 21, l’ensemble de celles de la rubrique « I nipotini di padre Bresciani » ou « Brescianesimo » ont convergé vers le 23. Mais leurs liens sont attestés justement par le fait qu’un certain nombre de notes de chaque rubrique s’y retrouvent inversées. Ce qui compte surtout est que la grande majorité des notes de ces deux cahiers trouve un dénominateur commun dans la question du « national-populaire ».
Le lien de ces deux cahiers avec la question des intellectuels et le cahier 12 est donc évident : l’absence de littérature nationale populaire en Italie est due en grande partie à l’attitude spécifique, historiquement déterminée, des intellectuels italiens vis-à-vis du peuple : une attitude faite essentiellement de condescendance paternaliste, voire de mépris, d’ignorance et d’incompréhension, causée notamment par leur fort cosmopolitisme (signalons d’emblée que les notes des Cahiers consacrées au « caractère non national-populaire de la littéraire italienne » apparaissent comme un complément de la rubrique portant sur le « cosmopolitisme des intellectuels italiens »). D’autres cahiers « spéciaux » ont en commun avec celui-ci un fort intérêt pour les thématiques culturelles : c’est le cas notamment du cahier 16, Argomenti di cultura I° (dont la note 13, « Origine popolaresca del superuomo » concerne d’ailleurs directement le romans feuilleton, l’un des principaux sujets du cahier 21).
Les cahier 21 et 23 sont tardifs, ils datent de la seconde partie de l’année 1934, comme tout le groupe des cahiers 18 à 25. Bien qu’ils soient relativement courts, ils rassemblent et réécrivent des notes issues d’un nombre conséquent de cahiers miscellanei : Q1, Q3, Q4, Q6, Q9, Q14 et Q17.
Comme fréquemment dans ses cahiers spéciaux, Gramsci ne débute pas ces deux cahiers par les notes les plus anciennes, mais par les plus récentes. La note Q21, 1 commence par reprendre des remarques écrites peu de temps auparavant, dans le cahier 17 qui est le tout dernier des ses miscellanei, au sein duquel il choisit une note toute « fraîche » puisqu’elle date de l’été 1934 (Q17, 38) ; il lui accole d’autres réflexions de janvier 1933 (Q14, 14). Dans l’ensemble des cahiers spéciaux on retrouve peu fréquemment des notes issues des trois derniers cahiers miscellanei (Q14, Q15 et Q17, rédigés pour l’essentiel en 1933 et 1934). Il convient donc de souligner cette volonté de débuter aussi bien le cahier 21 que le cahier 23 par ses réflexions les plus récentes au sujet de la littérature et de la critique littéraire (les deux premières notes du cahier 23 sont elles aussi issues de la même note Q17, 38).
La thèse de cette note 1 du cahier 21 est qu’un ensemble de questions fondamentales concernant la « culture nationale italienne » forme en réalité un « nœud de problèmes » qui n’est jamais identifié comme tel par les intellectuels qui s’en occupent. Non pas qu’ils ne s’en occupent pas assez : il s’agit au contraire de « quistioni che ancora ossessionano gli intellettuali e anzi vengono oggi presentate come in via di organica soluzione » (p. 2108). Cette observation souligne que Gramsci entend traiter de questions historiographiques particulièrement vives sous le fascisme : au moyen notamment de la politique culturelle qu’il développe, le fascisme et les intellectuels de l’époque prétendent résoudre toute une série de problèmes historiques propres à l’Italie et au processus unitaire. Cependant, ils ne le font pas en traitant ces problèmes « comme un ensemble relié et cohérent », mais séparément et « a seconda di interessi polemici immediati, non sempre chiaramente espressi, senza volontà di approfondimento » (p. 2107). L’ambition de Gramsci est à l’inverse de proposer une étude « critique » et « organique » du nœud formé par tous ces problèmes.
Ce nesso de problèmes est en fait nécessairement traité dans plusieurs cahiers et non seulement dans ce cahier 21 que la note introduit. Outre les questions relatives à la littérature et à son caractère populaire ou non, au roman et au théâtre, au « rapport entre art et vie » (p. 2108), Gramsci évoque aussi celles de l’unité de la langue, de la « réforme intellectuelle et morale » qui, en Italie, devrait avoir des effets similaires à ceux qui ont été provoqués par la Réforme protestante et la Révolution française, du Risorgimento, ou encore de l’Humanisme et de la Renaissance : un bon nombre de sujets, donc, qui tous sont liés au problème de la « culture nationale italienne » mais dont, on le voit bien, la littérature ne constitue qu’un aspect. On remarquera même que l’un d’entre eux au moins, le Risorgimento, donne lieu à un autre cahier « spécial » dont Gramsci s’occupe au même moment. Mais ici c’est en tant que le Risorgimento constitue un « problème de culture nationale » actuel, affronté comme tel par « les intellectuels et les dirigeants » de l’époque, que Gramsci l’évoque : « quistione della “popolarità” del Risorgimento che sarebbe stata raggiunta con la guerra del 1915-18 e coi rivolgimenti successivi, onde l’impiego inflazionistico dei termini di rivoluzione e rivoluzionario » (p. 2108). Gramsci fait ici clairement référence à l’idée, alors très commune dans les milieux intellectuels et politiques fascistes, selon laquelle le régime de Mussolini serait le véritable accomplissement du Risorgimento, cette révolution avortée puisque le peuple n’y a pas véritablement pris part, rendue désormais « populaire » au sens où le peuple y jouerait désormais un rôle actif de protagoniste. Si Gramsci ne conteste pas le rôle joué par la guerre qui a véritablement donné au peuple un rôle de premier plan dans le cours de l’histoire, il ne partage évidemment pas l’idée selon laquelle le fascisme serait une « révolution » accomplie et justifierait l’usage « inflationniste » mais largement superficiel qui est fait du terme.
En plaçant cette note en ouverture du cahier 21, Gramsci signale très fortement que la littérature n’est pas pour lui un objet de réflexion autonome et qu’elle se situe au cœur de toute la recherche historico-politique qui anime les Cahiers, et dont une large partie est organisée autour de la notion de national-populaire.
Il s’agit d’une question omniprésente sur toute la durée de rédaction de Cahiers, intimement liée à celle de l’hégémonie, c’est-à-dire de l’alliance des deux grandes classes populaires, paysans et ouvriers, avec l’aide des intellectuels : comment unir les intellectuels et le peuple et organiser l’émancipation du peuple, en évitant toute forme de paternalisme ? La littérature est concernée au premier chef par cette question, car dans et par la littérature se mesure le degré d’intérêt, de proximité, de considération ou d’empathie qu’ont ou n’ont pas les écrivains envers le peuple. À cet égard un jugement du §3 du Cahier 21 portant sur Dostoïevski est très éloquent « In Dostojevschij c’è potente il sentimento nazionale-popolare, cioè la coscienza di una missione degli intellettuali verso il popolo, che magari è “oggettivamente” costituito di “umili” ma deve essere liberato da questa “umiltà”, trasformato, rigenerato » (p. 2112). La littérature joue un rôle essentiel dès lors qu’elle sait intégrer ces questions, prendre en charge la question du peuple et ne pas rester dans une tour d’ivoire « intellectualiste » (adjectif que Gramsci utilise souvent pour en faire l’un des antonymes de « national-populaire »).
En considérant la littérature sur la base de ces préoccupations moins esthétiques que socio-politiques, Gramsci adopte une position critique qui est foncièrement et explicitement anti-crocienne. Bien qu’il doive beaucoup à Croce, il développe une pensée de la littérature qui prend l’exact contrepied de sa théorie des distincts et des dégats qu’elle produit à ses yeux dans les milieux intellectuels dès lors qu’elle sépare systématiquement l’art d’un côté, la morale de l’autre, la poésie et structure, l’art et la culture. Pour Gramsci, « la letteratura deve essere nello stesso tempo elemento attuale di civiltà e opera d’arte » (p. 2113) ; or l’ensemble des problèmes que Gramsci entend affronter dans les Cahiers en matière de littérature « sono mal posti per l’influsso di concetti estetico di origine crociana » : « non si riesce a intendere concretamente che l’arte è sempre legata a una determinata cultura o civiltà » (p. 2109). C’est en ce sens qu’il conçoit son « retour à De Sanctis », avec lequel il ouvre au cahier 23 toute sa réflexion de critique littéraire, reprenant à son compte l’expression employée, dans un sens anti-crocien déjà, par Giovanni Gentile dans un article publié en août 1933 (Q23, 1) : pour Gramsci, la littérature doit être envisagée en tant qu’elle est à tout à la fois art et culture, et souvent même culture uniquement, c’est-à-dire aussi idéologie et conception du monde :
Ma cosa significa «cultura» in questo caso ? Significa indubbiamente una coerente, unitaria e di diffusione nazionale «concezione della vita e dell’uomo», una «religione laica», una filosofia che sia diventata appunto «cultura», cioè abbia generato un’etica, un modo di vivere, una condotta civile e individuale. Ciò domandava innanzi tutto l’unificazione della «classe colta» […] ma domandava specialmente un nuovo atteggiamento verso le classi popolari, un nuovo concetto di ciò che è «nazionale», diverso da quello della destra storica, più ampio, meno esclusivista, meno «poliziesco» per così dire. (Q23, 1, p. 2185-2186)
Autrement dit, il ne s’agit pas tant de reprendre les catégories esthétiques de De Sanctis et ses idées sur l’art et la littérature (comme le faisait Gentile dans son article « Torniamo a De Sanctis ! »), il s’agit de retrouver aujourd’hui une « attitude » du même ordre que celle qui était la sienne à son époque, marquée par une ouverture beaucoup plus grande que les lettrés italiens de son temps à l’égard des classes populaires, une ferveur militante dans laquelle « devono fondersi la lotta per una nuova cultura, cioè per un nuovo umanesimo, la critica del costume, dei sentimenti e delle concezioni del mondo con la critica estetica ». C’est en ce sens, en effet, que Gramsci peut aller jusqu’à affirmer que « il tipo di critica letteraria propria della filosofia della prassi – c’est-à-dire celle que Gramsci promeut et considère comme fidèle à la conception du monde marxiste – è offerto dal De Sanctis » (Q23, 3, p. 2188). On voit donc à quel point sont étroits les liens entre son idée de critique et la nécessité d’une « attitude » spécifique, qui tient tout entière dans cette expression : « national-populaire ».
2. « National-populaire »
L’importance de la notion de « national-populaire » dans les Cahiers et de la nécessité pour Gramsci de rendre indissociables les deux termes qui la composent tient au fait qu’en Italie cette jonction ne s’est justement pas faite : l’Italie a ceci de spécifique que c’est une nation qui s’est construite sans son peuple et sans satisfaire aux aspirations populaires.
L’examen des littératures nationales, et notamment des formes de littérature populaire, est important dans cette affaire parce qu’il donne en quelque sorte le pouls du rapport qu’entretiennent les élites d’un pays avec leurs classes populaires. Mais avant même la littérature, la langue elle-même est décisive. C’est ce que confirment les remarques sémantiques proposées par Gramsci à ce sujet dans la note 5 du Cahier 21 (notons au passage que conformément à sa formation de linguiste, Gramsci s’adonne fréquemment dans les Cahiers à des exercices de sémantique historique qui, loin d’être formels et accessoires, portent au contraire sur des points névralgiques de sa pensée). Contrairement aux autres langues européennes, « nazionale » et « popolare » en italien ne s’impliquent pas l’un l’autre :
È da osservare il fatto che in molte lingue, «nazionale» e «popolare» sono sinonimi o quasi (così in russo, così in tedesco in cui «volkisch» ha un significato ancora più intimo, di razza, così nelle lingue slave in genere; in francese «nazionale» ha un significato in cui il termine «popolare» è già più elaborato politicamente, perché legato al concetto di «sovranità», sovranità nazionale e sovranità popolare hanno uguale valore o l’hanno avuto). In Italia il termine «nazionale» ha un significato molto ristretto ideologicamente e in ogni caso non coincide con «popolare», perché in Italia gli intellettuali sono lontani dal popolo, cioè dalla «nazione» e sono invece legati a una tradizione di casta, che non è mai stata rotta da un forte movimento politico popolare o nazionale dal basso: la tradizione è «libresca» e astratta e l’intellettuale tipico moderno si sente più legato ad Annibal Caro o Ippolito Pindemonte che a un contadino pugliese o siciliano. Il termine corrente «nazionale» è in Italia legato a questa tradizione intellettuale e libresca, quindi la facilità sciocca e in fondo pericolosa di chiamare «antinazionale» chiunque non abbia questa concezione archeologica e tarmata degli interessi del paese. (Q 21, 5, p. 2116)
Notons d’abord, du point de vue de la méthode, la superposition, typiquement gramscienne, de la langue et de l’histoire : la langue est toujours à ce point historiquement déterminée qu’elle reflète directement les spécificités de l’histoire nationale dont elle constitue l’un des éléments majeurs. Il faut ensuite remarquer que cette observation est en filigrane une critique radicale du nationalisme de l’époque, tout à la fois omniprésent et inaccompli : le fascisme ne change rien à une conception de la nation qui en Italie reste fondamentalement intellectualiste et rhétorique, plus prompte à transformer en héros de la nation les grandes figures de l’histoire de la littérature italienne qu’à donner à cette littérature une véritable dimension populaire. Pour Gramsci le caractère « frénétiquement chauviniste » du nationalisme italien de son époque et le fait que, loin d’être fondé sur une tradition politique populaire, il ait en réalité une dimension essentiellement livresque et intellectualiste, rhétoriquement fondée sur des gloires antiques et des figures héroïques isolées, sont deux choses qui vont de pair1. L’histoire de la langue italienne, langue qui n’a été unifiée que par la longue tradition d’une élite littéraire, impose dès lors qu’en italien soit forgé cet adjectif composé, nazioneet popolo ayant l’un et l’autre gardé des acceptions bien plus étroites que leurs équivalents dans les langues des grandes nations européennes.
Ces réflexions linguistiques, tout à fait propres à Gramsci, se greffent en fait sur des débats qui concernent avant tout la littérature italienne de l’époque, dont Gramsci se fait l’écho et qu’il se réapproprie. C’est essentiellement sur la base de ces polémiques portant sur l’absence de diffusion et de popularité de la littérature italienne que Gramsci développe la notion de « national-populaire ». Qu’ils soient ou non liés au régime, de nombreux intellectuels ne cessent alors de déplorer la présence massive d’une littérature étrangère au détriment d’une littérature nationale. Or, leur répond Gramsci, il ne sert à rien de se lamenter, comme le fait la Critica fascista, de la publication des romans de Dumas en lieu et place des représentants du « roman moderne italien » (Q21, 5, p. 2114), ou même d’inciter le gouvernement, comme le fait Umberto Fracchia (un écrivain qui n’avait pourtant rien d’un fasciste), à réprimer les éditeurs publiant trop d’œuvres étrangères (Q21, 5, p. 2116-2117 et Q23, 57, p. 2251-2253). En réalité, ce que ne comprennent pas ces intellectuels de l’époque, c’est que la faute ne revient ni aux éditeurs ni au public, mais bien aux auteurs eux-mêmes. La défense de l’italianité de la littérature italienne et le volontarisme éditorial ne mènent nulle part. Si les écrivains étrangers sont autant publiés et lus en Italie y compris dans les milieux populaires c’est que « l’elemento intellettuale indigeno è più straniero degli stranieri di fronte al popolo-nazione. » (Q21, 5, 2117). Le « paradoxe du temps actuel » (Q21, 4, p. 2113) semble bien être qu’à l’époque du nationalisme fasciste la littérature nationale soit si faible. Mais la formule est simple, qui donne son origine à la notion même de national-populaire : « la letteratura non è nazionale perché non è popolare » (idem). Il est donc clair que dans cette recherche que Gramsci développe sur la notion de national-populaire une place déterminante est accordée au second des deux terme. Peu importe d’ailleurs qu’il emploie tantôt « populaire-national », tantôt « national-populaire » : dans l’esprit de Gramsci l’absence (ou la présence) de la nation vient de l’absence (ou de la présence) du peuple (cette notion n’a évidemment rien de nationaliste). C’est au peuple que revient la priorité dans la construction d’un véritable « popolo-nazione ». Si les écrivains étrangers sont plus populaires que les écrivains nationaux auprès des Italiens eux-mêmes, c’est que le lien entre les intellectuels et le peuple ne s’est pas fait, c’est-à-dire que ne s’est constitué aucun « bloc national intellectuel et moral », si bien que le peuple italien « subisce l’egemonia intellettuale e morale degli intellettuali stranieri » (Q21, 5, 2117). La question ne peut donc se limiter à la seule littérature et doit donc bien être étendue « a tutta la cultura nazionale-popolare ».
3. Apparition et évolutions de la notion de national-populaire : littérature et langue
Si le cahier 21 commence par mettre en garde sur le fait que la question de la littérature populaire doit être envisagée comme partie prenante d’un « nœud de problèmes » plus vaste (Q21, 1) qui reconduit au « concept de national populaire » (Q21, 5), il est cependant significatif que ce concept naisse au cours de cette réflexion que Gramsci développe essentiellement sur la littérature. Il s’agit en effet d’une perspective politico-littéraire typiquement italienne qui lie étroitement construction de la nation et histoire de la littérature.
« La letteratura non è nazionale perché non è popolare » : cet énoncé que l’on vient de commenter apparaît bien avant 1934 et la note 4 du cahier 21, dans la rédaction A de cette note, qui date de février-mars 1930, alors intitulée « Il pubblico e la letteratura italiana » (Q1, 80, p. 86). C’est ici la toute première fois qu’est énoncée l’idée (mais non encore l’expression même) du national-populaire. Il traduit et corrige en ces termes l’idée développée dans un article écrit par l’écrivain et journaliste antifasciste Leo Ferrero faisant le diagnostic d’un abandon des écrivains italiens par un public qui ne les admirerait plus. Gramsci identifie dans la nature non populaire de la littérature italienne la cause de ce désintérêt, et non dans le public lui-même, ni dans un défaut de qualité esthétique.
En réalité, même si Gramsci ne le dit pas et n’en a peut-être pas conscience à ce stade, il emprunte cette idée à Vincenzo Gioberti (1801-1852, Gioberti fut l’une des principales figures intellectuelles et politiques du Risorgimento, inspirateur du courant ‘néo-guelfe’ avec Del primato morale e civile degli italiani écrit en 1843) : c’est une reprise presque mot pour mot d’un passage du Rinnovamento civile d’Italia (1851), qu’il citera très favorablement quelques trois ans et demi plus tard (note Q17, 9) :
Una letteratura non può essere nazionale se non è popolare; perché, se bene sia di pochi il crearla, universale dee esserne l’uso e il godimento. Oltre che, dovendo ella esprimere le idee e gli affetti comuni e trarre in luce quei sensi che giacciono occulti e confusi nel cuore delle moltitudini, i suoi cultori debbono non solo mirare al bene del popolo ma ritrarre del suo spirito; tanto che questo viene ad essere non solo il fine ma in un certo modo eziandio il principio delle lettere civili. E vedesi col fatto che esse non salgono al colmo della perfezione e dell’efficacia se non quando s’incorporano e fanno, come dire, una cosa colla nazione.
Si la langue, toute risorgimentale de Gioberti est très différente de celle de Gramsci, l’idée ici défendue et ses articulations sont très proches de celles qui sont déployées dans les Cahiers. Le peuple doit être non seulement le destinataire de la littérature, il doit être exprimé par elle ; il doit être l’origine autant que la fin de la littérature. D’où la nécessité d’une littérature qui soit commune aux « pochi » et aux « moltitudini » et qui puisse dès lors s’identifier à la nation.
Dès cette note 80 du cahier 1 Gramsci, affirme que la grande littérature doit en fait avoir une double nature : être à la fois œuvre d’art et « élément actuel de civilisation », c’est-à-dire être « l’expression élaborée et complète des aspirations du public », ou, plus précisément, « des aspirations les plus profondes d’un public déterminé, c’est-à-dire de la nation-peuple dans une certaine phase de son développement historique », selon la version réélaborée en 1934 dans le cahier 21 (Q21, 4, p. 2113). L’écart entre les deux versions montre bien l’évolution de la pensée de Gramsci grâce à la mise en place faite entretemps des deux notions de « peuple-nation » et de « national-populaire ». Dans le cas où ces deux éléments, le national et le populaire, ne sont pas associés, alors est préférée à la littérature d’art la littérature de feuilleton, « che, a modo suo, è un elemento di cultura, degradata se si vuole, ma attuale » (Q1, 80, p. 87). C’est ici que réapparaît aussi pour la toute première fois, en négatif en quelque sorte, le 4e point du programme énoncé un an auparavant, en février 1929, parmi les « Argomenti principali » de la 1re page des Cahiers (« La letteratura popolare dei «romanzi d’appendice» e le ragioni della sua persistente fortuna », Q1, p. 5). Dans les Cahiers la thématique des romans feuilletons et le concept de national-populaire apparaissent donc intimement liés dès la genèse de chacune des deux questions ; non pas cependant au sens où le roman feuilleton serait une expression adéquate du national populaire mais au sens où il serait un moindre mal lorsque la littérature d’art n’est pas l’expression du peuple-nation.
La question est ensuite abordée de façon plus systématique en août 1930 dans la note Q3, 63, qui sera justement reprise juste après celle que nous venons d’examiner dans le cahier 21 : la note Q21, 5 que nous avons évoquée plus haut. Expressément consacrée à la « Letteratura popolare » en 1930, elle s’intitule « Concetto di “nazionale-popolare” » en 1934. C’est dans cette note du cahier 3 que se noue intimement le rapport entre la question des intellectuels italiens, la littérature populaire et la constitution d’un « popolo-nazione ». Mais il est significatif que cette question de la fracture entre intellectuels et peuple et l’absence d’une culture commune qui soit tout à la fois nationale et populaire se développe au même moment au sujet d’une autre question : non plus la littérature mais la langue. La première note consacrée dans les Cahiers à « la quistione della lingua » et à une histoire de la langue italienne sur le temps long est en effet la note Q3, 76, écrite très peu de temps après ; l’histoire linguistique montre elle aussi que « c’è una frattura tra il popolo e gli intellettuali, tra il popolo e la cultura. » (Q3, 76, p. 353). Or il s’agit bien d’étudier « la lingua come elemento della cultura e quindi della storia generale e come manifestazione precipita della “nazionalità” e “popolarità” degli intellettuali » (p. 355), et de montrer dans ce cadre que dès le Moyen Âge n’a pas pu se constituer « una unità “popolare-nazionale” di cultura » en Italie (p. 356) : c’est ici qu’apparaît l’expression ‘national-populaire’ pour la première fois. De la littérature à la langue puis à l’ensemble de la culture italienne : voici donc le trajet que fait rapidement la notion dès son apparition.
Un peu plus tard, c’est encore au sujet de la langue, et cette fois-ci de politique linguistique, que la notion prend tout son relief. La note Q3, 144 de septembre 1930 opère une comparaison entre l’Accademia della Crusca et l’Académie française :
Lo studio della lingua è alla base di ambedue: ma il punto di vista della Crusca è quello del «linguaiolo», dell’uomo che si guarda continuamente la lingua. Il punto di vista francese è quello della «lingua» come concezione del mondo, come base elementare – popolare-nazionale – dell’unità della civiltà francese. Perciò l’Accademia Francese ha una funzione nazionale di organizzazione dell’alta cultura, mentre la Crusca... (Q3, 144, p. 401)
Littérature, langue, culture et maintenant « civiltà » : la notion ne cesse de gagner en extension. Par ailleurs, en matière de langue autant que de littérature populaire, c’est donc pour l’essentiel le cas français qui donne matière à réflexion et à comparaison concernant la situation italienne. La France a en effet donné naissance au genre du roman-feuilleton qui eut, à ses commencements du moins, une grande portée nationale populaire, notamment avec Les mystères de Paris d’Eugène Sue au début des années 1840, qui a rassemblé un public extraordinairement large, depuis les classes populaires jusqu’aux milieux intellectuels et qui s’est perpétué vingt ans plus tard chez Victor Hugo, tout cela encadrant la révolution de 1848.
Or c’est encore cette comparaison France/Italie qui est à l’œuvre quand la notion de national-populaire s’émancipe des champs littéraire et linguistique et en vient à être appliquée plus généralement à l’histoire politique, dans la note Q3, 82, « Cultura storica italiana e francese », p. 361-363, une note de rédaction unique particulièrement importante. La thèse de Gramsci est que l’ensemble de la culture historique et même de la culture générale française est « populaire-nationale » du fait de la grande diversité des expériences et des tendances politiques que le pays a vécues depuis qu’a été mis fin à l’Ancien Régime (les 150 dernières années). Voilà ce qui explique que le seul véritable protagoniste de l’histoire française soit le « peuple-nation » lui-même :
Per questa ragione il protagonista della storia francese è diventato l’elemento permanente di queste variazioni politiche, il popolo-nazione; quindi un tipo di nazionalismo politico e culturale che sfugge ai limiti dei partiti propriamente nazionalistici e che impregna tutta la cultura, quindi una dipendenza e un collegamento stretto tra popolo-nazione e intellettuali. (Q3, 82, p. 361-362)
L’histoire de France est pour ainsi dire intrinsèquement une histoire populaire, une histoire du peuple français. Ce n’est pas le cas de l’Italie, dont l’unité nationale ne s’est pas fondée sur un peuple-nation existant mais sur l’histoire de la littérature italienne (et d’une langue de lettrés), une histoire concernant essentiellement une élite intellectuelle qui s’était toujours sentie étrangère à un peuple qu’elle ne connaissait pas et donnait à la « nation » une nature essentiellement rhétorique. Ainsi, à la « nation-peuple » française peut être directement opposée la « nation-rhétorique » italienne (Q3, 82, p. 362). Dans cette même page, Gramsci se laisse aller à une confession : « Mi pareva che attualmente ci fosse qualche condizione per superare questo stato di cose, ma essa non è stata sfruttata a dovere e la retorica ha ripreso il sopravvento ». Difficile de déterminer à quoi exactement ces « quelques conditions » font allusion : est-ce, comme souvent dans les Cahiers, une allusion à l’expérience fondatrice de l’Ordine Nuovo, ainsi qu’à quelques autres initiatives distinctes mais amies telle la « révolution libérale » de Gobetti, l’une et l’autre ayant précisément parmi ses objectifs de construire par la culture autant que par la politique une alliance entre villes et campagnes, intellectuels et peuple ? Ce qui est sûr c’est que le débat historiographique en vigueur sous le fascisme a mis un terme à la construction ainsi comprise d’un peuple-nation et n’a su développer qu’une exaltation toute rhétorique d’une Italie éternelle puisant ses racines dans une Rome antique mythifiée et une histoire littéraire héroïsée.
C’est dans le cahier 3, en particulier à partir de Q3, 101, à la toute fin du mois d’août 1930, que s’affirme et se stabilise sous forme d’un titre de rubrique le lien négatif que la notion de « national-populaire » entretient avec la littérature italienne, la note ayant pour titre « I nipotini di padre Bresciani. Carattere antipopolare o apopolare-nazionale della letteratura italiana » (p. 377). Le brescianisme (notion que Gramsci emploie dès le tout début des cahiers) est l’opposé du national-populaire et caractérise une grande partie de la littérature italienne. Bien avant les cahiers 17 et 23, cette catégorie en réalité est, dès son origine, une référence à De Sanctis, qui avait fait du père jésuite Antonio Bresciani (1798-1862, auteur de L’ebreo di Verona en 1850) le héraut de la réaction cléricale anti-risorgimentale. La notion en vient chez Gramsci à désigner tout ce qui, en matière de critique littéraire et de production culturelle, tient d’une part de l’hypocrisie, de l’étroitesse d’esprit, du sectarisme (et pas seulement de la part des catholiques) et d’autre part d’un rejet de la démocratie et du peuple chez une caste attachée à ses privilèges2.
À partir de septembre-octobre 1930 se succèdent des notes nombreuses et fournies sur divers cas illustrant bien le « Carattere popolare-nazionale negativo della letteratura italiana », en particulier celui de Manzoni directement opposé à Tolstoï dans sa façon de traiter les « humbles » (Q3, 148, p. 403-404 et Q3, 151, p. 404-405, qui deviendront Q23, 51 ; Q3, 154, p. 406, qui deviendra Q23, 52), avec cette note de méthode importante, datant de l’automne 1930 :
Nella mia trattazione dovrò evitare di apparire impeciato di tendenze moralistiche […]. Per me si tratta di una ricerca di storia della cultura, non di critica artistica, altro che indirettamente (dimostrare che non io domando un contenuto morale «estrinseco», ma gli autori esaminati introducono un contenuto morale estrinseco, cioè fanno della propaganda e non dell’arte): fissare non perché un libro è «bello», ma perché esso è «letto», è «popolare», «ricercato». (Q3, 151, 405)
Gramsci refuse très nettement de se situer sur les deux terrains de l’esthétique et du moralisme : il n’entend pas la critique comme une esthétique, comme un art du jugement, mais comme une « histoire de la culture ». C’est là ce qui le conduit à s’intéresser tout particulièrement aux diverses formes de littératures populaires et commerciales.
4. Extension de la notion de « national-populaire »
Comme on l’a vu, dès ses premiers emplois la notion excède les domaines de la littérature et de la langue auxquels elle se rattache en premier lieu, et est appliquée à la culture dans son ensemble. Tant la prédominance de la thématique littéraire que cette extension de la notion à la culture restent un trait commun des années 1930-19313. Les choses changent nettement à partir de 1932 : à la faveur de la réflexion très dense et approfondie que Gramsci commence alors à développer, dans les cahiers 8 et 9, sur Machiavel et le « Moderno Principe », qui en viennent à catalyser l’ensemble de sa réflexion proprement politique, la notion de « national-populaire » devient une catégorie politique au sens plein, désormais centrale dans la pensée politique programmatique de Gramsci. Dès janvier 1932, dans la note 21 du cahier 8 (qui sera ensuite la toute première note du cahier 13), on assiste en effet à une fusion de sa réflexion sur Machiavel, le jacobinisme et la construction d’une volonté collective d’une part et de la notion de ‘national-populaire’ d’autre part :
Il moderno Principedeve avere una parte dedicata al giacobinismo (nel senso completo della nozione già fissata in altre note) come esempio di come si forma una concreta e operante volontà collettiva. E occorre che si definisca la «volontà collettiva» e la volontà politica in generale nel senso moderno, la volontà come coscienza operosa della necessità storica, come protagonista di un reale e immediato dramma storico. Il primo capitolo appunto dovrebbe essere dedicato alla «volontà collettiva» impostando la quistione così: esistono le condizioni fondamentali perché possa suscitarsi una volontà collettiva nazionale-popolare? (Q8, 21, 952, janvier-février 1932)
Cette note a une importance fondamentale dans l’évolution de la pensée politique de Gramsci, et ce n’est pas un hasard s’il la choisira pour ouvrir le cahier 13 consacré à la politique : elle définit les lignes principales d’un programme politique très vaste auquel il donne désormais le nom de « Prince moderne », au sein duquel la notion de national-populaire acquiert un poids politique qu’elle n’avait absolument pas eu auparavant. On remarquera que l’expression « volonté collective nationale-populaire » revient de façon presque obsessionnelle (six fois en l’espace de deux pages, plus encore si on compte aussi les récurrences de la seule expression « volonté collective » qui laisse sous-entendue l’adjectivation) et paraît synthétiser l’objectif fondamental de cette nouvelle « science politique » élaborée sur le modèle du Prince de Machiavel. On constate à partir de cette note, dans l’ensemble du cahier 8 puis du cahier 9 et de la reprise de leurs notes dans les premiers cahiers spéciaux tout au long de l’année 1932, que se généralise l’extension au politique du « national-populaire ». Une généralisation qui se fait aussi au prix d’une relative neutralisation de l’expression : elle tend parfois à n’être que l’adjectivation du substantif peuple-nation, à recouvrir le seul sens de « national » et donc à perdre au moins en partie son autonomie et sa spécificité sémantique (c’est le cas par exemple dans note Q9, 103 de mai-juin 1932). Mais les usages sont désormais divers, et l’idée d’une « volonté collective nationale-populaire » est poursuivie et approfondie dans une nouvelle définition de l’État, qui en vient à être profondément marquée par celle de la littérature nationale-populaire en tant qu’elle manifeste un « contact sentimental et idéologique » avec les masses. De fait, ici encore s’opposent le « brescianisme », concept littéraire et culturel qui est du côté d’un fascisme frénétiquement nationaliste et étatiste en apparence mais au fond profondément individualiste et anti-étatique, et le « national-populaire » que le fascisme ne réussit pas à créer comme le démontre la persistance d’une passion populaire italienne pour l’histoire et la tradition romanesque française. Tel est le sens de cette note 42 du cahier 9 de juin 1932, qui sera plus tard reversée dans le cahier 23 (Q23, 8, p. 2197-2198) :
Osservare che il brescianesimo è in fondo «individualismo» antistatale e antinazionale anche quando e quantunque si veli di un nazionalismo e statalismo frenetico. «Stato» significa specialmente direzione consapevole delle grandi moltitudini nazionali, quindi necessario «contatto» sentimentale e ideologico con esse e in certa misura «simpatia» e comprensione dei loro bisogni ed esigenze. Infatti l’assenza di una letteratura popolare-nazionale, dovuta all’assenza di preoccupazioni per questi bisogni ed esigenze, ha lasciato il «mercato» letterario aperto alle influenze dei gruppi intellettuali di altri paesi, che, «popolari-nazionali» in patria, lo diventavano all’estero perché le esigenze e i bisogni erano simili. Così il popolo italiano si è appassionato attraverso il romanzo storico-popolare francese, alle tradizioni francesi, monarchiche e rivoluzionarie francesi e conosce gli amori di Enrico IV, la Rivoluzione dell’89, le invettive vittorughiane contro Napoleone III, si appassiona per un passato non suo, si serve nel suo linguaggio e nel suo pensiero di metafore e di riferimenti francesi ecc., è culturalmente più francese che italiano. (Q9, 42, p. 1122)
On assiste ici à une fusion complète de l’analyse politique et de la « critique littéraire » telle que Gramsci l’entend et la pratique. S’il est certain que cette critique littéraire est et était même dès sa naissance éminemment politique, il est cependant très significatif qu’elle ait pendant plusieurs années mis à l’épreuve ses catégories sur des objets littéraires avant de les appliquer directement au domaine politique.
5. Éléments de définition du « national-populaire » (littérature populaire vs concept de national-populaire)
Du point de vue des contenus, qu’est-ce qu’un écrivain, une littérature ou une culture nationale populaire ? Il nous faut faire un retour en arrière dans les Cahiers, des éléments de définition commençant à être livrés à partir de la fin 1930, en particulier dans le cahier 6.
Notons d’abord que, comme c’est le cas pour d’autres concepts gramsciens, il est possible d’entendre celui-ci dans un « sens large », de sorte que le lien avec le peuple ne se réduit pas à celui que les auteurs ont avec les « humbles » ou prolétaires :
per me «umanità» autentica, fondamentale ecc. può significare una cosa sola: «storicità», cioè carattere «nazionale-popolare» dello scrittore, sia pure in senso largo, «socialità» dello scrittore, anche in senso «aristocratico», purché il gruppo sociale che esso esprime sia vivo storicamente e il «collegamento» sociale non sia di carattere «pratico-politico» cioè predicatorio moralistico, ma «storico morale». (Q3, 154, p. 406, repris dans Q23, 52, p. 2247-2248)
Deux observations sur ce passage: 1) Gramsci fait une distinction essentielle entre la dimension « historico-morale », qui correspond aux mœurs, historiquement déterminées et inhérentes au peuple, et la dimension moraliste, qui est prescriptive et normative (« pratico-politique ») : seule la première contribue au caractère national-populaire d’une œuvre ; 2) il affirme que la nature du groupe social dépeint n’est pas déterminante pour affirmer le caractère national-populaire de l’œuvre ; de fait Balzac reste éminemment national-populaire même lorsqu’il dépeint des milieux aristocrates. À l’inverse, c’est l’éthos de caste de l’écrivain, le fait d’identifier la culture aux seuls livres et au privilège de l’otium et de la bohème qui l’empêchera d’être national-populaire (Q6, 29, p. 706-708)
À l’idée de caste s’oppose donc la notion d’humanité (« “umanità” autentica, fondamentale »), ici tout à fait fondamentale. On retrouve là un leitmotiv des écrits de Gramsci, depuis ses écrits de jeunesse jusqu’à ses dernières lettres : l’intérêt si vif pour les hommes réels, en chair et en os, pour leurs propres histoires insérées dans l’histoire du « monde grand et terrible ». Tel est, au fond, le contenu réel du sentiment national-populaire, à mille lieux de cette littérature italienne qui est, écrit-il, « staccata dallo sviluppo reale del popolo italiano, è di casta, non sente il dramma della storia, non è cioè popolare-nazionale. » (Q6, 44, p. 720) Mais on aurait tort de croire qu’il s’agirait uniquement d’une question de contenu et d’objet. Bien au contraire, le langage des œuvres et leur dimension artistique sont engagées, comme le montre cette remarque du début de l’année 1931 qui contient sans doute l’une des meilleures définitions de ce que serait une œuvre d’art nationale-populaire :
un’opera d’arte è tanto più «artisticamente» popolare quanto più il suo contenuto morale, culturale, sentimentale è aderente alla moralità, alla cultura, ai sentimenti nazionali, e non intesi come qualcosa di statico, ma come un’attività in continuo sviluppo. L’immediata presa di contatto tra lettore e scrittore avviene quando nel lettore l’unità di contenuto e forma ha la premessa di unità del mondo poetico e sentimentale: altrimenti il lettore deve incominciare a tradurre la «lingua» del contenuto nella sua propria lingua: si può dire che si forma la situazione come di uno che ha imparato l’inglese in un corso accelerato Berlitz e poi legge Shakespeare; la fatica della comprensione letterale, ottenuta con il continuo sussidio di un mediocre dizionario, riduce la lettura a un esercizio scolastico pedantesco e nulla più. (Q6, 62, p. 731-732)
C’est donc la communauté de langage qu’une œuvre partage avec son public qui la rend nationale-populaire, le langage étant toujours chez Gramsci conçu tout à la fois comme forme et contenu.
Dans la suite des Cahiers il s’attache d’ailleurs à mettre en évidence la nature artistique des œuvres authentiquement nationales-populaires, opposées en cela à la littérature feuilleton : « La letteratura popolare in senso deteriore (tipo Sue e tutta la sequela) è una degenerazione politico-commerciale della letteratura nazionale-popolare, il cui modello sono appunto i tragici greci e Shakespeare » (Q9, 66, p. 1137, été 1932)
Or tout l’enjeu de cette réflexion est indissociablement politique et esthétique. Il est de créer une nouvelle littérature nationale populaire, à l’intention des masses, qui consiste à faire le chemin inverse : de la littérature populaire commerciale à la littérature nationale-populaire. Il faut en ce sens donner toute son importance à une note tardive du cahier 15, de juin-juillet 1933, où Gramsci prend ses distances par rapport à certaines réflexions critiques de l’écrivain communiste français Paul Nizan dont l’Educazione fascista s’était fait l’écho :
il Nizan non sa porre la quistione della così detta «letteratura popolare», cioè della fortuna che ha in mezzo alle masse nazionali la letteratura da appendice (avventurosa, poliziesca, gialla ecc.), fortuna che è aiutata dal cinematografo e dal giornale. Eppure è questa quistione che rappresenta la parte maggiore del problema di una nuova letteratura in quanto espressione di un rinnovamento intellettuale e morale: perché solo dai lettori della letteratura d’appendice si può selezionare il pubblico sufficiente e necessario per creare la base culturale della nuova letteratura. Mi pare che il problema sia questo: come creare un corpo di letterati che artisticamente stia alla letteratura d’appendice come Dostojevskij stava a Sue e a Soulié o come Chesterton, nel romanzo poliziesco, sta a Conan Doyle e a Wallace ecc. Bisogna a questo scopo abbandonare molti pregiudizi, ma specialmente occorre pensare che non si può avere il monopolio, non solo, ma che si ha di contro una formidabile organizzazione d’interessi editoriali. Il pregiudizio più comune è questo: che la nuova letteratura debba identificarsi con una scuola artistica di origine intellettuale, come fu per il futurismo. La premessa della nuova letteratura non può non essere storico-politica, popolare: deve tendere a elaborare ciò che già esiste, polemicamente o in altro modo non importa; ciò che importa è che essa affondi le sue radici nell’humus della cultura popolare così come è, coi suoi gusti, le sue tendenze ecc., col suo mondo morale e intellettuale sia pure arretrato e convenzionale. (Q15, 58, p. 1820-1822)
Gramsci dessine là un ambitieux projet littéraire pour le futur : créer une « nouvelle littérature » susceptible de participer au « renouveau intellectuel et moral » nécessaire à la construction d’une société nouvelle implique de réussir à faire une grande littérature à partir des genres populaires existants. Loin de se réduire à la littérature populaire, la littérature nationale-populaire en serait ainsi le dépassement et la relève. Mais elle doit faire avec l’existant et ne peut prétendre créer un genre nouveau, une écriture nouvelle, qui se donnerait la forme d’un « mouvement » et prendrait ainsi le risque de se couper de la culture populaire et des masses qui l’ont en partage. De toute évidence Gramsci n’était pas favorable aux avant-gardes artistiques et littéraires qui souvent au XXesiècle furent les compagnons de route de la gauche révolutionnaire…
6. La critique littéraire comme histoire de la culture : du héros de roman-feuilleton au surhomme (et au fascisme)
Arrêtons-nous pour finir sur un exemple de la façon dont il applique à la littérature populaire cette histoire de la culture dont il se revendique. En octobre-novembre 1930, il donne au cahier 5 des éléments d’explication de son intérêt pour la littérature commerciale qui a pour caractéristique d’être une sorte d’opium du peuple :
[La] così detta letteratura mercantile […] è una sezione della letteratura popolare-nazionale: il carattere «mercantile» è dato dal fatto che l’elemento «interessante» non è «ingenuo», «spontaneo», intimamente fuso nella concezione artistica, ma ricercato dall’esterno, meccanicamente, dosato industrialmente come elemento certo di «fortuna» immediata. Ciò significa, in ogni caso, però, che anche la letteratura commerciale non dev’essere trascurata nella storia della cultura: essa anzi ha un valore grandissimo proprio da questo punto di vista, perché il successo di un libro di letteratura commerciale indica (e spesso è il solo indicatore esistente) quale sia la «filosofia dell’epoca», cioè quale massa di sentimenti [e di concezioni del mondo] predomini nella moltitudine «silenziosa». Questa letteratura è uno «stupefacente» popolare, è un «oppio». (Da questo punto di vista si potrebbe fare un’analisi del Conte di Montecristodi A. Dumas, che è forse il più «oppiaceo» dei romanzi popolari: quale uomo del popolo non crede di aver subito un’ingiustizia dai potenti e non fantastica sulla «punizione» da infliggere loro? Edmondo Dantès gli offre il modello, lo «ubbriaca» di esaltazione, sostituisce il credo di una giustizia trascendente in cui non crede più «sistematicamente»). (Q5, 54, p. 587)
Comme la religion pour Marx, la littérature populaire est pour Gramsci un opium du peuple ; non pas parce qu’elle l’endormirait mais au contraire parce qu’elle l’exalterait ; non pas en tant qu’elle anesthésie mais en tant qu’elle excite à la revanche, et remplace la croyance en une justice religieuse par une foi en une certaine forme de justice sociale. Le héros populaire de Dumas provoque un processus d’identification qui est une promesse de justice face aux iniquités des puissants. Ces premières réflexions de 1930 sont reprises dans d’autres notes en 1932 et donnent alors lieu à deux lignes de réflexion, qui tendent l’une et l’autre à marquer l’influence de la littérature nationale-populaire française sur la culture moderne. La première tente de faire une généalogie de la métaphore marxienne de la religion opium du peuple. Elle viendrait d’abord de Balzac – auteur très admiré par Marx – qui dans La Rabouilleuse (1841-1843) définissait le jeu de loterie et les attentes qu’il suscitait comme un « opium de la misère » ; Gramsci fait l’hypothèse que cette image a été transférée par Marx du domaine du jeu de hasard à celui de la religion par l’intermédiaire d’une lecture de Blaise Pascal qui, à travers son célèbre argument du « pari », avait lui-même associé la foi aux jeux de hasard. Il rebondit ensuite sur cette série de questions en interrogeant la possibilité d’insérer dans cette même généalogie l’image baudelairienne des stupéfiants comme « paradis artificiels »… (il s’agit des notes 209, 228 et 230 du cahier 8, de février-mars-avril 1932, qui quelques mois plus tard sont reprises et fondues dans la note 1 du cahier 16).
Une seconde ligne de réflexion est développée à partir de décembre 1932 dans la note 4 du cahier 14, et sera reprise en 1934 dans le cahier 16, sous le titre « Origine popolaresca del “superuomo” ». Cette fois-ci ce n’est plus une idée de Marx mais une idée de Nietzsche, ayant alors une actualité brûlante (en ces années de triomphe du nazisme), qui fait l’objet de l’« histoire culturelle » tracée par Gramsci :
Ogni volta che ci si imbatte in qualche ammiratore del Nietzsche, è opportuno domandarsi e ricercare se le sue concezioni «superumane», contro la morale convenzionale, ecc. ecc., siano di pretta origine nicciana, siano cioè il prodotto di una elaborazione di pensiero da porsi nella sfera della «alta cultura», oppure abbiano origini molto più modeste, siano, per esempio, connesse con la letteratura d’appendice. (E lo stesso Nietzsche non sarà stato per nulla influenzato dai romanzi francesi d’appendice? Occorre ricordare che tale letteratura, oggi degradata alle portinerie e ai sottoscala, è stata molto diffusa tra gli intellettuali, almeno fino al 1870, come oggi il così detto romanzo «giallo»). In ogni modo pare si possa affermare che molta sedicente «superumanità» nicciana ha solo come origine e modello dottrinale non Zaratustra ma Il conte di Montecristo di A.Dumas. […]
Così, quando si legge che uno è ammiratore del Balzac, occorre porsi in guardia: anche nel Balzac c’è molto del romanzo d’appendice. Vautrin è anch’egli, a suo modo, un superuomo, e il discorso che egli fa a Rastignac nel Papà Goriot ha molto di… nicciano in senso popolaresco; lo stesso deve dirsi di Rastignac e di Rubempré. […] (Q16, 13, p. 1879)
Cette note, qui a directement inspiré à Umberto Eco un livre qui en est en quelque sorte le développement et la confirmation (Il superuomo di massa. Retorica e ideologia del romanzo popolare, paru en 1976), nous permet de terminer ce chapitre en signalant que Gramsci avait par ailleurs bien d’autres raisons politiques que celles que nous avons évoquées jusqu’ici de s’intéresser à la littérature des romans feuilletons. Dans les romans auxquels il fait référence, la vengeance du justicier, l’action du héros rétablissant la justice, la revanche sociale accomplie au nom du peuple contre les puissants, relèvent généralement du coup autoritaire, sont menées par un homme (un « surhomme ») isolé qui apparaît comme un protecteur héroïque n’ayant crainte d’enfreindre les lois et l’ordre établi, ni d’agir par voie de violence. Cette figure, qui chez Eugène Sue prend les traits du prince Rodolphe, et, à des degrés différents, chez Balzac ceux de Vautrin, chez Dumas ceux d’Edmond Dantès, chez Hugo ceux de Jean Valjean etc., est déjà celle du surhomme nietzschéen. Mais il ne fait pas de doute que derrière ce « qualche ammiratore del Nietzsche » Gramsci ait en tête bien des fascistes et Mussolini lui-même. C’est ce que confirme la suite de la note, qui stipule que des romans feuilletons vient aussi « la fortuna di alcuni motti come: “è meglio vivere un giorno da leone che cento anni da pecora”, fortuna particolarmente grande in chi è proprio e irrimediabilmente pecora. Quante di queste “pecore” dicono: oh! avessi io il potere anche per un giorno solo ecc.; essere “giustizieri” implacabili è l’aspirazione di chi sente l’influsso di Montecristo. » Ce dicton, « meglio vivere un giorno da leone che cento anni da pecora », Mussolini se l’était réapproprié pour en faire un slogan fasciste.Une autre confirmation du lien entre ces figures de la littérature populaire et Mussolini apparaît dans une note plus ancienne du cahier 3 intitulée Influsso del romanticismo francese d’appendice, selon laquelle « Il principe Rodolfo è nuovamente assunto a regolatore della società, ma è un principe Rodolfo venuto dal popolo, quindi ancor più romantico »(Q3, 53, p. 335). Cette note fait du reste référence à un texte plus ancien encore, d’avant la prison, l’article « Caratteri italiani. Gioda o del Romanticismo » qui paraît dans l’Unità le 28 février 1924, portant sur les représentants de tout un courant du fascisme, dit « de gauche », notamment Mario Gioda et Massimo Rocca, qui, comme Mussolini, proviennent à l’origine du socialisme anarchiste et anarcho-syndicaliste.
Si dice – ogni intenditore profondo, ogni attento scrutatore del fascismo ripete – che il fascismo sia un movimento romantico, sia addirittura... il romanticismo italiano. Pur essendo persuaso che il fascismo sia un movimento sociale, cioè politico-economico, che in Italia si è verificato e ha potuto trionfare per una congiuntura storica eccezionale, non mi sento di rigettare questa profonda visione sintetica del fascismo. […] Mario Gioda, Massimo Rocca sono diventati anarchici leggendo le lotte di Jean Valjean contro Javert, commovendosi all’idillio di Mario, all’eroismo materno di Fantina, alla capitolazione della nobiltà dinanzi al diritto dei popolo, generoso pur nella sua abbiezione e nei suoi delitti. Mario Gioda e Massimo Rocca hanno rassodato la loro concezione nei romanzi di Eugenio Sue, sono diventati anticlericali leggendo l’Ebreo errante […] E’ questo il lato romantico del movimento fascista […]; una fantasia squilibrata, un brivido di eroici furori, un’irrequietezza psicologica che non hanno altro contenuto ideale che i sentimenti diffusi nei romanzi d'appendice del romanticismo francese dei ’48: anarchici pensavano la rivoluzione come un capitolo dei Miserabilicoi suoi Grantaire, l’Aigle de Meaux e C., con contorno di Gavroche e di Jean Valjean, i fascisti vogliono fare i «principi Rodolfo» dei buon popolo italiano. La congiuntura storica ha permesso che questo romanticismo diventasse «classe dirigente», che tutta l’Italia diventasse un romanzo d’appendice...
Quiconque penserait que la littérature populaire et le roman feuilleton sont en soi valorisés par Gramsci sera démenti par la série de ces textes. Les personnages et l’idéologie du roman feuilleton constituent à ses yeux une partie du terreau du fascisme. À ce titre ils sont loin d’être « national-populaires ». Mais ils participent d’une culture de masse, propre à la modernité, dont le fascisme s’est nourri. Et de la même façon que Gramsci est convaincu qu’il ne sera pas facile de se débarrasser du fascisme, il considère qu’il faut faire avec cette littérature qui « plonge ses racines dans l’humus de la culture populaire » et qu’il faut étudier les raisons de son succès et de sa popularité. Derrière les ressorts de la popularité de cette littérature se trouvent aussi une partie de ceux du fascisme et d’un régime dont Gramsci sait bien qu’il ne repose pas uniquement sur la force et la terreur mais sur l’assentiment des masses. Tout l’enjeu, dès lors, sera de renverser son assise au profit d’une nouvelle hégémonie. Tel est pour lui le sens politiquede son étude politique de la littérature.
1 Dans le même sens, voir la note Q2, 25 intitulée « Il nazionalismo italiano » : « è un’osservazione poco fatta che in Italia, accanto al cosmopolitismo e apatriottismo più superficiale è sempre esistito uno sciovinismo frenetico, che si collegava alle glorie romane e delle repubbliche marinaresche e alle fioriture individuali di artisti, letterati, scienziati di fama mondiale. Lo sciovinismo italiano è caratteristico ed ha dei tipi assolutamente suoi: esso era accompagnato da una xenofobia popolaresca anch’essa caratteristica » (Q2, 25, 181)
2 « Antidemocrazia negli scrittori brescianeschi non ha altro significato che di opposizione al movimento popolare-nazionale, cioè è spirito “economico-corporativo”, “privilegiato”, di casta e non di classe, di carattere politico-medioevale e non moderno », Q9, 42, 1122 (repris et modifié en Q23, 8, p. 2198)
3 Une exception est cependant à signaler : la note 94 du cahier 6, datant de mars-août 1931, affirmant que « La Chiesa era l’elemento popolare-nazionale più valido ed esteso, ma la lotta tra Chiesa e Stato ne faceva un elemento di disgregazione più che di unità » (Q6, 94, p. 769). De toute évidence cette note témoigne d’une première enquête visant à étendre le champ d’application de la notion, Gramsci y cherchant quelles pouvaient être en Italie les « institutions objectives » qui auraient pu permettre au « sentiment national » italien d’être un sentiment authentiquement « national-populaire », un sentiment qui ne soit pas propre à la seule caste des intellectuels traditionnels. C’est comparativement à la langue, à la culture, aux partis politiques et aux journaux que l’Église apparaît relativement plus « nationale populaire ». Importante en ce qu’elle témoigne d’une recherche positive du national-populaire en Italie et non plus du constat de son absence, cette note reste cependant isolée.
Pour citer cette ressource :
Romain Descendre, Jean-Claude Zancarini, Antonio Gramsci et la littérature "nationale-populaire". Lecture des Cahiers 21 et 23, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), janvier 2019. Consulté le 26/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/italien/litterature/periode-contemporaine/antonio-gramsci-et-la-litterature-nationale-populaire-lecture-des-cahiers-21-et-23