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Les préjugés linguistiques à Minorque: catalan ou minorquin ?

Par Lluís Coll : Lecteur - ENS de Lyon
Publié par Christine Bini le 13/05/2012

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Minorque, une des îles de l’archipel espagnol des Baléares, est un territoire bilingue où le contact des langues fait partie intégrante de la vie quotidienne de tous les habitants. La langue locale, un dialecte du catalan, y cohabite avec la langue dite « nationale », l’espagnol – ou castillan –. Il est bien connu que, pendant le régime franquiste et jusqu’à la mort du dictateur, le castillan était la seule langue permise tandis que les autres langues espagnoles se trouvaient être interdites. Pendant la période connue comme « transition », autrement dit pendant le passage de la dictature à une vraie démocratie, les interdictions concernant la langue disparaissent et, dans les régions espagnoles bilingues, un processus de normalisation linguistique est mis en place.

Minorque, une des îles de l’archipel espagnol des Baléares, est un territoire bilingue où le contact des langues fait partie intégrante de la vie quotidienne de tous les habitants. La langue locale, un dialecte du catalan, y cohabite avec la langue dite « nationale », l’espagnol – ou castillan –. Il est bien connu que, pendant le régime franquiste et jusqu’à la mort du dictateur, le castillan était la seule langue permise tandis que les autres langues espagnoles se trouvaient être interdites. Pendant la période connue comme « transition », autrement dit pendant le passage de la dictature à une vraie démocratie, les interdictions concernant la langue disparaissent et, dans les régions espagnoles bilingues, un processus de normalisation linguistique est mis en place. Aux Baléares, la Loi de normalisation linguistique est approuvée et promulguée en 1986. Cette loi institue que l’on favorise l’apprentissage du catalan et que l’on garantisse son utilisation courante, en particulier dans les domaines de l’administration publique et de l’enseignement.

Parmi la population des territoires espagnols bilingues, il existe des arguments pour et contre les agissements dérivés de la Loi de normalisation linguistique. En ce qui concerne le cas de Minorque, les médias locaux, les journaux bilingues, Menorca et Última Hora, par exemple, publient régulièrement des articles à ce sujet. Des articles d’opinion, mais aussi des lettres dans la boîte du lecteur, articles et lettres dont nous nous ferons écho dans cet article. Parmi les plaintes les plus courantes, on trouve des idées reçues et des préjugés communs à de nombreux habitants, idées et préjugés qui concernent, principalement, le nom de la langue parlée à Minorque - c’est là un débat qui dure depuis le XVIème siècle -, mais aussi la langue utilisée dans l’enseignement.

I) Le nom de la langue et son modèle dans l’enseignement

En réalité, le nom scientifique de la langue parlée à Minorque est le catalan. Toutefois, plusieurs secteurs de la société de l’île, parmi lesquels des partis politiques et des associations, défendent l’idée selon laquelle on ne parlerait pas catalan à Minorque, mais une autre langue, le minorquin, et ce pour des raisons principalement politiques. Les arguments sont très simples : la Catalogne, territoire historique qui donne son nom à la langue catalane, est une autre région administrative, une région avec des lois et des gouvernements différents, une région dans laquelle, de surcroît, il existe des mouvements qui réclament l’indépendance par rapport à l’Espagne, une région dont, par conséquent, il est nécessaire de rester indépendant. Par ailleurs, il faut savoir que le caractère isolé de Minorque a favorisé le fait que le dialecte de l’île ait maintenu un lexique, une morphologie et même une phonétique plutôt archaïques tandis que le catalan péninsulaire les a vus évoluer et s’éloigner des autres dialectes. Il va sans dire que cela n’a fait que favoriser ce type d’arguments.

Quant à l’enseignement, le problème s’avère un peu plus compliqué. Le catalan est la langue utilisée habituellement dans le domaine de l’enseignement, ce qui contrarie une partie de la population qui considère que la langue utilisée devrait être le castillan, c’est-à-dire la langue « nationale », ou bien les deux, mais à parts égales. Mais le sujet le plus polémique n’est pas tant la langue choisie comme langue véhiculaire de l’enseignement que le modèle de langue utilisé. En effet, les mêmes secteurs qui s’opposent à l’idée selon laquelle le minorquin serait un dialecte du catalan se plaignent aussi du fait que l’on n’étudie à l’école que le standard dans les cours de langue catalane, c’est-à-dire que l’on n’utilise que des mots et des expressions qui ne sont pas ceux utilisés à Minorque. Et si l’on accuse la langue catalane de participer de la progressive disparition des traits d’identité du minorquin à travers un enseignement catalanisé et même catalaniste, force est de constater que l’on ne profère jamais de telles accusations contre le castillan.

II) Arguments juridiques : pour et contre les préjugés à la fois

Le statut juridique des langues de l’Espagne se trouve encadré par la Constitution Espagnole dont le Título Preliminar affirme que:

1 - Le castillan est la langue espagnole officielle de l’État. Tous les Espagnols ont le devoir de la connaître et le droit de l’utiliser.

2 - Les autres langues espagnoles seront aussi officielles dans les Comunitats Autònomes respectives, conformément à leurs Estatuts d’Autonomia.

La Constitution fait référence aux Estatuts d’Autonomia, c’est-à-dire au texte légal dont dispose chacune des 17 Comunitats Autònomes, un texte qui consiste en un développement de la Constitution. Dans l’Estatut d’Autonomia des Baléares, un article entier est consacré à la question de la langue. Celui-ci stipule que :

1 - La langue catalane, propre des Îles Baléares, aura, avec la langue castillane, le caractère de langue officielle.

2 - Tous ont le droit de la connaître et de l’utiliser, et personne ne pourra faire l’objet de discriminations à cause de la langue.

3 - Les institutions des Îles Baléares garantiront l’usage normal et officiel des deux langues, elles prendront les mesures nécessaires pour en assurer la connaissance et elles créeront les conditions qui permettent d’arriver à la pleine égalité des deux langues en ce qui concerne les droits des citoyens des Îles Baléares.

L’Estatut des Baléares précise aussi, par ailleurs, que :

  • Les variétés insulaires du catalan, de Majorque, Minorque, Ibiza et Formentera, feront l’objet d’étude et de protection, sans préjudice de l’unité de la langue.
  • L’institution consultative officielle pour tout ce qui a trait à la langue catalane sera l’Université des Îles Baléares.

Il convient de souligner, par ailleurs, que l’Estatut spécifie que le nom de la langue parlée aux Baléares est le catalan – c’est le nom utilisé par toute la communauté scientifique et universitaire – et non pas le baléare, comme voudraient l’appeler les secteurs anticatalanistes, affirmant ainsi explicitement l’unité de la langue catalane. Enfin, l’Estatut insiste aussi sur le fait que  l’Université des Îles Baléares fait autorité et est la référence en matière de linguistique. Autrement dit,  le catalan est géré légalement par un établissement sérieux, éloigné des préjugés.

En réalité, tout cela est parvenu à affaiblir un mouvement d’origine majorquin connu comme gonellisme, lequel se déclare opposé à l’unité de la langue catalane en même temps qu’il se déclare favorable à l’établissement d’une grammaire et d’une orthographe différentes de celles du standard catalan. Toutefois, malgré la dénomination officielle, il existe encore des organisations qui continuent de défendre ces théories et qui luttent vivement pour les faire accepter, comme nous l’avons déjà souligné.

Enfin, il faut aussi savoir que, tandis que l’Estatut d’Autonomia de la Catalogne utilise aussi le nom de catalan pour faire référence à sa langue, celui de la Communauté Valencienne, autre région catalanophone de l’Espagne, recourt au nom de valencien, ce qui a favorisé la naissance de l’équivalent local du gonellisme des Baléares, le blaverisme, dont le nom rend hommage à la défense passionnée de la frange bleue du drapeau de la région valencienne. De cette façon, les blaveros et leurs théories se trouvent protégés légalement. Cela provoque parfois des situations absurdes comme, par exemple, celle d’avoir des formulaires administratifs en catalan et en valencien ou de compter avec deux traducteurs différents au Sénat pour les sessions où les langues régionales sont tolérées. Il va sans dire que cela a bien évidemment encouragé les sécessionnistes linguistiques des Baléares à lutter pour faire changer le nom de la langue et l’appeler baléare.

III) Quelques témoignages au sujet des préjugés linguistiques

Nous allons à présent reproduire deux fragments d’articles apparus dans la presse locale minorquine au sujet de la langue. Ces deux fragments nous situent à l’origine de cet article puisqu’ils ont servi de point de départ à notre réflexion. Nous commenterons aussi toutes les autres idées reçues et les préjugés linguistiques défendus par les auteurs.

Il convient de souligner que les arguments présentés par les deux textes font du catalan standard le seul obstacle à la préservation des caractéristiques dialectales minorquines.

Parallèlement, aucune mention n’est faite du castillan. De surcroît, le castillan est paradoxalement la langue d’écriture des deux textes, publiés dans un journal bilingue qui compte des sections et des nouvelles en castillan et catalan.

Nous devons remarquer que les parallèles utilisés sont  fort polémiques, car les auteurs des deux articles comparent ce qu’ils considèrent une « imposition du catalan » aux attitudes propres aux régimes totalitaires. Toutefois, inutile de dire qu’il s’agit de deux exemples que nous avons décidés de reproduire à cause du point de vue extrémiste des auteurs. Les articles ne reflètent pas du tout l’opinion générale des habitants de l’île, mais les croyances d’une petite minorité de minorquins.

1 - Una de llengo

« Ceux que l’on appelle les hommes de gauche ont ouvertement critiqué le régime franquiste car il s’agissait d’un régime dictateur. Pendant son mandat, la langue de l’État espagnol, qui était et sera, qu’on le veuille ou pas, le castillan, a été favorisée. […]

Mais voilà ! Ceux qui ont le plus critiqué la dictature, la gauche, est arrivée au pouvoir et elle a fait et continue à faire encore exactement la même chose. Elle ordonne que notre langue est la langue catalane et ceux qui, semble-t-il, devraient défendre le minorquin ont disparu, se sont enfuis ou se sont cachés sous leur lit.

Les clientes de chez cadireta coixa se plaignaient de la propagande faite en faveur du catalan et de sa diffusion. Nous ne sommes pas contre le catalan, pas du tout, mais, avant toute chose, nous devrions réfléchir et méditer, car si tout cela continue ainsi, la langue de nos ancêtres risque de disparaître, on remarque un rejet du minorquin, surtout de la part de ceux qui se considèrent les plus savants.

C’est pourquoi, une fois encore, nous envions le peuple valencien car les habitants de cette région-là se sont unis tous ensemble pour défendre d’une seule voix le valencien et ils ont gagné, bien sur ! »

Margarita CAULES, Una de llengo, “Xerradetes de Trepucó”.(1)

Résumons brièvement les quatre idées principales de cet article. Premièrement, l’auteur exprime clairement son refus de souscrire à la théorie selon laquelle le minorquin appartient au catalan. En effet, celui-ci considère que la langue catalane est une imposition au même titre que le fut le castillan sous la dictature franquiste. Deuxièmement, l’auteur prévient du risque de disparition des formes typiquement minorquines à cause de l’imposition de la langue catalane standard et accuse « ceux qui se considèrent les plus savants », autrement dit les philologues, d’en être les responsables. Troisièmement, Margarita Caules se montre envieuse du peuple valencien, qui est parvenu à supprimer la dénomination catalane de son Estatut alors qu’aux Baléares le mot utilisé est justement catalan. Enfin, il convient de souligner que cette défense du minorquin se fait, ironie du sort, dans un texte écrit en castillan, où n’apparaissent que quelques phrases en catalan, transcrites en italique.

2 - Anexionistas lingüísticos

« En 1938, la Wehrmacht, l’armée nazie [sic], a traversé la frontière autrichienne et a annexé ce pays à l’Allemagne de Hitler comme s’il s’agissait d’une région de plus. Ce fait historique, connu comme « Anschluss » (annexion, en allemand), a été le point de départ de la Seconde Guerre Mondiale […].

Tous les mouvements totalitaires ont essayé de s’étendre au-delà de leurs frontières naturelles, de leurs limites géographiques. Or il n’existe pas que des totalitarismes politiques, il existe aussi des totalitarismes culturels. […]

C’est ce que l’on voit clairement ici [Minorque], où le mouvement pancatalaniste travaille depuis des années à annuler la personnalité individuelle de chacune de nos îles afin qu’en unifiant leur façon de parler et d’écrire (c’est-à-dire, en annulant nos caractéristiques propres), elles soient annexées à travers le dogme de l’imposition de la langue catalane standard et contribuent à créer la Grande Catalogne rêvée.

Au lieu de défendre exclusivement l’unité de la langue (Cela ne vous rappelle-t-il pas le totalitarisme?), les hommes politiques minorquins devraient défendre notre symbole identitaire premier : notre « minorquin ». C’est la meilleure manière de lutter contre le nouvel « Anschluss » qui nous guette. »

Juan José GOMILA FÉLIX, Anexionistas lingüísticos, “Crítica es libertad”.(2)

Ce texte se trouve lui aussi rédigé en castillan, quoique la présence de mots ou de phrases en catalan soit inexistante. Un autre point en commun avec l’article précédent est la comparaison entre l’imposition du catalan standard et les régimes totalitaires. Le texte antérieur le comparait avec la période franquiste alors que celui-ci se construit sur la base d’un lien entre le catalan et Hitler et le nazisme. Comme nous l’avons déjà signalé, il s’agit d’arguments provocants, clairement minoritaires, rejetés par la plupart des habitants de l’île.  En outre, les Minorquins sont tellement habitués à entendre des arguments si malintentionnés que personne n’essaye de contredire moyennant des lettres au journal ou d’autres articles. En effet, on préfère ne pas raviver le débat, puisque les adhérents à ces idées extrémistes sont sourds à toute sorte d’arguments scientifiques.

La plainte principale de l’auteur renvoie à la variété standard du catalan. Il critique le modèle standard puisqu’il ignore, selon lui, les autres variétés dialectales. L’uniformisation linguistique ne servant, selon l’auteur, qu’à favoriser l’annexion de Minorque et des autres îles Baléares à la Catalogne afin de créer un nouveau pays indépendant de l’Espagne. Autrement dit, la Catalogne apparaît comme un ennemi qui essaie de conquérir  Minorque et contre laquelle il faut lutter.

Ces articles s’avèrent tout à fait représentatifs de l’opinion d’une petite partie, assez minoritaire, de la population. Ils reflètent des opinions subjectives dérivées de l’expérience personnelle, c’est-à-dire des opinions que se sont forgées les habitants de l’île à partir de leur vie quotidienne. Il convient de souligner que ce qui sous-tend ces idées ce sont bien souvent l’ignorance et la peur de l’inconnu car toutes les générations qui ont grandi sous la période franquiste et pendant le début des années 80 n’ont jamais étudié la langue catalane. Le castillan est donc devenu petit à petit leur langue de culture et de travail ainsi que la langue qu’ils utilisaient à l’écrit tandis que le catalan a été relégué au domaine de l’oralité, ce qu’il n’est pas rare de constater encore aujourd’hui.

Ceci posé, il faut remarquer, en conclusion, qu’en dépit des théories dites « alternatives » et des préjugés, catalan et minorquin sont habituellement utilisés comme synonymes, et que la plupart des habitants de l’île adhèrent aux explications scientifiques avancées par les linguistes, à l’utilisation du catalan en tant que langue véhiculaire dans le domaine de l’enseignement, et à l’apprentissage de sa variété standard.

Notes

(1) Margarita CAULES, Una de llengo, “Xerradetes de Trepucó” in Menorca diario insular, 10 janvier 2000, Menorca, p. 6. Traduit par Lluís Coll.

(2) Juan José GOMILA FÉLIX,  Anexionistas lingüísticos, “Crítica es libertad” in Menorca diario insular, 2 août  2011, Menorca, p. 16. Traduit par Lluís Coll.

 

Pour citer cette ressource :

Lluís Coll, "Les préjugés linguistiques à Minorque: catalan ou minorquin ?", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mai 2012. Consulté le 18/04/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/langue/linguistique/les-prejuges-linguistiques-a-minorque-catalan-ou-minorquin-