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De "sujets" à "objets de discours" : exclusion et affabulation dans trois nouvelles de Jean Rhys

Par Elsa Lorphelin
Publié par Marion Coste le 27/10/2022
Cet article examine trois nouvelles de Jean Rhys, « Again the Antilles » (1927), « Pioneers, Oh, Pioneers » (1969), et « Fishy Waters » (1976). Conçues comme un cycle de nouvelles, toutes trois mettent en scène un personnage récurrent et déclinent le thème de la mise au ban d’un homme par la communauté créole. Cette exclusion, loin de n’être qu’un phénomène social, est avant tout un phénomène discursif qui évacue la voix des marginaux et permet à Jean Rhys de proposer une satire de la culture dominante blanche et d’une certaine tendance à l’affabulation.

Jean Rhys est principalement connue pour sa préquelle caribéenne au roman de Charlotte Brontë Jane Eyre, intitulée Wide Sargasso Sea et publiée en 1966. Pourtant, tout au long de sa vie, l'écriture de nouvelles fut tout sauf secondaire pour Rhys qui publia trois recueils de nouvelles, The Left Bank and Other Stories (1927), Tigers are Better-Looking (1968) et Sleep It Off, Lady (1976), qui comptabilisent à eux seuls cinquante-et-un textes. L'une des questions centrales dans l'œuvre de Rhys reste, sans aucun doute et indépendamment du genre choisi, celle de l'aliénation. L'aliénation féminine, notamment, a suscité de nombreux écrits critiques : Deborah Kelly Kloepfer ou Coral Ann Howells par exemple l’ont étudiée par le prisme de l’expérience subjective des narratrices et/ou personnages féminins. Dans le cadre de cette étude, je m’intéresserai à trois nouvelles situées aux Antilles où les personnages marginalisés ne sont pas les narrateurs et où nous n’avons pas d’accès direct à leurs pensées. J’interrogerai par conséquent plus précisément la mise en scène narrative, sociale et discursive non pas d’une forme d’aliénation (qui serait vécue subjectivement), mais d’un phénomène d’exclusion (objectivement observable). Par ailleurs, cet article excédera le champ du féminin ((À propos de la nouvelle « Pioneers, Oh, Pioneers », je rappellerai l’analyse qu’en font Cheryl Alexander Malcolm et David Malcolm dans leur ouvrage Jean Rhys: a Study of the Short Fiction (1996), et qui porte précisément sur la figure masculine comme « outsider » – tout en tissant des liens, également, avec la nouvelle « Fishy Waters ».))rappelant ainsi que, comme l’explique Helen Carr, la marginalité chez Rhys repose moins sur le genre que sur le statut social : « If there is a faultline in society it runs not between men and women as such, but between the haves and the have-nots, the secure and the unacceptable » (Carr, 55).

Les trois nouvelles étudiées sont « Again the Antilles » (1927), « Pioneers, Oh, Pioneers » (1969) et « Fishy Waters » (1976). Non contentes de mettre en scène toutes trois une exclusion, elles le font selon les modalités du cycle de nouvelles, c'est-à-dire en mettant en scène des personnages, lieux, ou éléments que l’on retrouve dans les trois textes, pourtant publiés dans deux recueils différents, The Left Bank and Other Stories et Sleep It Off, Lady ((L’une des particularités du cycle de nouvelles, comme le rappelle Jennifer Joan Smith, est la notion de « limited locality » : « Limited locality refers to the ways in which such short story cycles depend upon the construction of a restricted geographic terrain to contain and ground the narratives within. » (60) C’est en effet le cas de ces trois nouvelles, toutes trois liées non seulement par la localisation (la Dominique), mais également par la zone de distribution d’une même gazette, mentionnée dans les trois textes.))L'étude de ces trois textes (qui constituent une véritable singularité au sein de ces recueils dont aucun ne se revendique comme étant un cycle de nouvelles) révèle que chez Jean Rhys, la mise au ban sociale des personnages principaux ne résulte pas seulement de postures individuelles racistes adoptées par les membres de la société créole, mais est également ancrée dans la stratégie et l'agencement discursifs et narratifs des nouvelles.

Le premier texte, « Again the Antilles », est une courte nouvelle dans laquelle s’opposent, par courrier interposé, le rédacteur en chef métis d’un journal local, Papa Dom, et un lecteur blanc, au sujet d’une citation dont la paternité devient l’objet d’une virulente querelle. Si elle met en scène la stigmatisation raciste du personnage métis par le personnage blanc, ainsi qu’une véritable lutte pour la reconnaissance de la suprématie d’une culture sur l’autre, elle m’intéresse surtout par sa forme : mêlant discours rapporté et inclusion de lettres, elle prive les personnages d’un accès direct au discours, les transformant ainsi en objets de discours pour l’instance narrative.

« Pioneers, Oh, Pioneers » relate l’arrivée à la Dominique de Mr Ramage, Britannique blanc venu faire fortune sur l’île. Si celui-ci est accueilli à bras ouverts par la petite communauté créole de l’île, son mariage avec une métisse et son rejet progressif des us et coutumes britanniques le transforment en un élément menaçant tout autant pour les Blancs que pour les Noirs. Mystérieux, insaisissable, échappant à toute catégorisation, Mr Ramage devient l’objet d’une multitude de rumeurs qui culminent avec son assassinat. C’est également le recours quasi-systématique au discours rapporté, cet emballement des récits, des quolibets et des on-dit dans ce qui semble bâtir un véritable « mythe Ramage », qui interroge ici la place discursive qui est faite, ou déniée, aux figures de la marge.

Enfin, dans « Fishy Waters », qui présente quelques similarités diégétiques avec « Pioneers, Oh, Pioneers », Jimmy Longa, ouvrier britannique de passage sur l’île, est accusé d’avoir voulu torturer et tuer une petite orpheline noire. La nouvelle, qui narre le scandale, est un agrégat de lettres, d’articles, de témoignages judiciaires et de récits visant à faire la lumière sur l’incident. Semblable à une enquête, la nouvelle, dont le point focal est indéniablement Jimmy Longa, met (également et ironiquement) en scène son exclusion du discours. Jamais entendu directement, il hante pourtant la nouvelle, devenant simplement prétexte à révéler une société créole dont la légitimité et l’autorité sont en crise.

Je montrerai, dans cet article, que l’ostracisation chez Rhys est plus que thématique. Elle excède la stigmatisation raciale, sociale ou culturelle, et se trouve véritablement construite par une narration qui exclut discursivement et lexicalement les prétendus « étrangers », les transformant par conséquent en points focaux absents. À la manière de trous noirs discursifs, ceux-ci irradient, suscitent et provoquent le discours de façon presque incontrôlée, saturant ainsi l'espace textuel. Pourtant, de façon ironique et en dépit de leur omniprésence dans ce discours, les personnages eux-mêmes demeurent silencieux, insaisissables au point de n'être plus des sujets, mais de simples objets de discours.

1. L’exclusion dans les nouvelles de Rhys

1.1 Exclusion et accès au discours

Que les personnages, chez Rhys, soient mutiques ou qu’ils encourent perpétuellement le risque de se voir réduits au silence, la question du discours et de l’accès à celui-ci est toujours un enjeu fondamental dans les textes de l’auteure. Il convient ici de distinguer les personnages-narrateurs dont la voix livre le point de vue, des simples personnages qui demeurent opaques, réduits à la dimension d’objets des discours et du récit. On songe, parmi les premiers, au personnage de Selina dans « Let Them Call it Jazz », dont l’usage du patois créole et le refus de se plier aux règles sociales et culturelles britanniques l’envoient en prison. Dans le deuxième groupe figure par exemple Inez, hospitalisée dans « Outside the Machine » et qui se retrouve à la merci du jugement et des commérages de ses voisines de dortoir. Quasiment silencieuse tout au long de la nouvelle, sa voix ne se fait le plus souvent entendre qu’à la faveur d’une focalisation interne et d’un narrateur omniscient. L’aliénation, chez Rhys, est donc souvent signifiée (en plus de la couleur de peau, du sexe, ou du rang social) par un accès complexe à la parole.

Dans les trois nouvelles qui nous intéressent ici, les personnages principaux demeurent auréolés de mystère, la narration nous refusant l’accès à leur intériorité. Papa Dom (le rédacteur en chef dominicain et lien diégétique entre les trois nouvelles), Mr Ramage et Jimmy Longa évoluent tous à la marge de la société dans laquelle ils vivent. Se heurtant à la bien-pensance de la communauté créole de l’île, ils se démarquent de cette dernière par leur capacité à être à la fois des « semblables » et des « étrangers ». On pense ici à Homi Bhabha, qui, dans The Location of Culture (1994), définit le sujet colonisé comme « the same, but not quite » (Bhabha 123), rappelant que la figure du Noir ou du Métis menace le désir de pureté du Blanc (« the desire for an originality which is again threatened by the differences of race, colour, and culture », Bhabha 107). Papa Dom porte d’ailleurs dans sa physionomie cette impossible catégorisation : « He hated the white people, not being quite white, and he despised the black ones, not being quite black » (39). Métis, il est socialement dans une position extrêmement précaire : à la fois notable (son journal est lu par la communauté blanche de l’île, dans « Again the Antilles » mais également dans « Pioneers, Oh, Pioneers » et « Fishy Waters ») et qualifié de « damn nigger » (41) par Mr Musgrave, il est une figure de l’entre-deux, aussi bien d’un point de vue racial que social. Si son journal fait office de tribune lui permettant d’exprimer ses idées les moins consensuelles, et lui confère donc bien une forme d’autorité dans le débat concernant les affaires publiques de l’île, la mention des pseudonymes employés par ce dernier vient interroger l’autorité que lui confère sa publication. En effet, Papa Dom (un pseudonyme déjà) n’écrit jamais en son nom, mais dissimule son identité sous de multiples surnoms : « There was in the Dominica Herald and Leeward Islands Gazette a column given up to letters from readers and, in this column, writing under the pseudonyms of Pro Patria, Indignant, Liberty and Uncle Tom’s Cabin, Papa Dom let himself go. » (40) Ces surnoms réapparaissent dans la nouvelle « Fishy Waters » qui s’ouvre sur un échange de courriers de lecteurs de la Dominica Herald and Leeward Islands Gazette. Signés tantôt nominativement, tantôt par des pseudonymes (« Disgusted » ou encore « Fiat Justicia »), ces courriers marquent l’habitude qu’a Papa Dom de masquer son identité pour faire entendre sa voix, et laissent ainsi supposer que c’est à lui que revient la paternité des missives.

Cet effacement nominatif vient souligner le difficile accès à un discours libéré de toute inhibition pour les figures marginales. Alors que dans ces deux nouvelles, les résidents blancs n’hésitent en aucune manière à signer les lettres de leur nom, Papa Dom s’expose à des injures racistes quand il le fait, comme en témoigne la nouvelle « Again the Antilles ». Est-on même sûr que le pseudonyme de « Papa Dom » ne lui soit pas en réalité donné par la communauté créole, dans un refus symbolique de lui accorder le statut de « Mister », par opposition à « Mr Musgrave » ? L’autocensure, ou du moins la dissimulation de l’identité sous un pseudonyme, est le signe d’un accès au discours placé sous le sceau de la perte. En effet, quand il n’est pas tout bonnement réduit au silence, tout étranger à la classe dominante se doit, afin de parler, de renoncer à une partie de lui-même : son identité.

Pour autant, ce renoncement reste surtout symbolique, voire pourrait ne pas en être un du tout. En effet, puisque personne sur l’île n’ignore qui se cache derrière ces multiples pseudonymes, leur emploi ainsi que les références érudites essaimées par le rédacteur en chef pourraient avoir pour but de contrecarrer les connotations coloniales et infantiles du surnom « Papa Dom », et ainsi de démontrer la supériorité intellectuelle du personnage. Maîtrisant à la perfection la culture britannique, la langue anglaise et l’ironie, Papa Dom défie les attentes du lecteur et se mue en un personnage d’une grande complexité, tout à la fois capable de mettre à mal les stéréotypes raciaux de Mr Musgrave, comme de se réclamer d’une culture pourtant coloniale et donc historiquement oppressive.           

1.2 La figure de l’étranger : entre greffe et rejet

« One of imperialism’s achievements was to bring the world closer together », notait Edward Said dans l’introduction à Culture and Imperialism (Said xix). Pourtant, dans « Pioneers, Oh, Pioneers », Rhys insiste sur la marque laissée par les arrivées successives d'Européens à la Caraïbe et montre bien que l’idée d’un territoire harmonieusement partagé est une construction sans lien avec une quelconque assimilation naturelle. La nouvelle rappelle en effet les ambitions colonisatrices de jeunes entrepreneurs britanniques venus s'établir à la Caraïbe. Mus par de grands espoirs économiques, pourtant rapidement déçus et contraints de renoncer devant la dureté de la vie sous ces latitudes, ces jeunes gens sont évoqués comme suit : « [Doctor Cox] was thinking of young Errington, of young Kellaway, who had both bought estates along the Imperial Road and worked hard. But they had given up after a year or two, sold their land cheap and gone back to England » (278). Malgré l’échec de ces projets visant à domestiquer l'hostile nature caribéenne, la toponymie de l'île, à la manière d'un palimpseste, garde les traces d'une volonté occidentale de soumettre l'île linguistiquement, et le nom des propriétés est en cela révélateur : « Miss Lambton told Mrs Cox that Mr Ramage had bought Spanish Castle, the last but one of the older properties. It was beautiful but not prosperous – some said bad luck, others bad management. His nearest neighbor was Mr Eliot, who owned Malgré Tout. Now called Twickenham. » (278) L'ironie est manifeste : non seulement la Caraïbe porte-t-elle les traces d'une occupation tour à tour espagnole, française et britannique, mais la traduction anglaise systématique des noms des domaines (« Twickenham », « Spanish Castle » – dont le nom rappelant les « châteaux en Espagne » n’est pas sans ironie compte tenu des échecs répétés des planteurs), marque l'importance d'une soumission linguistique des lieux à l'anglais.

La nouvelle « Again the Antilles » met en scène une situation similaire, où le contrôle de la toponymie est remplacé par la maîtrise du patrimoine culturel britannique. La querelle qui oppose Papa Dom à un résident blanc de l'île porte sur la paternité d'une citation littéraire. Le rédacteur en chef, qui attribue cette dernière à Shakespeare, reçoit de la part de Mr Musgrave un camouflet déguisé en correctif : non seulement Chaucer est-il l'auteur de la citation, et non Shakespeare, mais, ajoute-t-il, « It is indeed a saddening and a dismal thing that the names of great Englishmen should be thus taken in vain by the ignorant of another race and colour. » (41) La supériorité culturelle de Mr Musgrave vis-à-vis des natifs devient, par extension, non seulement une preuve suffisante de la légitimité de la suprématie britannique sur l'île, mais tient également lieu de justification au racisme affiché de ce dernier.

Si des personnages comme Papa Dom, qui sont à la fois des « semblables » et des « étrangers » peuvent, aux yeux des groupes dominants, donner le sentiment de ne pas maîtriser la langue, la culture, ou les codes britanniques, ou en être jugés indignes, leur présence sur l’île n’en est pas moins nécessaire. Occupant tour à tour la fonction de faire-valoir (dans le cas de Papa Dom) ou de bouc émissaire (comme Mr Ramage), ceux-ci sont garants du sentiment de supériorité des Blancs, et sont la pierre de touche du système de pouvoir. La condition de Mr Ramage et de Papa Dom est par conséquent extrêmement précaire, mais fondamentale : envisagés de façon uniquement utilitaire, la tolérance qui leur est accordée ne vaut que tant que leur existence conforte le groupe dominant dans sa suprématie.

Le concept d’ « étranger » a cependant des contours mouvants, puisque ce terme peut tout aussi bien désigner historiquement les Créoles, implantés sur l’île dans un contexte colonial, que les Noirs tels qu’ils sont vus par les Blancs. Mais, les étrangers peuvent également être ces Blancs qui défient les règles tacites de leur propre communauté. On voit ainsi apparaître dans les nouvelles de Rhys le motif du bouc émissaire tel qu’analysé par René Girard, c’est-à-dire celui qui, porteur d’une « infirmité » menaçant la norme (Girard 29), devient l’objet d’une persécution collective. Dans « Pioneers, Oh, Pioneers », il apparaît comme fortement prophétique que Mr Ramage, tentant d’amuser la petite Rosalie Cox, se mette à chantonner « Baa baa black sheep, have you any wool? » (277), simple comptine qui, dès le début de la nouvelle, entérine le statut de « mouton noir » du personnage masculin.

Ce que vient masquer la présence de ces boucs émissaires est, précisément, la fragilité de l’hégémonie coloniale en cette fin de XIXème siècle (les lettres, dans « Fishy Waters », sont datées de « 189— », « Pioneers, Oh, Pioneers » se déroule en novembre 1899), ce que Sylvie Maurel appelle « the precariousness of the planting classes » (Maurel 2021, 139). En effet, dans les trois nouvelles, la communauté créole apparaît comme de moins en moins assurée de sa puissance. La faillite des entrepreneurs blancs, la démocratisation des unions (officielles ou non) entre Blancs et Noirs (sous-entendue dans la couleur de peau de Papa Dom, ou plus manifeste concernant le mariage de Mr Ramage et d’Isla Harrison), la haine éprouvée par la communauté noire, omniprésente, génèrent un malaise diffus qui se voit contré par un raidissement du décorum « blanc ». Un épisode témoigne de ceci, et explique pourquoi Mr Ramage doit à tout prix être gardé de nuire. Alors que Mr Eliot et son épouse tombent nez-à-nez avec Mr Ramage, nu dans son jardin, ce dernier émet une remarque aussi malvenue qu’ironique, compte tenu de sa propre absence de vêtements, sur la tenue de Mrs Eliot : « What an uncomfortable dress – and how ugly! » (279). Si l’excès de franchise suffit déjà à marginaliser Mr Ramage, l’impact qu’il a sur Mrs Eliot fait l’effet d’un véritable séisme idéologique, comme l’explique son époux :

We got home and my wife locked herself in the bedroom. When she came out she wouldn’t speak to me at first, then she said that he was quite right, I didn’t care what she looked like, so now she didn’t either. She called me a mean man. A mean man. I won’t have it. (280)

La remarque de Mr Ramage fait ainsi naître chez Mrs Eliot un désir de rébellion : non seulement contre des vêtements que l’on imagine entravant le corps féminin (la robe est qualifiée de « uncomfortable »), mais également contre son époux, jugé indifférent ou tout au moins peu attentif à son épouse. Les velléités d’indépendance de Mrs Eliot représentant un potentiel danger contre l’ordre patriarcal établi, on comprend d’autant mieux que la parole de son instigateur doive être muselée et que lui-même doive être neutralisé.

2. Points focaux absents

2.1. Discours rapporté et témoignage

Nous avons vu que, susceptibles à tout moment de mettre en péril la tranquillité ou la domination des Blancs, les avatars de l’étranger évoluent à la marge de la communauté sans pour autant jamais (du moins dans un premier temps) en être totalement exclus, tant ils fascinent, et servent la communauté. Évoquant la nouvelle « Pioneers, Oh, Pioneers », Sylvie Maurel parle de l’ambivalence de ces personnages en situation « précaire » et établit que « the representation of precariousness and vulnerability oscillates between the poles of invisibility and exposure. » (Maurel 2021, 140) Cette particularité diégétique se retrouve à un niveau discursif, puisque ce qui vient surtout marquer la précarité de leur statut est le fait que leur voix est audible, mais portée par des tiers. « Pioneers, Oh, Pioneers » en est un bon exemple, puisque le personnage principal, Mr Ramage, n'intervient qu'à quelques rares reprises au discours direct ; sa voix n'est alors audible que par le biais du discours rapporté et des rumeurs.

Ce personnage témoigne de la fonction des boucs émissaires chez Rhys. En dépit de l'intérêt que suscite chez les Créoles son arrivée sur l'île, Mr Ramage a tôt fait de cesser de produire du discours pour devenir simple objet de celui-ci. Très rapidement dans la nouvelle, il n'est plus évoqué que par des personnages secondaires, qui tous tentent d’attribuer un sens au comportement extrêmement troublant de leur compatriote. Plus Mr Ramage s’éloigne de la communauté et disparaît dans le texte, plus le silence qu'il oppose aux Créoles nécessite d'être comblé par autant de ragots que de spéculations à son sujet. Mr Eliot « relate » des événements (« he related », 279) ; la vieille Myra est « interrogée » sur la disparition de l’épouse de Mr Ramage, Isla Harrison (« questioned », 282); Miss Lambton « rapporte » des faits (« reported », 276); en d'autres mots, la nouvelle se charge progressivement d'un champ lexical du témoignage et de l'enquête : « several people have watched him lying in a hammock on the veranda naked » (280), « It was also rumoured that men and boys from the village planned to burn down Spanish Castle » (283), « The Inspector of Police had two anonymous letters » (282). La communauté créole devient, tour à tour, témoin, juge et bourreau, ne laissant ainsi à Mr Ramage aucune possibilité d'être véritablement entendu.

Il en va de même pour Jimmy Longa, dans « Fishy Waters » et la nouvelle, en quelque sorte, semble prolonger « Pioneers, Oh, Pioneers ». Le tribunal informel de cette dernière se mue dans « Fishy Waters » en un tribunal officiel, laissant espérer une plus grande équité dans la répartition du discours. Pourtant, les principaux intéressés demeurent insaisissables, et l’accusé est jugé par contumace : Josephine, traumatisée, est incapable de faire le récit de son agression, et Jimmy Longa ne se justifie que par le biais d’une déclaration écrite transmise par son avocat.

En dépit de la dimension supposément minimaliste du genre de la nouvelle, les trois récits font par conséquent entendre une multiplicité de voix d’importance égale, devant la présence desquelles la voix narrative, bien souvent, s’efface. Cette compilation frénétique des dires d’autrui prend des apparences de roman policier : qui a tué M. Ramage ? Jimmy Longa avait-il vraiment l’intention de scier cette jeune enfant en deux ? Ce sont subitement non plus seulement les voix des Blancs, mais également celles des Noirs (si souvent absents du discours) qui s’infiltrent dans le récit, cette densité discursive rendant plus difficile encore l’accès à la vérité :

A crowd of young men and boys, and a few women, had gone up to Ramage’s house to throw stones. It was a bright moonlight night. He had come on to the veranda and stood there facing them. He was dressed in white and looked very tall, they said, like a zombi. He said something nobody heard, a man had shouted ‘white zombi’ and thrown a stone which hit him. He went into the house and came out with a shotgun. Then stories differed wildly. He had fired and hit a woman in front of the crowd…No, he’d hit a little boy at the back…He hadn’t fired at all, but had threatened them. It was agreed that in the rush to get away people had been knocked down and hurt, one woman seriously. (283)

“They said”, “he said” : le procès in absentia de M. Ramage ne se base plus guère que sur des rumeurs invérifiées et invérifiables. Celles-ci, néanmoins, échouent à masquer le pouvoir performatif du langage, ce qui expliquerait alors l’importance cruciale de la surenchère discursive : en effet, c’est l’apposition de l’expression « white zombi » sur le personnage de M. Ramage qui suffit à le transformer, aux yeux des natifs, en un véritable zombi, et donc à justifier sa persécution. Et puisque les mots ont, dans ces trois nouvelles, la capacité « d’incarner », il est donc d’autant plus essentiel que la production discursive demeure l’apanage des membres de la classe dominante – sous peine de se voir, eux aussi, menacés par le discours d’autrui.

2.2 Contrôle et mise en scène du discours créole

Dans une société dont l’harmonie, précaire, court toujours le risque d'être mise à mal, le contrôle exercé sur le langage et le discours est donc central. La disparition discursive des boucs émissaires dans les nouvelles de Rhys est emblématique non seulement du désir des groupes dominants de conserver leur mainmise sur le discours, mais également de leur capacité à élaborer des récits plus ou moins soucieux d’une vérité.

On note d’ailleurs dès le début de « Pioneers, Oh, Pioneers » qu’avant de s’exercer par la parole, le contrôle s’exerce par la vue, et la capacité à surveiller. En effet, la nouvelle s'ouvre sur une scène de marché, où deux enfants, Irene et Rosalie, ne sont présentes qu'en qualité d'observatrices, préfigurant ainsi l'importance non seulement de la pulsion scopique mais surtout des apparences et du poids qui leur est donné. Le marché, qui étale ses biens, est également le théâtre de la mise à prix sans pitié des Blancs par leurs pairs :

« There she goes, » said Irene.
And there was Mrs Menzies, riding up to her house on the Morne for a cool weekend.
« Good morning, » Rosalie said, but Mrs Menzies did not answer. She rode past, clip-clop, clip-clop, in her thick, dark riding habit she brought from England ten years before, balancing a large parcel wrapped in flannel on her knees.
« It’s ice. She wants her drinks cold, » said Rosalie.
« Why can’t she have it sent up like everybody else? The black people laugh at her. She ought to be ashamed of herself. » (275)

La moquerie des Blancs par les Noirs, injure suprême, vient mettre à mal la perfection et la dignité tout occidentales de Mrs Menzies. Le modal « ought » affirme la toute-puissance d'une obligation morale à se conformer en tous points aux habitudes et rituels des colons, sous peine de perdre de sa valeur.

Dans cette scène en apparence anodine se dessine un rapport à l’Autre reposant en premier lieu sur l’interprétation infondée et la médisance. Le fait que les personnages soient deux enfants montre la prévalence d’un tel système de pensée parmi les Créoles, de même que l’importance fondamentale de sa transmission. Toute tentative de « dévier » de la norme, des us et coutumes, est sévèrement réprouvée, et Mrs Menzies, en décidant d’aller acheter de la glace seule, et en défiant ainsi la hiérarchie entre employeur et employé, devient une figure marginale, et marginalisée.

C'est dans ce contexte d’un désir généralisé de contrôle panoptique des faits et gestes de chacun que la présence d’un bouc émissaire active, dans un deuxième temps, un fonctionnement de la langue qui consiste à catégoriser les individus : celle-ci déferle et révèle une stérilité nichée dans le recours incessant à des lieux communs. Mr Ramage, dont l'omniprésence dans les discours n'a d'égale que son absence de la diégèse, devient le point focal de la narration, et se voit présenté et décrit dans le texte comme « dead as a door nail » (276), « fit as a fiddle » (281) ou « fighting as a Kilkenny cat » (280). L'homme est tout à la fois qualifié par des expressions familières, qui manifestent un désir de se « l’approprier », que par des métaphores éculées, laissant ainsi apparaître une langue qui confine à la stase et tente de décrire l'étrange, l'étranger, par le biais de métaphores et de figures de la mise à distance. En effet, les trois expressions mentionnées conjuguent à la fois comparaison et métaphore, contribuant à augmenter le gouffre entre référent et référé, et accentuant ainsi la mise au ban linguistique de Mr Ramage. Confinant à la catachrèse, cette langue morte œuvre à une neutralisation lexicale de Mr Ramage, celui par qui le scandale arrive, tout en révélant les limites mêmes de son aptitude à circonscrire la différence. Le recours au lieu commun possède, en sus, une utilité sociale notée par Ruth Amossy et Anne Herschberg-Pierrot :

L’adhésion à une opinion entérinée, une image partagée, permet par ailleurs à l’individu de proclamer indirectement son allégeance au groupe dont il désire faire partie. Il exprime en quelque sorte symboliquement son identification à une collectivité en assumant ses modèles stéréotypés. Ce faisant, il substitue à l’exercice de son propre jugement les manières de voir du groupe dans lequel il lui importe de s’intégrer. Il revendique implicitement en retour la reconnaissance de son appartenance. (Amossy et al., 44)

Ce n’est donc pas tant l’objet désigné qui importe, que la capacité du stéréotype à souder une communauté autour d’un langage commun. On voit d’ailleurs à nouveau, tout au long de la nouvelle, le modal « ought » réapparaître (« Something ought to be done », 280, « You ought to call there and speak to him », 280) : plus Mr Ramage met en péril l’harmonie sociale, plus le tissu linguistique se renforce, et plus la production discursive porte la marque de la bienséance et du devoir moral.

Le recours, dans ces trois nouvelles, à des récits de seconde main (lettres, articles, minutes de procès), met par ailleurs en évidence la nécessité de ne laisser circuler qu’un discours portant la marque d’une codification culturelle. En effet, quoi de moins spontané et de plus « normé » qu’une lettre ou un compte-rendu juridique ? Auteur(s), en-tête, date, lieu et signature ; ces discours élaborés sous le contrôle d’une possible relecture, de corrections ou d’amendements viennent directement s’opposer au discours incongru, et donc potentiellement dangereux, des boucs émissaires des nouvelles. On notera par ailleurs que les lettres, qui sont légion dans « Again the Antilles » et dans « Fishy Waters », bien qu’ayant Papa Dom ou Jimmy Longa pour objet, sont avant tout l’occasion d’une mise en scène de soi : l’objet du courrier devient prétexte à se montrer, à faire valoir sa légitimité et son importance, tout en donnant l’illusion de n’être concerné que par un autre.

C’est bien ce qui se produit dans « Fishy Waters », où Jimmy Longa et son prétendu crime deviennent en fin de compte assez rapidement secondaires. Ce que la nouvelle expose par le biais de la multiplication des sources d’autorité textuelles est essentiellement la capacité de la communauté créole à mettre en scène un événement, voire à le réécrire intégralement, au gré des divers récits qui en sont faits et qui contribuent à un effet de brouillage. Celui-ci devient manifeste lorsque Maggie Penrice s’interroge sur la décision de son mari de faire garder la petite Josephine par une ancienne employée, puis de lui faire quitter l’île, au prétexte de la protéger : « It’s all over the place that Octavia’s in your pay and that you both sent the child to St Lucia so that there was no chance of her ever talking. They’re saying that you did it and pushed it off onto Jimmy Longa. » (310-311) En dépit de la dénégation de son époux, la fin ouverte de la nouvelle laisse planer le doute sur une culpabilité partagée : « Suddenly she screwed up her eyes tightly and shook her head. She was trying to fight the overwhelming certainty that the man she was looking at was a complete stranger. » (311) Au détour des doutes de Mrs Penrice quant à son époux, c’est une satire de la communauté créole qui se dessine, Jimmy Longa n’ayant en effet pour seule fonction que de rendre visibles les fractures qui parcourent une société se donnant pourtant tant de mal à paraître unie.

3. Une satire sociale ?

3.1 Autorité narrative et ironie critique

Il convient à présent de s’interroger sur le rôle des voix narratives dans ces trois nouvelles, homodiégétique dans « Again the Antilles », hétérodiégétiques dans « Pioneers, Oh, Pioneers » et « Fishy Waters ». En effet, en dépit du fait que ces textes sont conçus comme des « collages » discursifs, ils n’oblitèrent pas pour autant la présence de narratrices à qui revient la responsabilité de l’agencement desdits collages.

Les titres des trois textes, pour commencer, contiennent tous une dose d’ironie qui se dévoile à la lecture des nouvelles. Dans « Again the Antilles », l’adverbe « Again » vient marquer la récurrence de querelles en ce lieu et tend à banaliser l’ampleur de l’inimitié entre Papa Dom et Mr Musgrave, ou en tout cas à établir l’antagonisme entre Noirs et Blancs comme monnaie courante. Puisque les trois textes sont conçus selon un jeu d’échos mutuels, « Again the Antilles » semble « planter le décor » des deux nouvelles suivantes en présentant l’île fictionnelle de Rhys comme une terre d’affrontements sur fond de tensions raciales. La narratrice, dans « Again the Antilles », seule à être homodiégétique parmi les trois nouvelles, affecte pourtant un certain détachement, ou, tout au moins, une forme d’objectivité : elle se pose en simple spectatrice, sa présentation des personnages est en apparence équitable, son avis sur ces derniers étant résumé en une phrase à chaque fois. « I thought him a very awe-inspiring person » (39) pour Papa Dom, « He was certainly neither ferocious nor tyrannical » pour Mr Musgrave. Néanmoins, l’affection de la narratrice pour Mr Musgrave (« Mr Hugh Musgrave I regarded as a dear », 40) semble indiquer un lien plus étroit entre celle-ci et les citoyens blancs de l’île, donnant ainsi le sentiment que la focalisation, dans la nouvelle, est à la charge d’une narratrice elle-même blanche.

Ceci vient se confirmer plus avant avec « Pioneers, Oh, Pioneers » dont le titre tisse un lien direct avec la nouvelle précédente, sous la forme d’un jeu intertextuel. En effet, « Again the Antilles », en évoquant la question de la paternité littéraire d’une citation, intime au lecteur la nécessité de prêter attention aux présences auctoriales dans les textes de Rhys. Et force est de constater que, dans « Pioneers, Oh, Pioneers », les personnages sont loin d’être les seuls à parler en lieu et place d’autrui. La narratrice, en convoquant Walt Whitman et son poème « Pioneers! O Pioneers », publié en 1865, mais également Willa Cather et son roman O! Pioneers! de 1913, fait intervenir d’autres voix, narratives ou poétiques, à des fins de détournement, puisque les fiers pionniers américains (qu’il s’agisse des chercheurs d’or de Whitman, ou des fermiers du Nebraska de Cather) sont ici une communauté en perdition qui n’est pas sans rappeler le pathétique tableau que contemple le docteur Cox dans la nouvelle : « a large picture of wounded soldiers in the snow, Napoleon’s retreat from Moscow. » (276)

Cette ironie à l’égard des Créoles, distillée discrètement, se retrouve également dans « Fishy Waters ». En effet, le titre de la nouvelle est extrait d’un article écrit par Papa Dom, dans lequel celui-ci réagit à la controverse suscitée chez les Blancs par l’affaire Longa : « On the same day the editor, who was known as Papa Dom, remarked in a leading article: ‘These are fishy waters – very fishy waters’. » (300) L’opacité de la remarque, à propos de laquelle on est en droit de se demander si, du point de vue de Papa Dom, les Blancs ne sont pas en train de « pêcher en eau trouble » (« fishing in troubled waters »), ne manque pourtant pas de sous-entendre que les Blancs, à trop remuer cette histoire, courent le risque de révéler les dissentions internes qui parcourent leur communauté, et opposent une idéologie raciste à une idéologie plus humaniste.

Ainsi, en dépit de l’apparente délégation du discours aux personnages, les narratrices de ces trois nouvelles sont bien loin d’être neutres puisqu’elles sont à l’origine du collage de documents divers. Même lorsqu’elles sont hétérodiégétiques (comme c’est le cas dans « Pioneers, Oh, Pioneers » et dans « Fishy Waters »), elles feignent seulement de donner à voir le plus sobrement possible le racisme ordinaire ayant cours aux Antilles. Relatant de simples anecdotes, les nouvelles brossent néanmoins le portrait d’une communauté (ou d’une partie de celle-ci) dont l’idéologie nauséabonde (la narratrice de « Again the Antilles » referme même son texte sur ces mots : « I wonder if I shall ever again read the Dominica Herald and Leeward Gazette. », 42), toute-puissante, repose sur un travestissement des faits et une réécriture de ceux-ci. La multiplicité de voix dans les textes, qui paraissait de prime abord viser à faire disparaître l’objet des nouvelles (soit les figures de l’étranger), n’a en fait d’autre but que de rendre plus manifeste et éloquent encore le déploiement d’une stratégie de survie et d’auto-validation pour la communauté créole. La saturation de l’espace discursif par les Créoles ne vise en effet pas tant à faire disparaître une éventuelle menace qu’à révéler, auprès du lecteur, leur propension à l’invention d’objets de haine imaginaires, et la façon dont leur dimension inclassable, impénétrable, fait vaciller la structure de pouvoir.

3.1 Fiction collective et affabulation

Jean Rhys ayant publié ces trois nouvelles dans deux recueils différents, le lien entre ces textes est peu aisé à faire, et pourrait passer inaperçu. Le personnage de Papa Dom, bien que récurrent, relie les trois textes sans pour autant (en raison de sa qualité de personnage secondaire) leur donner une unité narrative. Le choix de l’écrivaine est néanmoins intéressant car le recours au cycle de nouvelles, aussi discret soit-il ici, vient souligner la permanence dans son œuvre d’un système d’exclusion qui se présente comme un motif dont il est aisé de perdre la trace au détour des diverses nouvelles. Car si les trois nouvelles étudiées déclinent toutes le genre de l’anecdote, ou du fait divers, elles n’ont, par leurs points communs, absolument rien d’anecdotique. En effet, plus que le personnage de Papa Dom, ou que les particularités qu’ont en commun personnages principaux, c’est bien l’élaboration débridée d’une fiction collective qui unit ces trois nouvelles. Et aussi omniprésent que soit le discours des Créoles, celui-ci ne parvient en aucun cas à masquer le fait que, basé sur des rumeurs et des élucubrations, il est résolument lacunaire et ne peut en aucun cas aboutir à une quelconque vérité. Il est d’ailleurs bien moins univoque qu’il n’y paraît ; on pense notamment à la voix dissonante du docteur Cox, qui, contre vents et marées, prend la défense de Mr Ramage, incarnant ainsi cette frange « libérale » de la communauté créole. À Mr Eliot, choqué par la nudité du nouvel arrivant, il répond en effet : « He’d probably left his clothes round the corner and didn’t know how to explain. Perhaps we do cover ourselves too much. The sun can be good for you. The best thing in the world. » (280) Bien moins nettement ségrégée qu’il n’y paraît, l’île de la Dominique au tournant du XXème siècle assiste à l’émergence de discours contraires à l’idéologie coloniale et racialiste qui a justifié l’implantation des Européens, entre autres, à la Caraïbe. Par exemple, dans « Again the Antilles », pour raciste que soit l’argumentaire de Mr Musgrave, la narratrice, duplice, lui refuse le dernier mot : c’est en effet une ultime missive de Papa Dom qui vient clore le débat. Celui-ci par ailleurs, en dépit des injures proférées à son encontre, et du ton assertif de Mr Musgrave, maîtrise tout aussi bien que son adversaire les codes linguistiques et littéraires dont Mr Musgrave voudrait être le seul à se réclamer. À ce titre, Papa Dom est, dans la nouvelle, tout à la fois discrédité et réhabilité – un double mouvement que l’on retrouve également dans « Fishy Waters », puisque Jimmy Longa lui aussi divise l’opinion publique.

La présence des figures de l’étranger, que nous avons commentée dans cet article, ainsi que l’ironie des différentes narratrices, pourraient donc avoir une fonction révélatrice. Comme l’affirme Sylvie Maurel, « [t]he foreign body serves as a deviating device, thanks to which what is familiar seems new, as if perceived for the first time. Likewise, irony as a trope constitutes a deviation from the norm, a deviation that sheds a new light on the norm, makes it appear other. » (Maurel 1998, 62) Ces trois nouvelles, qui sont autant de « variations » sur le thème des multiples carcans sociaux dont Blancs et Noirs tentent de s’affranchir, rappellent les différents sens du mot « affabulation ». Convoyant à la fois l’idée du mensonge et de l’adaptation pathologique de la réalité à des désirs particuliers, l’affabulation parle aussi de l’élaboration d’une fable, d’un mythe, tel que l’incarnent les personnages de Mr Ramage et de Jimmy Longa. « Again the Antilles », « Pioneers, Oh, Pioneers » et « Fishy Waters » deviennent ainsi un espace textuel où les rumeurs inventées ou colportées par les uns rencontrent les légendes et le folklore caribéen des autres, pour former un récit hybride où faits réels, croyances et imaginaire co-existent. Le genre de la nouvelle se trouve ainsi enrichi d’une tradition orale caribéenne, rappelant que tous deux ont pour objet la construction d’un objet imaginaire et fabulaire, qui trouve ici à s’incarner dans trois versions « mythiques » de la figure du bouc émissaire.

Notes

Bibliographie

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Pour citer cette ressource :

Elsa Lorphelin, "De "sujets" à "objets de discours" : exclusion et affabulation dans trois nouvelles de Jean Rhys", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), octobre 2022. Consulté le 19/03/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/litterature/litterature-postcoloniale/exclusion-et-affabulation-dans-trois-nouvelles-de-jean-rhys