À la recherche du sens perdu : comprendre la compréhension de l’oral en langue seconde
Introduction
La compréhension de l’oral en langue seconde connaît depuis quelques années et plus encore ces derniers temps un regain d’intérêt. Dans le paysage scientifique international, les recherches de Larry Vandergrift, professeur émérite à l’université d’Ottawa, ont donné à cette compétence la place de choix qu’elle mérite au sein d’un enseignement-apprentissage des langues réussi. La France suit la tendance en faisant de l'évaluation de la compréhension de l'oral, une des nouveautés du baccalauréat 2013. Cependant, dès lors qu’une compétence est évaluée, cela suppose naturellement qu’elle a, auparavant, fait l’objet d’un enseignement et d’un entraînement structurés.
De nombreuses expérimentations étudient l’effet positif de différentes variables sur la compréhension de l’oral des apprenants. Vandergrift et Tafaghodtari (2010) les rappellent et citent entre autres l’activation des connaissances préalables (Schmidt-Rinehart, 1994), le soutien visuel à l’écoute grâce à des images (Wilberschied et Berman, 2004) ou à des sous-titres (Stewart et Pertusa, 2004), la ré-écoute du document sonore (Elkafaifi, 2005). Nous ajoutons que la régulation de l’écoute grâce à l’outil numérique (Roussel et al., 2008) peut aussi aider les élèves à mieux maîtriser la tâche d’écoute et donc à mieux comprendre. Pour résumer, la contextualisation de la tâche d’écoute permet de mieux construire le sens. Vandergrift et Tafaghodtari (2010) montrent également que l’enseignement de stratégies d’écoute globales (cognitives et metacognitives) permet aux apprenants d’améliorer leurs performances en compréhension.
Toutes ces expérimentations donnent des clefs indispensables aux enseignants de langues pour entraîner leurs élèves à comprendre, voire leur enseigner la compréhension de l’oral, mais pour bien utiliser ces clefs, il semble primordial d’avoir une idée claire de ce qu’est la compréhension de l’oral en langue étrangère, et de la manière dont elle fonctionne sur le plan cognitif. Toutes ces études ont pour objet l’apprenant et son comportement, or on peut envisager les choses de manière différente et postuler que pour bien enseigner la compréhension de l’oral, il faut avant tout que l’enseignant l’ait comprise, ait compris « les mécanismes qui la sous-tendent », pour savoir à quel moment du processus il peut intervenir et utiliser les clefs que lui donne la recherche. La psychologie cognitive explore la compréhension de l’oral en langue seconde comme un objet en lui-même et non comme un produit (ce que l’élève a compris) dépendant de différents facteurs. Ce sont ces mécanismes que nous nous proposons d’examiner ici. Après avoir présenté les apports théoriques de la psychologie cognitive sur la compréhension de l’oral, décrit les différents processus et le rôle de la mémoire, nous nous intéresserons plus précisément à deux expérimentations qui observent et décryptent le comportement d’apprenants en situation de compréhension de l’oral.
Remarques générales
La compréhension de l’oral ne peut pas être décomposée, découpée ni envisagée comme une série de plusieurs étapes successives et distinctes. Elle doit être appréhendée comme un tout. Le but pour l’enseignant, c’est bien d’appréhender ce « tout » et d’en saisir le fonctionnement pour mieux l’enseigner. Il faut s’imaginer la compréhension de l’oral comme un mécanisme complexe reposant sur plusieurs ressorts. Et il s’agit ici de « démonter ce mécanisme » pour voir où les pannes sont susceptibles de se produire et pouvoir ainsi trouver les bons outils pour les réparer. La psychologie cognitive, en donnant des éléments pour décrire la compréhension de l’oral, peut proposer des leviers aux enseignants et leur permettre de comprendre ce qui se passe dans l’esprit des élèves pour mieux les aider et les entraîner à cette tâche.
Ce que disent les élèves
Que disent-ils d’ailleurs, ces élèves, de l’activité de compréhension de l’oral ? Leurs dires et ressentis ont fait l’objet de nombreuses publications scientifiques (Elkhafaifi, 2005, Goh, 2000) et sont autant de symptômes, de signes des endroits où les mécanismes cognitifs ont tendance à se gripper. Partir de ces dires, que les enseignants connaissent, pour les avoir entendus de vive voix dans les classes, permet de donner du corps à la présentation théorique qui va suivre et à ne pas la déconnecter de la pratique. La description théorique des mécanismes rappelle ainsi ces plaintes des apprenants et permet de leur trouver une explication directe. Elle est de ce fait un levier pour l’enseignant. Le modèle d’Anderson (1995) distingue trois phases dans la construction du sens : la perception, l’analyse des éléments syntaxiques et l’interprétation. Bien que ce modèle repose sur celui de la compréhension en langue maternelle, Goh (2000) reconnaît sa pertinence pour la compréhension en langue seconde et identifie chez les apprenants des difficultés au sein de ces trois phases. Lors de la phase de perception, les apprenants disent : 1. ne pas reconnaître les mots qu’ils connaissent, 2. négliger la partie suivante lorsqu’ils pensent au sens, 3. ne pas parvenir à découper le flux du discours, 4. manquer le début des textes, 5. se concentrer trop intensément ou être incapables de se concentrer. Lors de la phase d’analyse syntaxique, pendant laquelle les mots sont combinés pour former une représentation mentale cohérente à la fois avec les éléments syntaxiques repérés et avec les connaissances stockées en mémoire à long terme, les apprenants déclarent : 1. oublier rapidement ce qu’ils ont entendu, 2. être incapables de former une représentation mentale des mots entendus, 3. ne pas comprendre d’importantes parties de l’input à cause des problèmes précédents. Lors de la dernière phase du modèle, l’utilisation, les apprenants devraient pouvoir inférer et déduire le sens du discours à partir de ce qu’ils ont compris, or ils affirment : 1. comprendre les mots, mais pas le message, 2. ne pas avoir clairement décelé quelles étaient les idées principales du message. Comme Goh, dans son article de 2000, notre objectif est bien, en exposant des processus théoriques de compréhension, de fournir une explication des difficultés des élèves et surtout de les situer aux différents niveaux du processus pour proposer des leviers efficaces aux enseignants
Qu’est-ce que comprendre ?
La première question que se pose la recherche, c’est tout d’abord qu’est-ce que comprendre ?
L’étymologie nous donne une première réponse et un premier attribut de la compréhension : l’activité, l’action. Le verbe « comprendre » vient du latin cum qui signifie avec et prehendere qui signifie saisir. Comprendre, ce n’est donc pas recevoir passivement l’input sonore, c’est le « prendre avec soi », le saisir activement pour l’associer volontairement à ses connaissances et construire du sens. Et la psychologie cognitive reprend cette idée d’activité, en ajoutant celle de complexité. On ne reçoit pas le sens, on le construit, la signification du message ne se transmet pas en sens unique, du son à l’auditeur. C’est l’auditeur qui va donner du sens au message en le rendant cohérent. Établir la cohérence d’un message, c’est établir des relations entre les informations successives, mais également, par ce qu’on appelle les inférences, établir des liens entre les concepts du discours et ceux qui sont stockés dans notre mémoire. Ces liens sont de nature « multidimensionnelle » (Tapiero, 2011), ils peuvent être par exemple de nature causale, émotionnelle, référentielle, temporelle ou encore spatiale. Ce maintien de la cohérence conduit à l’élaboration du modèle de situation (Kintsch, 1998), l’auditeur se construit une représentation, une image mentale de ce qu’il entend. Ce modèle est en perpétuel mouvement puisque tout nouvel élément perçu est mis en relation avec la représentation de l’auditeur qui est ainsi constamment actualisée.
Alors qu’au début du paragraphe nous souhaitions « simplement » définir le concept de compréhension, nous voici naturellement « happés » vers les processus cognitifs qui la sous-tendent. Tous les processus dépendent en effet les uns des autres, et tenter de les dissocier revient à donner une vision partielle et distordue de la compréhension.
La perception : les processus de bas niveau
Si tous ces processus sont imbriqués, la compréhension trouve son origine dans un son, puis plusieurs, qui deviennent des phonèmes puis des mots, c’est ce qu’on appelle la perception. À l’origine de la compréhension, il y a donc des sons qui « montent » vers l’auditeur selon des processus dits ascendants ou « bottom-up ». Ces premiers processus sont également dits « de bas niveau » car ils n’existent que par la présence du stimulus sonore qui les déclenche et concernent le traitement « des aspects littéraux du texte », de la microstructure. L'oreille va transformer des vibrations acoustiques (qui varient selon la fréquence, l’intensité, la hauteur, le timbre, le rythme, etc.) en signaux nerveux qui seront décryptés par le cerveau.
À ces processus ascendants, viennent presque immédiatement (le « presque » est important) s’ajouter des processus descendants, dits « top-down ». C’est-à-dire des processus qui descendent de l’auditeur, plus exactement de la mémoire de l’auditeur, vers l’input sonore. Ces processus descendants de « bas niveau », puisqu’ils traitent directement le matériel sonore, sont le groupement perceptif (les sons sont groupés en unités cohérentes), la segmentation ou le découpage (les sons sont découpés en unités cohérentes), l'optimisation perceptive (qui permet d’attribuer du sens à un son dégradé), la catégorisation (qui permet à l’auditeur de se référer à des catégories grammaticales pour classer les sons qu’il entend) (Meunier, 2012). Lors des phases de discrimination et de segmentation, l’auditeur reconnaît des formes connues; lors de la phase d’interprétation, c’est lui qui attribue un sens aux formes. L’auditeur traite la chaîne phonique en la comparant aux données phonologiques et morphologiques stockées dans sa mémoire (ses connaissances). La perception, qui est la première étape de la compréhension, est en elle-même très symptomatique du fonctionnement de ce processus encore plus large et complexe qui l’englobe. Elle comprend en effet, tout comme la compréhension, des processus ascendants et descendants (mais ceux-ci sont uniquement de bas-niveau).
Les processus de haut niveau et le rôle de la mémoire
Les pendants des processus de bas niveau sont de manière assez intuitive des processus dits de « haut-niveau ». Ce sont des processus qui peuvent se dérouler ou être déclenchés indépendamment (en amont ou en aval) de l’écoute, mais qui dans le cadre de la compréhension vont servir à la traiter et contribuer à la construction du sens. Ces processus utilisent les informations stockées en mémoire qui sont alors confrontées aux informations perçues. Les connaissances de l’individu sont stockées dans sa mémoire à long terme. Lorsque ces connaissances sont mobilisées par l’individu pour construire le sens, elles vont « descendre » en mémoire de travail. Précisons que pour certains chercheurs la mémoire de travail est la partie active de la mémoire à long terme. Dans un autre modèle, elle est située à côté de la mémoire à long terme, ce qu’on a pu appeler à une époque la mémoire à court terme. Sans trancher entre ces deux courants, mais pour plus de clarté, le schéma ci-dessous les représente de manière isolée. La mémoire de travail est elle-même composée de deux entités : la boucle phonologique et le calpin visuel (qui nous est inutile pour le sujet qui nous occupe ici). La mémoire de travail est définie comme un système à capacité limitée, qui maintient et stocke temporairement les informations, soutient les processus de la pensée humaine en servant d’interface entre la perception et la mémoire à long terme (Baddeley, 1996, 2000, 2001). La boucle phonologique permet de stocker temporairement l’information verbale sous un format facilement accessible pendant la réalisation de tâches cognitives comme la construction du sens. En mémoire de travail, les informations sont donc maintenues à des fins d’utilisation immédiate pendant une durée très brève (1,5 à 2 secondes). Dans la mémoire à long terme sont stockés différents types de connaissances, les connaissances du monde: des connaissances sur la langue du discours, sur le locuteur, sur le type de discours entendu, des connaissances sur sa propre culture, sur celle de l’autre etc. Seront activées, pour être utilisées en mémoire de travail, les connaissances dénotées par le discours écouté.
Sur le schéma ci-dessus, l’auditeur confronte au sein de sa mémoire de travail l’input sonore et les connaissances du monde pour construire le sens. Par des processus ascendants, de décodage (de l’input sonore vers la mémoire de travail), l’auditeur construit le sens en combinant au fur et à mesure des unités de sens de plus en plus grandes, depuis le niveau du phonème, jusqu’au niveau du discours. Par des processus descendants, d’interprétation (de la mémoire à long terme vers la mémoire de travail), il utilise le contexte et ses connaissances antérieures pour construire un cadre conceptuel à la compréhension. C’est en combinant ces différents processus que l’apprenant va construire efficacement le sens du discours (Vandergrift, 2003b, 2014).
On peut s’interroger sur le « devenir du produit » qui « sort » de la mémoire de travail (flèche rouge), on peut supposer que suite à une tâche de compréhension de nouvelles connaissances sont stockées en mémoire de travail. Lesquelles ? Qu’apprend-on quand on comprend une langue étrangère ? Apprend-on des mots, une syntaxe ? Des stratégies d’écoute ? La question reste pour l’instant sans réponse définie, parce que ce produit de la compréhension qui subsiste en mémoire à long terme est difficile à mesurer scientifiquement.
Temporalité d’exécution des processus et charge cognitive
Après avoir décrit ces processus, les chercheurs se sont interrogés sur leur temporalité d’exécution. Bien entendu, et comme nous l’avons mentionné plus haut, la compréhension d’un discours en langue étrangère commence par la perception d’un son, mais les processus de traitement de l’information se déroulent ensuite à la fois de manière successive et concomitante. Le flux continu de la parole parvient, en effet, sans discontinuer à l’auditeur. Pour une compréhension parfaite, la mémoire de travail devrait donc traiter instantanément les informations sonores. Or contrairement à ce qui se passe en langue maternelle, où tous les processus sont fortement automatisés, en langue seconde, les processus notamment de bas niveau le sont très faiblement (Gaonac'h et Fayol, 2003; Paradis, 2004). Ce faible degré d’automatisation des processus provoque un « trop plein », une surcharge d’informations qui ne parviennent plus à être traitées en mémoire de travail. Les chercheurs ont ainsi introduit la notion de « surcharge cognitive », c’est-à-dire de saturation de la mémoire de travail (Sweller et Chandler, 1994; Sweller, 1994 et 1998; Mendelsohn, 1999), qui est, comme nous l’avons indiqué plus haut, un système à capacité limitée. Cette théorie est sous-jacente à l'explication, par la psychologie cognitive, de la compréhension. La charge cognitive se définit comme « l’intensité du traitement cognitif mis en oeuvre par un individu lorsqu’il réalise une tâche donnée dans un contexte particulier » (Chanquoy, Tricot et Sweller, 2007). Elle est inversement proportionnelle aux connaissances du sujet relatives à la tâche. Un auditeur aguerri traitera en effet les informations qui lui parviennent de l’input plus rapidement et efficacement qu’un auditeur moins expert. Chez l’expert, les processus de bas niveau sont très rapides, voire fortement automatisés et exigent donc de l’auditeur peu d’efforts, on dira alors qu’ils sont peu coûteux sur le plan cognitif. Et il lui restera de nombreuses ressources qu’il pourra dédier à des processus de plus haut niveau, de type stratégique.
Les stratégies de compréhension de l’oral en L2
En compréhension de l’oral, l'auditeur utiliserait des stratégies pour atteindre un but particulier lorsqu’il écoute un discours (Rost, 1990). Ces stratégies sont de deux grands types : cognitives et métacognitives. Les stratégies cognitives portent sur les processus ascendants de décodage. Ce sont : « des activités de manipulation du langage pour accomplir une tâche » (Vandergrift, 2003a, p.473, notre traduction). Il s’agit par exemple de l’inférence lexicale ou de la traduction mentale en L1. Les stratégies métacognitives sont à contrario des activités mentales qui servent à diriger l'apprentissage du langage (Vandergrift, 2003a), elles relèvent davantage de l’utilisation de tous les types de connaissances stockés en mémoire à long terme. Il s’agit par exemple de l’anticipation sur ce qui va suivre, l’émission d’hypothèses cohérentes avec les précédents éléments du discours, la prise de conscience, le contrôle, régulation de l'activité, l’attention sur des éléments particuliers du discours ou encore l’évaluation en temps réel et a posteriori de sa compréhension. Les chercheurs du domaine ont montré que justement, « les auditeurs plus compétents ont une approche globale de la tâche, inférant le sens à partir du contexte, s'engageant dans un auto-questionnement et reliant ce qu'ils ont entendu à leur connaissance du monde et à leur expérience personnelle. Leurs pairs moins habiles font moins de connexions entre les informations nouvelles et leur propre vie. D'un point de vue quantitatif, les auditeurs les plus habiles contrôlent davantage leur tâche, et utilisent plus l'élaboration et l'inférence que leurs pairs moins habiles. » (Vandergrift, 2003a : 467, notre traduction)
Difficultés des auditeurs au sein du processus
D’après ces considérations théoriques, les difficultés des élèves en compréhension de l’oral d’un discours en langue étrangère peuvent non seulement survenir aux différents niveaux du processus global de compréhension, mais également avoir un effet les unes sur les autres, une difficulté en entraînant une autre. Au plus bas niveau, la lenteur et l’imperfection du processus de décodage engendrent une accumulation des informations en mémoire de travail. La construction du sens ne peut donc pas se faire efficacement. Au niveau supérieur, le manque de connaissances antérieures (lexicales, grammaticales, contextuelles, culturelles) et/ou la mobilisation insuffisante de ces connaissances antérieures freinent également la construction du sens du discours. D’après la théorie de la charge cognitive, une certaine quantité de ressources est allouée à la tâche de compréhension. On peut donc en déduire que plus la quantité de ces ressources dédiées au processus de décodage est importante, moins l’auditeur en dispose pour mobiliser ses connaissances générales et les utiliser à bon escient de manière volontaire et stratégique.
Comment ces stratégies sont-elles visibles ?
Les différences entre les stratégies de compréhension que nous allons décrire et analyser ici sont celles que Vandergrift (2003a) a mises en évidence. Précisons qu'il s'agit ici d'étudier les stratégies de construction du sens lors de l'écoute. Cet exemple a particulièrement retenu notre attention, parce qu'il met en évidence de manière concrète et explicite la différence qui peut exister entre un auditeur compétent et un auditeur moins compétent lors d’une tâche d’écoute et de compréhension de textes oraux authentiques en français langue étrangère. Les apprenants qui ont participé à l'étude sont anglophones, ont entre 12 et 13 ans et apprennent le français depuis 3 à 6 ans au Canada. Après un test de compréhension élaboré par des chercheurs et testé dans une autre classe, les apprenants sont divisés, en fonction de leur score, en deux catégories : les auditeurs compétents et moins compétents. Le test de compréhension consistait en l'écoute par les apprenants de textes authentiques en français puis en un questionnaire à choix multiple. Pendant l'expérimentation, les participants écoutent un texte en français. L'examinateur arrête l'enregistrement à certains endroits prédéterminés et l'apprenant doit alors verbaliser ce à quoi il est en train de penser. L'examinateur peut poser à l'apprenant les questions suivantes: "What are you thinking now ?" "How did you figure that out" "What's going on in the back of your mind ?" and "Can you be more specific ?". Les réponses des apprenants sont ainsi enregistrées, transcrites puis analysées. L'analyse quantitative confirme ce que nous avons dit précédemment: lorsqu'ils sont engagés dans la tâche d'écoute, les auditeurs les plus compétents semblent utiliser un plus grand nombre de stratégies métacognitives, et en premier lieu le "comprehension monitoring", ce qui a pour effet un meilleur contrôle de leur processus d'écoute. Ces experts s'attachent ensuite davantage à élaborer le sens de ce qu'ils entendent par un questionnement continu. Pendant l'écoute, ils ne cessent en effet d'interroger ce qu'ils entendent, faisant ainsi preuve d'ouverture et de flexibilité dans leur approche. Les auditeurs moins compétents ont finalement tendance à traduire plus directement. Leur approche semble constituée essentiellement de processus bottom-up qui freinent le développement d'un cadre conceptuel et d'une construction efficace du sens. Les exemples de Nina, une auditrice compétente, et de Rose, une auditrice moins compétente, nous semblent parfaitement illustrer ces constatations. Elles écoutent une émission de radio, pendant laquelle un présentateur informe une femme qu'elle vient juste de gagner un week-end au ski pour deux lors d'un concours organisé à l'occasion de la St Valentin.
"-Allô, est-ce que je peux parler à Mademoiselle Hélène Petit, s'il vous plait.
-C'est moi-même, Monsieur."
Rose: "Hello, can I talk to Mademoiselle" ... I don't know the name and then she said "That's me" Int: Ok, Anything you're thinking about ? Rose: No |
Nina: This is a conversation on the phone. Yeah and a male asked to a female about something. Yeah. Int: What's going on in your mind ? Nina: I think it has something to do with, like something, if they're advertising something because if they were going to have a long conversation like, between, like a friend, they would say, they won't call it "Mrs", what ever her name is. |
Vandergrift souligne que dès le début de l'écoute, la différence entre les deux élèves est déjà très importante, alors que Rose traduit presque mot à mot ce qu'elle a entendu, le rappel de Nina est plus distancé. Elle met en relation ses propres connaissances, sur par exemple ce qu'elle sait de la manière dont on s'adresse à quelqu'un en français en fonction des relations plus ou moins proches que l'on entretient avec lui, et le terme "Mademoiselle", elle en déduit que les deux locuteurs ne sont pas amis et que l'homme veut seulement prévenir la femme de quelque chose. Rose utilise des processus ascendants qui vont de l'input sonore au sens, alors que Nina fait intervenir ses connaissances pour construire le sens selon des processus descendants. Vandergrift note aussi une certaine passivité par rapport à l'input, notamment visible chez Rose. Les meilleurs auditeurs montrent en revanche une approche plus interactive dans le cadre de laquelle ils combinent les processus ascendants et descendants. Ils se posent des questions, élaborent, font des inférences et contrôlent l'input. Chez Nina, Vandergrift insiste sur sa capacité à anticiper, à prédire, à utiliser des stratégies de planification, à ajuster son attention, à repérer les problèmes et à les résoudre. Il en conclut que les auditeurs compétents peuvent allouer plus de ressources attentionnelles au déploiement de stratégies métacognitives.
Dans un précédent article (Roussel et al., 2008) nous avons choisi une autre méthode pour mettre en évidence les stratégies d’écoute des élèves lors d’une tâche de compréhension. Dans une série d’expérimentations, les participants étaient confrontés à plusieurs tâches d’écoute de discours sonore en L2 (allemand) sur support numérique avec la possibilité d’interrompre le défilement du fichier son. Les écrans des participants ont été filmés, ce qui nous a permis de repérer les endroits précis des pauses et des retours en arrière des élèves pendant l’écoute et ainsi de représenter graphiquement leurs parcours. Nous avons ainsi pu repérer quatre grands types de stratégies (cf. figures ci-dessous).
Type 1 : une écoute du discours en continu suivie d’une ou plusieurs écoutes décomposées
Type 2 : une écoute décomposée suivie d’une ou plusieurs écoutes ininterrompues
Type 3 : plusieurs écoutes en continu (aucun mouvement de régulation)
Type 4 : une ou plusieurs écoutes ponctuée(s) de mouvements de régulation anarchiques et irréguliers
Les apprenants les plus compétents ont utilisé une stratégie de type 1, faisant ainsi preuve d’une planification organisée de la tâche d’écoute et ont obtenu de bonnes performances en compréhension. La stratégie 2, utilisée par des apprenants de niveau initial de convenable à moyen donne un résultat correct en compréhension. La stratégie 3 est, de manière très intéressante, utilisée soit par des apprenants bilingues, qui n’ont aucun besoin d’interrompre leur écoute pour comprendre le discours, soit par des auditeurs très faibles, qui se repèrent si mal dans le discours qu’ils ne savent pas comment réguler leur écoute pour essayer de comprendre. La stratégie 4 est utilisée par les apprenants les plus faibles, elle montre également une absence de planification de la tâche d’écoute. Dans les deux derniers cas, les résultats en compréhension de l’oral sont faibles.
Ces considérations théoriques montrent tout d’abord un lien fort entre connaissances préalables de l’auditeur et performance en compréhension de l’oral. Comme Vandergrift, nous remarquons que les auditeurs compétents mettent en place des stratégies d’écoute plus efficaces que leurs pairs moins compétents. L’organisation et la planification caractéristiques de la stratégie de type 1 montrent que les apprenants qui l’utilisent disposaient d’assez de ressources pour mettre en place ces stratégies métacognitives car leurs processus de bas niveaux étaient suffisamment automatisés. A contrario, le « désordre » apparent de la stratégie 4 traduit une saturation de la mémoire de travail due à une automatisation insuffisante des processus de bas niveau et donc à une impossibilité de planifier ou d’organiser stratégiquement son écoute. Ces graphiques permettent donc de mettre en évidence l’activité cognitive de l’apprenant pendant l’écoute.
Quelles interventions possibles pour l’enseignant ?
Ce que nous apprennent ces considérations, c’est qu’il ne peut pas exister de protocole unique et uniforme d'entraînement à la compréhension mais qu’il existe plusieurs « leviers » pour entraîner le mécanisme, leviers qu’il faut essayer d’utiliser le plus largement possible. Le premier concerne l’automatisation des processus de bas niveau. Nous avons vu en effet que plus le matériel phonique est traité rapidement (plus les sons, les mots, les phrases sont reconnus rapidement) moins la mémoire de travail est encombrée et mieux la construction du sens peut se faire. Tous les exercices phonologiques contribuent à automatiser les processus cognitifs de bas niveau. Mais, bien entendu, cela ne peut pas suffire. Le deuxième levier concerne les processus de haut niveau, et consiste à entraîner les élèves à adopter des stratégies métacognitives, c’est-à-dire par exemple à élaborer des hypothèses, à déduire, à inférer du sens à partir de ce qu’ils ont compris. De la même manière que précédemment, plus ces processus sont exécutés rapidement, plus le sens peut être construit de manière efficace. Ce deuxième « levier » ne saurait, tout comme le « premier », constituer un entraînement exhaustif à la compréhension de l’oral. Il s’agira, bien entendu, de combiner les deux pour obtenir de meilleurs résultats. Un troisième levier consiste en ce que Vandergrift appelle le développement chez les apprenants auditeurs de la « conscience métacognitive », (Vandergrift et al., 2006). L’enseignant doit, selon lui, faire prendre conscience aux apprenants des stratégies cognitives et métacognitives qu’ils mettent en œuvre pour construire le sens de manière efficace. Les apprenants peuvent par exemple analyser leur activité d’écoute, les techniques qu’ils utilisent pour comprendre afin de prendre conscience de leur efficacité. Ces recherches montrent que les meilleurs apprenants sont ceux qui sont capables de combiner tous les types de stratégies à bon escient et qu’il est possible de les leur enseigner.
Il reste que, pour les chercheurs, une partie de la compréhension de l’oral échappe à la mesure. Il est aisé d’évaluer, lors d’une tâche de compréhension, le « résumé » que font les élèves de ce qu’ils ont compris (ce que Kintsch (1998) appelle le modèle de situation). On peut aussi observer et tenter d’interpréter les méta/stratégies d'écoute dans le sens de Vandergrift et celui de Roussel (autorégulation), mais les apprentissages sémantiques (lexicaux et connaissances du monde) et syntaxiques sont en revanche beaucoup plus difficiles à évaluer. Pourtant, quand on propose une situation de compréhension orale en classe de langue, on poursuit quand même un objectif d'apprentissage…
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Pour citer cette ressource :
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