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Tawhīdī et le mağlis

Par Pierre-Louis Reymond
Publié par Fatiha Jelloul le 02/05/2023

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On oublie très souvent que l'assemblée cultivée, le mağlis, est une composante cruciale de l'identité culturelle, mais aussi politique, de la culture arabe médiévale. Dans un monde où la parole revêt encore une importance capitale que l'écriture est loin d'avoir remise en cause, ce lieu de circulation de la connaissance, animé par les savants et les gouvernants à parts égales, constitue un élément charnière de l'interaction entre savoir et pouvoir, laquelle n'est pas sans influencer la nature des disciplines abordées et l'ordre de priorité qui leur est accordé par l'examen critique. Cette contribution voudrait essayer de le rappeler, à travers l’exemple de l’un des auteurs médiévaux les plus rompus à la fréquentation de ces assemblées : Abu Ḥayyān al-Tawḥῑdῑ.

Introduction : Qu’est-ce qu’un mağlis?

Le mağlis est le plus souvent lié au nom d’une personne connue ou à un nom générique : le mot mağlis est, en arabe, rappelons-le, un mot qui attend un complément d’annexion : on parlera du mağlis d’un personnage, ou d’un mağlis de savants ((Dans le Livre du plaisir partagé en amitié, les assemblées cultivées sont liées à une personnalité du pouvoir, ou intellectuelle. On mentionne par exemple le mağlis d’Abū Sulaymān.)), d’un mağlis de juristes, d’un mağlis des poètes…
Le Kitāb al-Imtāʿwa-l-Mu’ānasa met en jeu la principale fonction du mağlis qui est de débattre : le mağlis, assemblée cultivée, est le lieu de la confrontation des maîtres et des disciples, et des maîtres entre eux. La part jouée par l’oralité y est donc cruciale : le débat oral entre dans la définition même du mağlis qui présuppose l’existence d’un public – le mağlis désigne étymologiquement « le lieu où l'on s'asseoit » – il est ainsi défini dans le dictionnaire de référence Lisān al-ʿarab (XIVe siècle) ; de là, un « lieu de rassemblement », que l'on peut appeler séance ou assemblée cultivée. Le terme attend en complément un nom propre, comme pour le mağlis d'un personnage, ou un nom générique, avec un pluriel, exemple l’assemblée cultivée des théologiens (mağlis al- fuqahāʾ).
Dans l’organisation du mağlis, le caractère oral du débat permet non seulement les échanges intellectuels, mais aussi de promouvoir leur notoriété, ainsi que la notoriété de leurs contenus. Car il y a le mağlis du Prince, calife ou vizir, mais aussi les mağlis des savants qui animent également, pour certains d'entre eux, des cercles (ḥalaqāt), lesquels rassemblent de très nombreux publics. Certes, le désir du gouvernant de se cultiver et de cultiver une relation suivie au savoir est présent, mais il se double d’un intérêt pratique : asseoir le prestige du territoire gouverné, pour approcher au plus près le modèle des califes de Bagdad qui fonctionne, dans l’imaginaire collectif des savants, comme le but ultime de toute émulation.

1. Le mağlis bouyide : un mağlis de la pensée en même temps que politique

Le mağlis bouyide met de facto en valeur, à partir du milieu du IVe / Xe siècle, l’influence grandissante des vizirs : le vizir apparaît progressivement comme un homme de premier plan. Désormais, le « Royaume fédéral des Buyides » ((Dominique Sourdel, L’État impérial des califes abbassides, VIIIe-Xe siècle, Paris, PUF, 1999, p.194.)) est administré par des gouverneurs de province, les émirs, qui nomment et révoquent les vizirs. Avec la disparition du califat centralisé à Bagdad, et l’éclatement du pouvoir en multiples principautés régionales, on est plus que jamais amené à parler de mağlis disséminés aux quatre coins de l’Empire éclaté. Les mağlis sont aussi bien présents à Bagdad que dans les provinces persanes du Rayy, du Jabal et d’Ispahan.

Pour se limiter à ces seuls exemples, les provinces sous administration bouyide coexistent avec celles administrées par les daylamites, ainsi qu’avec celles placées sous tutelle hamdanide, ou encore avec les provinces d’abord hamdanides puis fatimides de l’Egypte, de la Syrie et du Ḥiğāz. Il est donc certain, comme l’a précisé Claude Cahen, que :

« Chez les Buwayhides (…) la création des principautés régionales, en ajoutant des cours et des centres culturels multiples au centre jusqu’alors quasi unique de Bagdad, a profité à la diffusion de la vie de l’esprit. » (( Claude Cahen, « Buyides », Encyclopédie de l’Islam, 2e édition, Leiden, Brill, Paris, Maisonneuve et Larose, 1954-2005.)).

Le cercle d’Abū Sulaymān, le philosophe mentor de Tawḥīdī, appartient à la catégorie des mağlis dont les animateurs sont des savants. La coutume voulait que l’un de ceux-ci, connu pour l’étendue et la variété de sa culture, prenne les rênes du cercle et entretienne les siens de son savoir. Un tel cadre trace les contours d’un terrain privilégié de l’exercice de la pensée à l’époque où le maǧlis est le lieu non plus même privilégié, mais unique, où le savoir et le pouvoir s’articulent. A ce titre, la discussion qui s’y déroule ne peut se limiter à la gratuité des échanges ni se restreindre, comme pourrait le donner à penser son appellation, au seul loisir de rivaliser de culture et de fine maîtrise des branches du savoir. Tout cela, bien sûr, est essentiel. Mais à l’époque de Tawḥīdī, les enjeux de pouvoir sont tels qu’aucun rayonnement véritable du maǧlis n’est possible sans qu’il ne soit articulé au degré de la relation qu’entretiennent entre eux les intellectuels et les gouvernants.

1.1 Le lieu privilégié du souverain

C’est que le maǧlis est le lieu d'adoubement du savant, son instance de légitimation. Il fait occuper à ce dernier un statut et est garant de sa stature. Or, Tawḥīdī appartient à une époque où le poids politique du maǧlis est énorme. Il faut ainsi se rappeler que le maǧlis englobe les significations de « lieu de réunion », « réunion, assemblée » (( Samuel Miklos Stern, « Abū Sulaymān », Encyclopédie de l’Islam, 2e édition, Leiden, Brill, Paris, Maisonneuve et Larose.)) mais aussi, par extension, celui de « salon de réception », lequel salon peut être tenu par le représentant du pouvoir (calife abbasside, et dans le cas qui nous occupe, prince Bouyide), ou encore par un haut dignitaire, voire un autre personnage, comme un homme de lettres. Il faut alors, dans ce contexte précis, garder à l’esprit que « maǧlis » recouvre également la signification de « séance », donc inclut la désignation métonymique de l’assemblée elle-même par l’axe structurant qui la constitue, à savoir son contenu. A ce titre, si le champ sémantique de maǧlis s’étend très largement, le sens dérivé principal qui nous intéresse ici réside dans la conception que se fait le pouvoir de cette assemblée cultivée et dans la fonction qu’il lui assigne.

Le souverain consacre en effet une part non négligeable de son activité à ces séances, publiques ou privées, où sont « adoptées des décisions politiques et judiciaires (…), accueillis plaignants, panégyristes et autres visiteurs, mais aussi où sont débattues des questions de littérature ou de droit. » ((Ibid.)).

Stern, dans son article de l’Encyclopédie de l’Islam consacré à la question, a raison d’indiquer que le maǧlis « était encore regardé comme une fonction normale du chef de l’État. » Mais si les cercles présidés par le prince buyide Ibn Saʿdān, dont Tawḥīdī se fait l’interprète, héritent de ce mode de fonctionnement; dans les cercles du Imtāʿ en revanche, on ne prend pas de « décisions politiques ou judiciaires», pas plus que l’on n’accueille de « plaignants ou panégyristes ». En effet, les maǧlis du Livre du plaisir partagé en amité sont des maǧlis de savoir, car ce sont de multiples sections du savoir, lesquelles ont contribué à faire du IVe / Xe siècle une période d’apogée de la culture arabe, dont on débat. Ainsi peut-on deviser dans ces salons organisés au sein des milieux du pouvoir, et d’une façon qui est loin d’être exhaustive, de la représentation que l’on se fait de la logique aristotélicienne ((Cela donnera lieu à la célèbre controverse entre le logicien chrétien nestorien Mattā ibn Yūnus, et le grammairien musulman Abū Saʿīd al-Sirāfī. Les présupposés idéologiques qu’elle soulève ne sont pas étrangers à la vision que chacun se fait de sa discipline de prédilection. Mohammed Arkoun, dans la préface à sa traduction du Traité d’éthique (Tahḏῑb al-ʾaḫlāq) de Miskawayh, fait retentir cette problématique en soulignant que « Tawḥīdī a bien traduit le sentiment qu’avaient ses contemporains d’une discordance à réduire entre deux procédés mentaux et, partant, entre deux manières de vivre la relation homme-monde. » Miskawayh, Traité d’éthique, traduction française avec introductions et notes par Mohammed Arkoun, Damas, Institut Français de Damas, 1988, p.XIX.)), dont les tenants sont à l’époque fraîchement arrivés à Bagdad. On devise aussi de la tradition grammaticale arabe, de la riche polysémie du lexique. On devise également du thème capital de l’art du discourir, tant envisagé comme art de persuader que comme art de s’exprimer, en particulier du point de vue de la fonction que doit occuper le scribe littéraire (kātib) par rapport à ceux des autres scribes.

Il est particulièrement important de souligner qu’à l’époque, le maǧlis est un haut lieu de l’activité de la pensée : beaucoup de ces réunions savantes sont tenues par les princes, fréquentées par des habitués, et il n’est pas rare que la mondanité des discussions s’efface rapidement devant le désir, que l’on qualifierait aujourd’hui d’épistémologique, de faire avancer la science. Mohammed Arkoun évoque ainsi « les efforts qu’ont dû déployer tous les habitués des cercles (maǧālis), entretenus par al-Muhallabī, Ibn al-ʿAmīd, ʿAḍuḍ al-Dawla, al-Ṣaḥib ibn ʿAbbād…pour allier (…) l’esprit de la science grecque à l’esprit de la sagesse orientale. » ((Autant nous partageons l’existence de cet effort de « synthèse » qui conclue la démonstration ici menée par Arkoun, autant nous émettons des réserves sur une interprétation d’ordre philosophique qui voudrait que l’effort de réduction de l’écart de perception entre la logique grecque, et ce que Arkoun appelle, après le grammairien Sirafi lui-même, « la logique grammaticale », aboutisse à une « conciliation » de sagesses . Nous ne pensons pas qu’il soit ici affaire de sagesse; l’écart entre les deux logiques restera permanent car le problème est avant tout idéologique.))

1.2 Tawḥīdī : un transmetteur-écrivain soumis aux enjeux de pouvoir

Le rôle et la fonction du maǧlis influent directement sur la composition du Livre du plaisir partagé en amitié, ce dernier revêtant en effet une spécificité qui en hérite directement : il s’agit de la manière dont Tawḥīdī met en oeuvre ses transmissions de séances de discussion, immanquablement fruit de son écriture propre. Ce procédé montre en effet, s’il en était besoin, que le personnage ne saurait être assimilé à un sténographe. Vocabulaire, tournures de style et expressions marquent « la patte » d’un écrivain qui, dès lors, ne se contente pas d’imposer un style. Au contraire, il fait en sorte de laisser entrevoir des prises de position qui invalident l’idée que Tawḥīdī limiterait sa présence au sein du maǧlis à un pur rôle de témoin passif, quand bien même il ne prendrait pas expressément la parole dans ce qu’il nous en donne à lire et à entendre. Ainsi, le dynamisme même des assemblées cultivées et l’implication totale de celui qui en a été l’écho commandent de récuser des termes comme « transcription » ou « compte-rendu » lorsqu’il s’agit de qualifier l’oeuvre majeure de Tawḥīdī .

Si l’activité foisonnante qui marque les échanges sur le plan de la pensée au sein du maǧlis s’intègre au premier rang des préoccupations des souverains, la raison n’en est pas simplement culturelle, elle est, avant tout, politique. La relation que les savants entretiennent avec le pouvoir est en effet contraignante et réglée. Les savants obéissent à une éthique de cour qui leur impose un comportement dicté par la bienséance de l'étiquette ((On notera à cet effet l’existence sur le sujet d’un ouvrage attribué à Ğāhῑẓ, le Kitāb al-tāğ fῑ ʾaḫlāq al-mulūk, traduit par Charles Pellat sous le titre Le livre de la couronne, Paris, Société d’édition Les belles lettres, 1954.)), mais ils sont aussi soumis à une attitude de retenue que la mise sous tutelle exercée par un Prince tout puissant rend très difficile à négliger. Pour autant, le Prince se doit d'instaurer une tension entre son autorité propre et la liberté d'expression des savants. Dans le cas contraire, c'est l'essence même de l’assemblée cultivée qui est menacée.
Le maǧlis apparaît en effet comme le lieu où doivent se déployer les capacités de l’homme de lettres, l’adib véritable, « celui qui se montre capable de créer et prendre en charge les occasions de sociabilité et d’échanges permettant aux individus d’une même époque de s’insérer dans le tissu de la contemporanéité concrète et de s’influencer et se cultiver les uns les autres. » ((Salah Natij, « La nuit inaugurale du Kitāb al-Imtā‘ wa-l-Mu’ānasa d’Abū Ḥāyyān al-Tawḥīdī : une leçon magistrale d’adab », Arabica, n°55, 2008, p.227.))

Ainsi le maǧlis apparaît-il comme le terrain d’application privilégié de l’un des principes fondamentaux de l’adab, en même temps que l’une de ses vertus cardinales, à savoir que la transmission de la culture ne s’effectue pas « héréditairement, mais par fréquentation, interaction et contact entre personnes contemporaines »((Ibid. p.227)). Deux considérations essentielles sont à envisager lorsqu’il s’agit de comprendre la fonction du maǧlis : l’une est économique, l’autre est politique. Economique : l’homme de lettres ou érudit isolé ne peut, s’il ne dispose de moyens de subsistance propres, accéder à la notoriété. Le prince apparaît donc comme la figure du mécène par excellence. Le savant a besoin du pouvoir((Naturellement, à défaut du calife, le savant a « la possibilité de trouver [un mécène] en province », puis, à partir de l’avènement des principautés bouyides, moment où se consomme le démembrement de l’empire abbasside, « à la cour des dynastes qui fleurirent d’un bout à l’autre du monde musulman. » Samuel Miklos Stern, « Tawḥῑdῑ », Encyclopédie de l’Islam, 2e édition, Leiden, Brill, Paris, Maisonneuve et Larose, 1954-2005.)). Mais la fonction politique du maǧlis est prégnante sur toutes les autres : l’époque bouyide de Tawḥīdī où le pouvoir central de Bagdad se démult plie en de nombreuses principautés gouvernées par des souverains qui emploient les savants comme des faire-valoir de leur prestige en est particulièrement représentative. Makram Abbès a ainsi montré comment cette emprise exercée par les souverains peut subtilement se découpler dans « une séparation entre les fonctions de dominer et celles de gouverner »_ au sein de l’administration de l’État. Ce principe a, sur les savants, une répercussion capitale : il s’agit d’associer le savant - figure du sage - au gouvernement des affaires. Ceci entre dans le tadbīr, que Makram Abbès définit comme « conception globale, planifiée et finalisée de la politique », et que l’on pourrait aussi appeler plan politique du souverain((Makram Abbès, Islam et Politique à l’âge classique, Paris, PUF, 2009, p.52.)). Cette stratégie obéit en effet à une véritable planification :

« Le sultan a besoin du tadbīr, et le pouvoir ne peut se maintenir sans le savoir : telle est la règle fondamentale des fables illustrées par les fables de Kalila et Dimna où les figures parfaites de la souveraineté, celles d’Alexandre le Grand et de Chosroes Anusirwan, sont élevées au plus haut rang en raison du soin qu’ils mettaient à associer les sages et les savants au gouvernement d’une manière générale et à la réalisation de leurs desseins politiques, plus particulièrement. » ((La réalisation du dessein politique de Tawḥīdī apparaît comme le strict contre-exemple des espoirs fondés par l’homme de lettres sur le maǧlis.))

Que l’intégration du savant à la cour, et plus particulièrement au maǧlis, obéisse à un plan politique se comprend mieux si l’on a à l’esprit l’articulation des deux notions qui y ressortissent, celle de tadbīr, d’une part, et celle de siyāsa. La nuance entre les deux termes - poursuit Makram Abbès en s’appuyant sur le lexicographe al-ʿAskarῑ :

« résiderait dans le fait que siyāsa insiste plus sur l’exercice répété, la pratique soutenue et entretenue, à partir de plans élaborés, alors que tadbīr désigne justement le fait de concevoir globalement cette élaboration, tout en veillant à la fin de la réalisation portée dans et par l’action. Si le concept de tadbīr renvoie donc à une conception globale, planifiée et finalisée de la politique, siyāsa concerne, lui, l’application concrète de ces mesures et leur conduite à terme, en tenant compte des cas particuliers qui peuvent surgir dans ce domaine marqué par la contingence. Autrement dit, la politique peut être définie comme la coordination de plusieurs actions, l’intervention dans plusieurs domaines qui touchent à la vie civile et aux affaires du gouverné (masūs), en s’appuyant sur les plans préalablement conçus et élaborés. Siyāsa impliquerait donc une répétition, une continuité au niveau de l’action, afin de réaliser l’ensemble des mesures (tadābīr) prises auparavant. » ((Makram Abbès, Islam et Politique à l’âge classique, Paris, PUF, 2009, p.52.))

Cette distinction nous aide à mieux comprendre comment le semblant d’autonomie donné aux savants à l’intérieur du maǧlis ne saurait signifier un renoncement à l’autorité du souverain, bien au contraire. La présence du savant au sein du maǧlis est la démonstration que l’autorité du souverain se distribue en conformité avec la façon dont celui-ci conçoit les choses et les planifie. Ainsi, s’agissant de la relation qu’entretiennent le savant et le gouvernant, le champ d’application (siyāsa) du plan politique général du souverain (tadbīr) traduit le degré d’implication que ce dernier entend accorder au savant -conseiller-homme de lettres à la cour, dans le gouvernement des affaires.

Soumis à une double postulation, celle du savant et celle du gouvernant, le maǧlis est, pour le premier, représentatif de la vie de salon. Etant donné que celle-ci, écrit Régis Blachère, « tenait une si grande place, nul ne pouvait prétendre à l’admiration publique s’il n’était aussi homme du monde, d’une conversation agréable, d’un esprit enjoué et prompt à la riposte, habile à susciter des occasions de se faire valoir » ((Cité par Stern, « Tawḥῑdῑ », Encyclopédie de l’Islam, 2e édition, Leiden, Brill, Paris, Maisonneuve et Larose, 1954-2005.)). Mais le cas de Tawḥīdī exprime aussi  comment le maǧlis peut apparaître comme le lieu où l’homme de lettres se rêve en opposant du pouvoir. L’assemblée cultivée apparaîtra en l’espèce comme le lieu des espoirs déçus. C’est là que la postulation du gouvernant doit être présente à l’esprit : ce dernier n’a pas comme souci premier la promotion du savant et l’accroissement de la notoriété de ce dernier, il a d’abord en vue sa propre promotion et son propre rayonnement au sein du maǧlis.

2. Le mağlis : une sociabilité à géométrie variable

On voit ainsi que les aspirations respectives du savant et du gouvernant ne sauraient faire bon ménage sans que les intérêts des deux partis ne concordent in fine : quand l’un vient à faire de l’ombre à l’autre, voire vertement le critiquer, tel que le fera Tawḥīdī à l’endroit du vizir al-Ṣāḥib ibn ʿ Abbād, à travers le Livre des moeurs blâmables des deux vizirs (Kitāb Maṯālib al-wazirayn), le couperet de la disgrâce tombera.
C’est pourquoi il est très important de faire la distinction entre les maǧlis tenus par les monarques et les princes, et ceux tenus par les poètes et les écrivains. Certes, la conversation au sein de ces deux types d’assemblées prend le tour de la parole libre, mais ces derniers ne sauraient être sous-tendus par une même conception de la sociabilité, ce que Salah Natij oublie de préciser dans sa description par ailleurs très précise de l’atmosphère du maǧlis :

« Comme la proximité physique est réalisée par la nature même du maǧlis, il a fallu oeuvrer en vue de favoriser l’émergence des conditions permettant la réalisation de la proximité éthique. Celle-ci ne sera établie et garantie que quand les partenaires de la conversation se mettent à s’exposer les uns les autres uniquement au moyen de ce que la conversation sociable leur offre, à savoir le langage et la parole débarrassés de tout gonflement dû au cérémonial de la politesse ou à une volonté persistante de domination. La sociabilité viendrait en effet à se disqualifier d’elle-même si les paroles qui y sont échangées servaient non pas à l’établissement des liens de communication, fondés sur l’amitié et la réciprocité, mais à l’exercice du pouvoir et /ou à la perpétuation des rapports de pouvoir. Non pas, autrement dit, comme effort et volonté de coordination des apports de chacun des participants, mais comme moyen de subordination des uns aux autres. » ((Salah Natij, « La nuit inaugurale du Kitāb al-Imtāʿ, wa-l-Mu’ānasa d’Abū 16 Ḥāyyān al-Tawḥīdī :une leçon magistrale d’adab », Arabica, n°55, 2008, p.231.))

Oui, les paroles échangées, dans un contexte marqué par la proximité physique, permettent l’établissement de « liens privilégiés de communication », fondés sur une réciprocité qui peut aller jusqu’à l’amitié. Mais dès lors que le maǧlis est tenu par le gouvernant, « l’exercice du pouvoir et la perpétuation des rapports de pouvoir » entre tôt ou tard en ligne de compte. Si l’amitié et la réciprocité peuvent ne pas être absentes d’un tel contexte, elles ne sauraient pour autant apparaître comme le critère d’évaluation du mode de fonctionnement de tout maǧlis. Le télescopage des intérêts finit toujours par être inévitable.

2.2 Confrontation des idées et confrontation des positions

Le mağlis de savoir reste en effet davantage le lieu de la confrontation , lorsqu’il est tenu par des gouvernants, que celui où s’élabore une réflexion, ce que, par exemple, le grammairien Sīrāfī ne se privera pas de rappeler à son controversiste, le logicien Mattā, en distinguant habilement le mağlis l’assemblée cultivée, du cercle, la ḥalqa, où le savant dispense ses leçons :

« Si tu avais été présent dans le cercle (ḥalqa) tu aurais appris : ici, ce n’est pas un lieu d’enseignement, [c’est] la séance (mağlis), où l’on fait disparaître l’ambiguïté [suscitée par] ceux qui ont l’habitude de déformer (tamwīh) et d’introduire le doute (tašbīh). » ((Abu Ḥayyān al-Tawḥῑdῑ Kitāb al-imtāʿ wal-muʾānasa, (Livre du plaisir partagé en amitié), Aḥmad Amīn et Aḥmad Zīn éd., Beyrouth, Dār maktabat al-ḥayāt, 1997.T I, p.119.))

Ces propos soulignent la spécificité du mağlis par rapport à d’autres lieux de discussion : le mağlis est le lieu de la confrontation des positions. Il favorise un autre type de formulation de la pensée que le support écrit en obligeant le locuteur à exposer une opinion et à la défendre, il constitue le lieu où la pensée s’éprouve et trouve dans la contradiction qui lui est opposée la voie de son affirmation. En effet, le mağlis met en évidence le rôle crucial du débat oral, qui entre dans l’une des acceptions du terme mağlis lui-même : salle où se déroulent les débats d’une assemblée.

Le mağlis du Imtāʿ apparaît avant tout comme l’un des lieux d’instruction des grands du monde d’alors, c’est un mağlis culturel, dominé par un certain nombre de personnalités. Sur certaines, Tawḥīdī donne son propre point de vue((Les points de vue de Tawḥīdī sur les vizirs Ibn ʿAbbād et Ibn al-ʿAmīd s’intègrent dans les passages, minoritaires dans le Imtāʿ, où Tawḥīdī s’exprime lui-même : ils préfigurent le Livre des moeurs blâmables des deux vizirs qui leur sont entièrement consacrés.)) , à l’instar de ces propos dans lesquels il condamne les thuriféraires pusillanimes du vizir Ibn ʿAbbād :

« [Jamais] il ne lui a été dit : « Tu as eu tort, tu as manqué à ton devoir, tu as commis une faute de langue (laḥanta) [Bien au contraire], il a été élevé en ne cessant de s’être entendu dire : notre maître a bien agi, notre commandeur a dit vrai((ImtāʿI, p.58.)).

Dans le Livre des moeurs blâmables des deux vizirs, diffusé après la mort de Tawḥīdī, Abū Ḥayyān verse toute son acrimonie sur ce vizir dont la convoitise, les intrigues et les bassesses sont pour lui les principaux attributs :

« De même que celui qui a reçu des bienfaits ne jouit pleinement du don (niʿma) qui lui est fait qu’en étant reconnaissant à qui les a prodigués, de même, celui a qui l’on a porté tort ne trouve satisfaction qu’à se plaindre de celui qui a causé ce tort, à faire la satire de celui qui s’abstient de donner (māniʿ), à blâmer le parcimonieux (muqaṣṣir) […]. ((al-Tawḥῑdῑ, Maṯālib al-wazirayn : Aḫlāq al-Ṣaḥib ibn ʿAbbād wa ibn al-ʿAmῑd, éd. I.Keilani, Dār al-fikr, Damas, 1999, p.37.)) »

L’image des cénacles de savants que renvoie le Livre du plaisir partagé en amitié consacre le caractère plénipotentiaire du vizirat bouyide. Sur ce point, comme l’a montré Claude Cahen, le mağlis continue la tendance autocratique du mécénat déjà présente sous l’empire abbasside, puisque les hommes de lettres qui fréquentaient ces assemblées cultivées :

« ne pouvaient manquer de se compromettre, d’obéir aux goûts des mécènes et de leur entourage et d’adopter parfois une attitude politico religieuse contraire à leurs propres convictions. ((C. Cahen, « Buyides », Encyclopédie 21 de l’Islam 2e édition, Leiden, Brill, 1954-2005.)) »

2.3 Des enjeux de pouvoir préservés

La diffusion de la connaissance, en particulier telle qu’elle est présentée dans les assemblées du Imtāʿ, obéit à un principe : les séances de discussion ne se situent pas dans une logique de promotion des individus, les personnages en question sont en effet déjà célèbres. L’idée est à la fois de faire ressortir les positions dominantes des savants de l’époque et d’en remettre certaines en cause. L’une des questions centrales que peut se poser tout lecteur du Imtāʿ est jusqu’à quel point Tawḥīdī s’affranchit de ces positions dominantes, et de quelle manière. Nous ne sommes plus dans une stricte logique d’échange de connaissances destinée à faire l’expérience de la gratuité de se cultiver. Le « plaisir de se trouver en bonne compagnie, en amitié », signification des notions respectives de Imtāʿ et de Muʾānasa, est la porte d’entrée vers une investigation des enjeux de pouvoir au sein desquels le degré de célébrité des savants dépasse la vénalité de leur rétribution et conditionne leur position sociale. Il ne s’agit plus seulement de briguer « l’honneur d’être admis auprès du souverain », les assemblées du Imtāʿ ayant cessé d’être, contrairement à ce qui fut essentiellement le cas sous les Abbassides : « une occasion de s’introduire dans ce cercle privilégié par l’entremise de quelque personnage déjà bien en cour, de réciter un panégyrique et de recevoir une récompense immédiate. »((W. Madelung, « Mağlis », Encyclopédie de l’Islam 2e édition, Leiden, Brill, 1954-2005.))

Si les assemblées cultivées se distinguent les uns des autres tant par la personnalité de celui qui les anime, que par le rayonnement qui en est la conséquence, les mağlis des princes, des vizirs, et des savants possèdent un poids et une position particuliers qui donnent la mesure du rayonnement du pouvoir bouyide sous l’autorité duquel sont placées les provinces régionales. On peut dire que la relation des cercles de savants au pouvoir est autant ordonnée sur un axe vertical qui correspond à la présence centralisante du Prince dans chaque région et intègre ces assemblées cultivées dans la structure du pouvoir, que sur un axe horizontal qui porte sur la distribution de ces réunions savantes, chacune placée sous la tutelle d’animateurs de même rang.

N’oublions pas que l’on ne saurait parler de complémentarité entre ces assemblées puisque le seul lien qui les relie entre elles est un lien de rivalité, de compétition. Les assemblées que régissent les hommes d’état et ceux qu’animent directement les savants n’ont pas le même poids. Les cercles de savants régis par les hommes d’état sont les plus nombreux : il y a ceux des princes, il y a aussi ceux des vizirs, comme celui d’Ibn al-ʿAmīd, lui qui - en même temps que d’incarner l’antimodèle par excellence aux yeux de notre auteur- dirige l’une des assemblées les plus réputées de l’époque. D’aucuns vont jusqu’à le surnommer le second Ğāḥiẓ, du nom du grand prosateur du siècle antérieur à celui de Tawḥīdī.
Si, en, revanche l’assemblée du fils d’Ibn al-ʿAmīd, Ibn al-ʿAmīd ḏū-l- Kifāyatayn, mort avant son père, trouve contrairement à ce dernier, grâce aux yeux d’Abū Ḥayyān, c’est en grande partie en raison d’un calcul prémédité ((Depuis Bagdad -note Frédéric Lagrange-, Abū Ḥayyān al-Tawḥīdī retourna à Rayy en 976, où il fut reçu à la cour du fils d’Abu-l-Faḍl, Abu-l-Fatḥ ibn al-ʿAmīd, l’homme à la double compétence (ḏū-l-kifāyatayn), c'est-à-dire maître du calame comme de l’épée, selon le titre qui lui avait été accordé par le calife. (…) Tawḥīdī, pour s’assurer de son succès, avait rédigé à l’attention de l’ambitieux -mais inexpérimenté jeune homme, un billet d’une rare servilité (…) qui le desservira une fois Abu-l-Fatḥ tombé, à la suite des manigances du Ṣāḥib ibn ʿAbbād. Tawḥīdī souligne l’immaturité de ce jeune ministre tombé en disgrâce et exécuté, mais Abū-l- Fatḥ est le seul des trois grands vizirs des Bouyides, à la fin du Xe siècle, à trouver quelque peu grâce aux yeux de l’auteur. (Tawḥīdī, La satire des deux vizirs, présenté, traduit de l’arabe et annoté par Frédéric Lagrange, Paris, Sinbad, p.12.))). Dans l’ouvrage même où Ibn al-ʿAmīd fait l’objet de la critique la plus acerbe, le Livre des moeurs blâmables des deux vizirs, les propos tenus par Tawḥīdī à l’égard du fils de ce prince bouyide sont d’une particulière bienveillance : « Jeune homme intelligent et actif, il était doué en poésie, savait écrire, et possédait beaucoup de qualités (maḥāsin).((al-Tawḥῑdῑ, Maṯālib al-wazirayn : Ahlaq al-Ṣaḥib ibn ʿAbbād wa ibn al-ʿAmῑd, (Le livre desmoeurs blâmables des deux vizirs : moeurs des vizirs ibn ʿAbbād et ibn al-ʿAmῑd ), éd. I.Keilani, Dār al-fikr, Damas, 1997, p.167.)) »

Parallèlement aux réunions savantes des gouvernants, figurent celles organisées par les savants eux-mêmes, moins nombreuses, mais non dénuées de poids, comme celles des philosophes ((Qui font partie, avec al-Kindī, des premiers philosophes arabo-musulmans. Le terme de « philosophe » est ici à prendre dans le sens de savant influencé par la philosophie grecque platonicienne.)), à l’instar du philosophe Abū Sulaymān al-Manṭiqī déjà nommé.

Conclusion

Dans la culture arabe de l’époque classique, le mağlis revêt une importance capitale non seulement parce qu’on y dispense le savoir, mais aussi parce que s’y exerce le divertissement au plein sens du terme, plaisir par excellence de l’esprit. Dans son ouvrage consacré aux salons littéraires de l’époque classique ((Arabic literary salons in the Islamic Middle Ages : poetry, public performance, and the presentation of the past , University of Notre Dame Press, cop. 2010)), Samir Ali a parfaitement souligné que dans une époque où ni médias ni structures de transmission du savoir élaborée ad hoc n’ont encore fait leur apparition, le salon relève tout autant du lieu d’acquisition et de partage de la connaissance dédié à l’édification de la moyenne et de la haute société et à l’éducation de ses jeunes, que de l’espace qui permet de donner libre cours à la gratuité du loisir premier de l’esprit : se cultiver. Mais on ne soulignera jamais assez cependant que dans le monde des mağlis, la gratuité est relative : le salon demeure l’objet de jeux et d’enjeux politiques. L’époque Bouyide, celle de Tawḥīdī, en est un exemple particulièrement marquant.

Notes

Pour citer cette ressource :

Pierre-Louis Reymond , Tawhīdī et le mağlis, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mai 2023. Consulté le 03/12/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/arabe/civilisation/monde-arabe/tawhidi-et-le-maglis

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