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Les Mozarabes et "l'identité andalouse"

Par Cyril Aillet : Maître de Conférences en histoire des mondes musulmans - Université Lumière Lyon 2
Publié par Salam Diab Duranton le 20/05/2007

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Quelques repères concernant la place de la minorité chrétienne dans l'histoire d'al-Andalus (VIIIe-XIIe siècle).

I. L'élément chrétien dans le discours des sources arabo-andalouses

Une culture qui semble faire l'impasse de toute indigénité

Il peut sembler paradoxal d'évoquer la population chrétienne à propos de l'identité andalouse. En effet, si l'identité se définit avant tout dans le discours et dans le récit, force est de constater que les sources andalouses laissent peu de place à l'élément autochtone chrétien. Dans l'Orient abbasside, les polémiques religieuses jouent un rôle fondamental dans la formation de la théologie spéculative, le kalâm. En al-Andalus, les traités rédigés sous forme de dialogue fictif sont rares et n'apparaissent qu'à la fin du XIe siècle, en réaction à la menace chrétienne venue du Nord. A Bagdad, les médecins nestoriens jouissent d'une situation de quasi-monopole dans l'entourage du calife jusqu'au XIe siècle. En al-Andalus, les chrétiens semblent jouer un rôle mineur dans la formation et dans le développement de la culture arabe. En Orient, la fascination pour les monastères, lieux fantasmés de transgression et de plaisirs où les princes sont censés s'enivrer à l'abri de regard des censeurs, s'exprime dans la rédaction des kutub al-diyârât. En al-Andalus, ce thème littéraire, bien qu'attesté, semble peu fréquent. Dans sa fascination pour ses racines orientales, dans sa soif d'égaler le modèle abbasside, la culture arabo-andalouse telle qu'elle se définit à l'époque du califat de Cordoue et telle qu'elle se perpétue à l'époque des taifas semble donc à première vue faire l'impasse de toute racine indigène.

La fonction des ajam dans la littérature califale

Cela ne signifie pas que l'on ne puisse récolter, au gré des sources, de précieuses informations sur la minorité chrétienne. Les géographes signalent l'existence d'églises et de monastères comme celui de Saint-Vincent, qui marque symboliquement l'un des confins du territoire d'al-Andalus, et où des corbeaux planent au-dessus de la tombe du saint. Toutefois, ces récits privilégient le merveilleux, et la description s'efface derrière la volonté de faire de ces lieux abstraits des signes. Signes du passé, d'un passé aboli par l'islam et dont il ne reste que des vestiges. Ces vestiges sont ceux des Goths, c'est-à-dire desajam qui autrefois régnaient en al-Andalus. Leur mémoire subsiste, et leurs descendants sont évoqués dans les chroniques. Ce sont les fils du roi Witiza et de sa fille Sarah, dont la conversion à l'islam marque symboliquement le ralliement du peuple vaincu à l'Islam.

Ce sont aussi les chrétiens qui continuent à peupler villes et campagnes, tout en étant soumis à l'islam en tant que imms. Leur apparition dans les chroniques tient du théâtre d'ombre. Ils sont évoqués à propos de la fitnah du IXe siècle et des luttes entre les Omeyyades et les « rebelles » d'al-Andalus, dont le plus célèbre est Umar Ibn afûn. Ils soutiennent les révoltes aux côtés des indigènes convertis, les muwalladûn, dont la sincérité d'adhésion à l'islam est remise en cause par les chroniques califales. En effet, le récit de la fitnah tend à servir de prélude et de faire-valoir au triomphe du califat. L'avènement du califat en 929 efface miraculeusement les divisions au profit de la paix et de l'ordre. Les muwalladûn disparaissent, absorbés dans une société unifiée autour des valeurs de l'arabité. Quant aux chrétiens, ils apparaissent désormais uniquement dans le rôle de serviteurs zélés d'un califat qui se veut universel. Leurs évêques, comtes et juges servent d'intermédiaires et de traducteurs lors du ballet ininterrompu des ambassades qui convergent vers la résidence califale de Madnat al-Zahrâ', nouveau foyer d'un Islam hégémonique.

La dissolution du christianisme autochtone en al-Andalus

L'éclatement d'al-Andalus en petits émirats qu'on appelle les taïfas, entre 1009 et 1031, semble dissoudre dans le silence ou dans l'indifférence la présence des populations chrétiennes, qui n'est plus évoquée dans les sources que très épisodiquement. On sait que le souverain de Saragosse, al-Muqtadir, octroie à deux reprises le vizirat à un chrétien dont il apprécie les qualités de poète, un certain Abû Âmir Ibn undialb. Par ailleurs, il emploie les services de l'évêque de Tortose, qui cumule peut-être sa fonction avec celle d'évêque de Saragosse, dans ses relations avec les royaumes chrétiens du Nord. A Grenade, l'émir Abd Allâh, dans ses Mémoires, mentionne la présence de villages chrétiens dans les Alpujarras, et le rôle joué par le chef des milices mercenaires, le chrétien Abû l-Rabî.

On sait donc que la minorité chrétienne n'a pas disparu à cette époque. Mais le plus intéressant est de noter que c'est la figure du mercenaire ou de l'affranchi chrétien qui occupe désormais le devant de la scène. Il est souvent qualifié de il, un terme de connotation assez négative à l'origine puisqu'il désigne des peuples non civilisés. Ces hommes nouveaux jouent un rôle politique et militaire que n'avaient jamais joué les tributaires chrétiens. C'est le cas du Cid, qui réussit à s'emparer de la taifa de Valence entre 1092 et 1102, ou bien de Sisnando Davidiz, qui fut capturé dans sa jeunesse en territoire chrétien et devint le principal ambassadeur de la taifa de Séville. Ils incarnent les liens resserrés que les taïfas sont obligées de nouer avec leurs voisins chrétiens du Nord.

C'est finalement au moment où ils disparaissent que les tributaires chrétiens ressurgissent dans les sources, entre la fin du XIe siècle et le milieu du XIIe siècle. En effet, contrairement à l'Orient, al-Andalus s'est vidé de ses minorités autochtones à la suite des mesures d'expulsion et de déportation entreprises par les Almoravides et parachevées par les Almohades. Ces mesures sont la conséquence directe de la Reconquête chrétienne d'une part, puisque les chrétiens de l'intérieur furent considérés comme une menace potentielle. D'autre part, elles sont aussi la conséquence du processus d'unification de l'islam dans un sens rigoriste mené par ces deux dynasties.

La mémoire arabo-andalouse et le paradigme de « l'Espagne des trois religions »

La culture arabo-andalouse, à l'instar de la culture orientale, met les Arabes au centre de l'Histoire. Le califat se veut la transplantation ou plutôt la continuation du modèle oriental, dont al-Andalus, terre qui était tout d'abord étrangère aux Arabes, a constitué le refuge et le foyer par excellence. L'élément autochtone chrétien, qui pourtant constitue une part importante de la population au moins jusqu'au Xe siècle, ne participe pas à l'élaboration de cette mémoire.

Ce constat s'oppose au paradigme de « l'Espagne des trois religions » qui valorise au contraire le rôle essentiel des minorités dans la définition de l'identité andalouse et, plus largement, ibérique. Or ce modèle est totalement étranger à l'histoire arabo-musulmane d'al-Andalus. Il est en effet le produit de l'idéologie des Lumières : en même temps que l'on redécouvrit le passé arabe de la péninsule Ibérique à la fin du XVIIIe siècle, on érigea l'Islam andalou en modèle de « tolérance » pour la bonne raison qu'on voulait l'opposer à une Eglise catholique encore très puissante et que l'on jugeait plongée dans l'obscurantisme et le fanatisme. C'est ainsi que le thème des minorités dans « l'Espagne musulmane » servit d'argument polémique au camp libéral dans sa lutte contre la mainmise ecclésiastique.

Les arabisants, qui traditionnellement appartenaient en Espagne au camp libéral jusqu'aux années 1970, jugeaient toutefois avec beaucoup de réserve le cas de la minorité chrétienne,  communément désignée sous le terme de « mozarabes ». En effet, les mozarabes étaient considérés comme une communauté repliée sur elle-même, fossilisé, imperméable à toute influence de l'islam. Cette image avait d'ailleurs été revendiquée par l'historiographie conservatrice qui, à la fin du XIXe siècle, exaltait justement la résistance supposée des chrétiens à la domination islamique. N'y avait-il pas d'ailleurs des récits, écrits en latin à Cordoue vers 850, qui retraçaient le martyre héroïque d'une cinquantaine de chrétiens, persécutés par les « Ismaélites » ? Les historiens conservateurs y voyaient le symbole de l'identité espagnole, forgée dans le refus de l'islam. Les libéraux y voyaient au contraire la marque du fanatisme des milieux cléricaux. C'est dire que cette polarisation idéologique ne facilita pas une juste appréhension du rôle joué par le christianisme dans la société arabo-andalouse.

II. Identité « mozarabe » et identité « andalouse »

Or le cas des mozarabes n'est justement que le reflet d'un processus plus ample de genèse d'une société arabo-musulmane en al-Andalus. Il ne s'agit pas d'une histoire communautaire retranchée ou isolée vis-à-vis de l'Islam, mais au contraire d'une histoire immergée dans l'Islam.   Deux regards sur la conquête : les chroniques de 741 et 754   Dès les premières années qui suivent la conquête se dessinent les deux positions autour desquelles tournera ensuite la littérature chrétienne d'al-Andalus. Une première chronique, rédigée vers 741, se montre très accommodante envers l'Islam. Elle n'est pas centrée sur la péninsule : elle est ouverte au contraire sur le bassin méditerranéen et dresse un tableau synoptique de l'évolution des grands empires qui se partagaient cet espace avant l'émergence du « royaume des Sarrasins ». Le portrait de Mahomet ne contient aucune intention polémique. « Né dans la plus noble des tribus », il est décrit comme un stratège avisé, mais jamais il n'est présenté comme un prophète : cette réputation lui aurait été donnée post mortem  par son peuple, qui le vénérait comme un Dieu. La relative impartialité de l'auteur suggère qu'il adhérait au moins partiellement au discours impérial omeyyade. Damas, la capitale du nouveau « royaume » est décrite dans les termes les plus flatteurs. Les conquêtes arabes et les portraits des califes sont l'occasion d'un récit assez laudatif que l'on croirait presque issu d'une chronique dynastique omeyyade. Pour cet auteur inconnu, les « Espagnes » ne sont qu'une province du nouvel empire qui, à l'exemple de l'empire romain, réunit de nouveau l'Orient et l'Occident. La seconde chronique, écrite vers 754, s'inscrit elle aussi dans le cadre méditerranéen tout en se focalisant sur la péninsule Ibérique. Peut-être écrite à Tolède, elle met en place une tout autre interprétation de la conquête arabe, qui alimentera l'historiographie hispanique jusqu'aux chroniques castillanes du XIIIe siècle. Cette fois-ci, l'intention est nettement polémique : Mahomet est présenté comme un usurpateur habile, figure de l'Antéchrist, qui réussit à s'emparer du monde civilisé pour mieux le dévaster. La conquête est vue comme une rupture dévastatrice qui soumet le peuple des Goths à l'oppression fiscale des nouveaux maîtres. Selon un schéma que l'on retrouve dans les chroniques syriaques, la domination islamique est interprétée à l'aide d'une grille de lecture eschatologique qui assimile les tribulations des chrétiens à celles d'Israël.

La communauté des élus

Le courant eschatologique ressurgit au milieu du IXe siècle, dans un contexte de mutations sociales où les conversions et les alliances matrimoniales sont de plus en plus nombreuses, à tel point que le groupe des convertis occupe désormais une place importante à l'échelle locale, à Cordoue comme dans les campagnes. Ce courant eschatologique n'est d'ailleurs pas le propre du christianisme ibérique, puisque la première chronique arabo-andalouse conservée, le Kitâb al-ta'rî d'Ibn Habîb, écrit avant 853, se termine par une série de prédictions concernant la ruine du pays. Al-Andalus y est vu comme une terre étrangère, où la domination arabe s'éteindra avec la Fin des Temps, qu'il annonce proche. Dans les sources latines écrites à la même époque par Euloge et Alvare de Cordoue, ce thème est omniprésent, mais c'est Mahomet et ses disciples qui incarnent l'Antéchrist. Face à la menace de dissolution de la communauté par l'islam s'exprime un discours de cohésion autour de l'idéal des martyrs et autour de la défense de la langue et de la culture latine. Dans un passage célèbre, Alvare de Cordoue s'indigne en effet de l'ascendant pris par la poésie et par la langue arabes auprès des jeunes chrétiens instruits de la bonne société cordouane.

Ce discours traduit donc, à travers le prisme de la communauté, l'évolution d'une société en transition où le poids démographique et social des musulmans est devenu sans doute majoritaire. Une société où la langue arabe et le modèle culturel oriental commencent à se diffuser auprès de l'ensemble de la société. L'identité est ici affirmée sous la forme d'un discours de distinction sociale visant à redéfinir les frontières du groupe autour d'un idéal commun, celui de la communauté des élus.

Le latin comme emblème identitaire

La langue latine apparaît ici comme un emblème de distinction privilégié du christianisme en terre d'Islam ibérique. Il est vrai que les mozarabes se sont toujours définis comme des Latins, y compris lorsque cette langue leur était devenue peu familière. Le latin était tout d'abord la langue de la liturgie : exilés au Maghreb, les derniers groupes de chrétiens d'origine andalouse continuent à célébrer leur messe en latin. Lorsqu'au XIIe siècle le cadi de Marrakesh perquisitionne chez l'un de ces exilés, passé à l'islam, il découvre une chapelle privée où figure un psautier en latin. Jusqu'au XIIe siècle, l'enseignement du latin se maintient à l'usage du clergé, et la copie de manuscrits dans cette langue ne s'éteint pas. C'est aussi en latin que les inscriptions funéraires sont rédigées jusqu'au XIIe siècle, l'écriture latine acquérant une valeur quasi prophylactique face à l'arabe, langue de l'islam.

Une anecdote racontée par l'auteur juif Moeh Ibn Ezra (m. c. 1135), illustre parfaitement le statut de la langue sacrée au sein des minorités religieuses d'al-Andalus. Croisant dans Grenade un théologien musulman, ils entament une discussion sur le judaïsme et le musulman le met au défi de réciter les Dix commandements en arabe. Moeh b. Ezra rétorque en lui demandant de réciter la Fâtihah en latin, langue qu'il maîtrise. L'autre ne fait qu'enlaidir la prononciation et déformer l'expression. Il comprend alors l'ineptie de sa demande et s'en excuse. Pour Moeh b. Ezra, chaque langue possède ses propres ressources. L'arabe, langue dans laquelle il excelle, peut exprimer toutes les nuances de la poésie et de la pensée, mais il ne peut traduire la Loi et les préceptes religieux qui constituent la base même du judaïsme.

Les « mozarabes », des chrétiens arabisés

Bien que la culture mozarabe se définisse comme latine, elle n'en est pas moins profondément arabisée. La racine même du mot l'indique : bien qu'il ne soit attesté que dans les sources latines du nord de la péninsule, son origine remonte à l'arabe mustarib et désigne selon le Lisân al-arab : « un groupe (qawm) de populations non-arabes (ajam) qui firent leur entrée parmi les Arabes (daalü f l-arab), se mirent à parler leur langue et imitèrent leur apparence (hay'âtihim). Mais ce ne sont pas des Arabes purs ». En al-Andalus, ce terme n'était pas utilisé, car les chrétiens y étaient avant tout considérés comme des ajam. Par contre, c'est dans l'exil qui les conduisit vers les royaumes chrétiens du Nord que leur particularité linguistique ressortait avec plus de netteté.

L'arabisation linguistique des mozarabes ne fait pas de doute. La pénétration de l'arabe se fit progressivement, mais l'étape fondatrice fut son adoption écrite pour la traduction de textes bibliques. Or on peut dater cette étape de la seconde moitié du IXe siècle, c'est-à-dire au moment même où fleurit la littérature arabo-chrétienne en Orient. Le premier ouvrage chrétien en arabe cité par les sources fut une exégèse de la Bible, écrite par l'évêque de Séville, personnage dont Alvare de Cordoue signale qu'il favorisait l'apprentissage de l'arabe dans son école cathédrale. Le premier témoignage conservé est une traduction des Psaumes en prose, traduction littérale mais fidèle, témoignant de l'acquisition d'un lexique théologique en langue arabe, probablement influencé par les écrits chrétiens orientaux. La pénétration de l'arabe dans les usages lettrés se fit grâce au Psautier, qui constituait la base de l'apprentissage de la lecture chez les chrétiens. Or la seconde traduction conservée date de 988 et nous en connaissons l'auteur, un certain af Ibn Albar al-Qûtî. Il s'agit de l'un des seuls auteurs chrétiens de langue arabe dont on connaisse le nom en al-Andalus, et dont la renommée dépassa les limites de sa communauté : un auteur arabe loue son érudition tout en regrettant qu'il l'ait mise au service de sa foi et sa traduction des Psaumes semble avoir été en usage parmi les auteurs juifs arabisés puisque Salomon Ibn Gabirol et Moeh Ibn Ezra le citent comme une référence.

L'œuvre est en effet remarquable par le fait qu'il s'agit d'une traduction versifiée, qui puise ses références dans la poésie arabe orientale. L'auteur semble en effet avoir les yeux rivés sur l'Orient, comme d'ailleurs tous les lettrés de sa génération. De plus, il s'agit d'un véritable plaidoyer pour l'usage de l'arabe dans l'Eglise d'al-Andalus. Le thème pentecôtiste de l'effusion des langues sert de justification au changement linguistique, car le christianisme s'adresse à la communauté des hommes tout entière : il est universel et ignore les frontières de la langue. De plus, le sens dépérit si l'Église ne parle plus la langue de son peuple, car les actes religieux perdent alors leur sens. Pour af Ibn Albar, les langues ne sont que le produit de l'histoire et des sociétés humaines. Son relativisme linguistique milite pour l'adoption de la nouvelle langue d'empire, mais s'oppose également à la théorie islamique de l'i'jâz, c'est-à-dire la perfection de la langue arabe du Coran, langue révélée. En contestant le statut de l'arabe comme langue immaculée de l'islam, il le détache d'un usage purement islamique pour en revendiquer une appropriation plus large.

Bilan d'une tradition littéraire de langue arabe

Entre la fin du IXe siècle et le milieu du Xe siècle, plusieurs traductions importantes virent le jour, notamment celle des Evangiles par Isâq b. Balashq en 946. La contribution mozarabe à la culture arabo-andalouse n'en demeure pas moins modeste, surtout si on la compare à l'apport des chrétiens d'Orient. L'éventail des textes connus est essentiellement représenté par des traductions et recouvre surtout le domaine ecclésiastique. L'influence de ces textes sur la littérature musulmane fut presque nulle, à l'exception de la traduction d'Orose, certainement commanditée par Abd al-Ramân III ou son fils al-akam II, et qui irrigua ensuite la géographie andalouse. Quant aux textes scientifiques, il n'y en a presque pas, ce qui n'est pas étonnant compte tenu de la faible activité scientifique à l'époque wisigothique. Il existe cependant un traité de médecine du début du Xe siècle, conservé au Caire mais encore inédit. Enfin, il a certainement existé plus de traités apologétiques et polémiques qu'on ne le soupçonnait. Ibn azm, dans son traité d'histoire des religions, utilise des traductions complètes de la Bible et cite aussi quelques extraits visiblement tirés de traités arabo-chrétiens disparus. L'un d'entre eux, attribué à saint Augustin et sans doute écrit avant le milieu du XIe siècle, réapparaît beaucoup plus longuement dans le traité de polémique antichrétienne d'un auteur andalou du XIIIe siècle, installé en Orient, al-Qurubî. Cet auteur emploie une dizaine de sources arabo-chrétienne qui témoigne d'une tradition d'écrits théologiques en arabe rédigés entre la fin du IXe siècle et le XIIe siècle, où pour les besoins de la lutte doctrinale contre l'islam, les mozarabes de Tolède furent mobilisés pour la dernière fois.

Conclusion

Le fait mozarabe illustre donc une logique d'acculturation qui est à l'origine de la genèse de la société arabo-andalouse. L'arabisation linguistique intervient au moment même où s'exprime chez les chrétiens de Cordoue le sentiment d'être devenus minoritaires, ce qui traduit très certainement le basculement de la société vers l'islam. L'acculturation repose toutefois sur la démarche volontariste et presque militante de quelques pionniers qui, à la fin du IXe siècle, ont les yeux tournés vers l'Orient et revendiquent leur appartenance à l'aire de culture hégémonique. Ainsi, loin d'avoir été une communauté fossile, la communauté mozarabe a suivi l'évolution de la société andalouse. À l'époque califale se situe très certainement l'apogée du processus d'arabisation, mais les réalisations califales laissent alors dans l'ombre la littérature arabo-chrétienne, peu à même de servir les intérêts des Omeyyades. L'originalité du moment mozarabe se situe donc ailleurs : dans l'existence d'un christianisme arabisé qui témoigne de l'ascendant qu'exerça l'Islam dans la péninsule Ibérique tout entière entre le IXe et le XIe siècle.

 

Pour citer cette ressource :

Cyril Aillet, Les Mozarabes et "l'identité andalouse", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mai 2007. Consulté le 07/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/arabe/civilisation/maghreb/les-mozarabes-et-l-identite-andalouse