Fârâbî et l'immortalité de l'âme
Introduction
Considéré par Maïmonide comme le Second Maître après Aristote, Abû Nasr al-Fârâbî (870-950) est connu tant pour sa connaissance approfondie de la philosophie grecque que comme maître du grand Avicenne. Ce que l’on n’aborde en revanche qu’à demi-mot, c’est sa mystique. Présenté comme un penseur de l’harmonie entre les doctrines des grecs[2], ou encore comme le père de la philosophe politique en terre d’islam[3], l’on a peine à s’imaginer qu’il puisse être considéré comme tel. C’est pourtant ce à quoi nous invite Louis Massignon selon lequel Fârâbî « [restait] attaché aux données révélées et paraît même recourir à l’expérience mystique [préparant alors] la voie à l’école illuminative de Sohrawardî»[4]. L’objet de cet article sera pourtant moins de démontrer le caractère mystique de la pensée de ce philosophe que de proposer une première discussion en ce sens sous un angle encore peu connu, à savoir sa conception de l’immortalité de l’âme.
Fârâbî et l'immortalité de l'âme
Cette question a pu faire problème dans la mesure où, selon Fârâbî, l’immortalité de l’âme ne va pas de soi, mais se mérite. Or, penser cela revient à repenser la condition humaine jusque dans sa mythologie la plus archaïque, car bien avant les récits eschatologiques de l’Ancien Testament, les Egyptiens[5] effectuaient déjà la pesée du cœur dans l’au-delà. C’est donc bouleverser l’ordre des choses et notamment le rapport qu’entretient l’homme avec Dieu, car si l’histoire de chaque homme trouve son origine en celle d’Adam, la vie d’ici-bas n’est-elle pas vie de rédemption en vue d’une vie future et bienheureuse ? Le Coran semble aller dans ce sens dans la mesure où il se présente comme un Livre adressé à « Ceux qui croient à ce qui [a] été révélé (à Muhammad) et à ce qui [a été] révélé avant lui et qui croient fermement en la vie future »[6]. Les versets qui succèdent à cette affirmation précisent que croire en la Révélation anté et post-muhammadienne, c’est réussir tant dans cette vie que dans la vie future. Seuls les infidèles ne croient pas en cela : « Allah a scellé leurs cœurs et leurs oreilles ; et un voile épais leur couvre la vue ; et pour eux, il y aura un grand châtiment »[7]. Faut-il alors considérer Fârâbî comme un infidèle ? Considérer l’immortalité de l’âme comme n’allant pas de soi n’est-ce pas une hérésie ?
Une étude approfondie des Opinions des Habitants de la Cité vertueuse[8] nous montre que Fârâbî enracine ce questionnement dans le cadre d’une critique adressée aux habitants des cités non vertueuses (ou non idéales). Passant en revue les divers éléments que les habitants de la cité vertueuse doivent avoir en commun, il postule notamment qu’ils doivent « connaître en quoi consiste la cité idéale et la félicité vers laquelle se dirigent les âmes de ses sujets ainsi que les cités opposées et ce vers quoi se dirigent leurs âmes après la mort : les unes vers le malheur, les autres vers le non-être[9] ». Par cette assertion, le problème de l’immortalité de l’âme se colore de multiples nuances pour le moins complexes. Il apparaît d’abord clairement que Fârâbî distingue l’âme des habitants de la cité vertueuse de l’âme des habitants des cités non vertueuses. Il semble d’autre part qu’il réserve la mortalité de l’âme à une partie seulement des âmes des habitants issus des cités non vertueuses qu’il destine au « non-être », alors qu’il accorde à l’autre partie une vie future orientée vers le « malheur ». Remarquons par ailleurs qu’il ne procède pas à une évaluation eschatologique des âmes des habitants de la cité vertueuse. Celles-ci se dirigent vers la félicité, c’est-à-dire vers un bonheur ultime, qui reste cependant terrestre.
Ce silence de Fârâbî suscita polémique et fit par exemple croire qu’il n’aurait cru qu’au bonheur en cette vie[10] et reniait ainsi la possibilité d’une vie éternelle. Mais, croire cela est impossible dans la mesure où dans le chapitre qui fait suite à l’extrait que nous venons de mentionner, Fârâbî semble se prononcer en faveur de l’immortalité de l’âme en ayant en vue cette fois, non pas les âmes des habitants de la cité idéale en tant que telles, mais leur plus noble vertu, à savoir l’humilité. Pour lui en effet : « L’humilité est de reconnaître qu’un Dieu gouverne l’univers, que les êtres spirituels organisent et veillent sur tous les actes. Elle consiste à pratiquer la glorification de Dieu, les prières, les louanges et les actions de grâce. Si l’homme accomplit cela et abandonne beaucoup de biens désirés dans cette vie, s’il persévère dans cette voie, il est dédommagé et récompensé par de grands biens après la mort. Mais, s’il ne s’attache à aucune de ces pratiques, s’il s’empare des biens dans cette vie, il en sera puni après la mort par des maux immenses dans son éternité »[11]. Cette attestation permet dans un premier temps une réhabilitation partielle de la pensée de Fârâbî dans le schème coranique dans la mesure où il conçoit l’idée d’une rétribution divine occasionnée par la reconnaissance de Dieu et de son ministère, mais également par les actions humaines réalisées durant la vie terrestre. L’on comprend alors en quoi consiste « le malheur » précédemment évoqué pour caractériser la condition de certaines âmes des habitants des cités non vertueuses en cela que Fârâbî envisage des « maux immenses » dans l’au-delà pour ceux qui se seraient détournés de Dieu, mais auraient également accordé trop d’importance aux plaisirs de la vie terrestre. Aussi, dans la mesure où ces « maux immenses » semblent atteindre l’homme « en son éternité », l’on pourrait être amené à concevoir la mortalité de l’âme comme une punition ultime émanant de la Colère de Dieu.
Fârâbî ne nous convie-t-il pas en effet à envisager la rétribution divine dans une perspective scalaire ? C’est ce qui apparaît si l’on se penche vers ceux que l’on peut envisager comme les futurs bienheureux. Ayant consacré leur existence au culte divin et s’étant détournés des biens de ce monde, Dieu les « dédommage » et les « récompense par de grands biens après la mort ». Aussi, plutôt que de concevoir le malheur comme opposé à la félicité, nous pourrions en réalité penser l’immortalité de l’âme à l’aune d’une échelle de valeur allant d’un optimum, qui serait le bonheur suprême ou la félicité, à un minimum qui serait le non-être, c’est-à-dire l’absence de droit à une existence dans l’au-delà, le malheur prenant alors place entre ces deux états en tant qu’état intermédiaire. Cette échelle trouve sa justification dans l’étude que Fârâbî mène sur l’ensemble des cités imparfaites[12] où il passe en revue successivement : 1/ Les âmes des habitants des cités ignorantes, condamnées à la perdition et à l’anéantissement. 2/ Les âmes des habitants des cités perverses, condamnées au malheur. 3/ Les âmes des habitants des cités égarées qui ont le même sort que celui des habitants des cités ignorantes. 4/ Les âmes des habitants des cités versatiles qui ont le même sort que celui des habitants des cités ignorantes et égarées.
À première vue, il serait possible d’établir une distinction entre le cas des habitants des cités ignorantes, versatiles et égarées, et celui des habitants des cités perverses. En réalité, ces divers diagnostics mobilisent des donnés différentes qui obligent à entrer plus avant dans la métaphysique de Fârâbî en se tournant notamment vers sa cosmologie. Jusqu’à présent il nous a été donné d’entrevoir une médiation possible entre Dieu et les hommes au moyen de cette vertu qu’est l’humilité. Mais, en se focalisant à nouveau sur notre extrait, l’on se rend compte que Dieu qui « gouverne l’univers » fait également place à des « êtres spirituels [qui] organisent et veillent sur tous les actes ». Et l’humilité consiste précisément à reconnaître tant la Gloire de Dieu que l’existence ainsi que le rôle de ces « êtres spirituels » dont on peut présupposer à juste titre qu’ils Le subordonnent. Pour Fârâbî, il y a donc « trois mondes : spirituel, céleste et matériel »[13]. Il les distingue à partir des catégories logiques du nécessaire, du contingent et du possible. Autrement dit, le monde spirituel est un monde qui ne peut pas ne pas exister. Le monde matériel est, quant à lui, pris entre l’existence et la non-existence, alors que le monde céleste peut ne pas exister « seulement à un certain moment […] car il est plus défectueux que le premier (le monde spirituel) et plus parfait que le troisième (le monde matériel) »[14].
Pour établir un retour possible vers l’évaluation fârâbîenne des cités imparfaites il faut encore avancer d’un pas en concevant conjointement psychologie et cosmologie. Autrement dit, pour saisir la façon dont Fârâbî évalue les cités imparfaites, il faut concevoir ces trois mondes dans une perspective psychologique où l’intellect fait son entrée puisque c’est au moyen de sa puissance raisonnable[15] que l’âme de l’individu peut intelliger tant l’Intellect Agent, qui se trouve dans le monde spirituel, que les Intelligences intermédiaires, situées dans le monde céleste. En effet, le système cosmologique de Fârâbî se propose comme une hiérarchie au sommet de laquelle on retrouve l’Etre Premier ou l’Un, lequel est séparé de l’ensemble du vivant par une concaténation de corps célestes ou substances non-hyliques qui entretiennent par leurs essences un rapport d’intellection entre elles et avec l’Un : la susbtantification (tajawhar). Ces diverses substantifications se produisent jusqu’à parvenir à la dixième Intelligence, ou Sphère de la Lune à partir de laquelle on entre en contact avec la matière, c’est-à-dire avec les êtres du monde sublunaire (par opposition aux planètes appartenant au monde supra-lunaire), qui se situent au plus bas degré de la perfection. Parmi eux, l’homme semble occuper une place particulière.
La hiérarchie des Intelligences[16]
1/ L’Un, Dieu, l’Intellect Agent
2/ Le Second (Premier ciel)
3/ Troisième être ou intelligence (Sphère des fixes)
4/ Quatrième être ou intelligence (Saturne)
5/ Cinquième être ou intelligence (Jupiter)
6/ Sixième être ou intelligence (Mars)
7/ Septième être ou intelligence (Le Soleil)
8/ Huitième être ou intelligence (Vénus)
9/ Neuvième être ou intelligence (Mercure)
10/ Dixième être ou intelligence (La Lune)
11/ Onzième être ou intelligence : clôt le cycle des existences des corps non-hyliques
Les êtres dans le monde[17] (substances hyliques qui ont besoin d’une matière et d’un substrat pour exister)
1/ Les éléments : le feu, l’air, l’eau, la terre
2/ Être rattachés aux éléments : la vapeur, les flammes…
3/ Les minéraux : les pierres
4/ Les végétaux
5/ Les animaux non-raisonnables
6/ Les animaux raisonnables (l’homme seul être caractérisé par une double nature âme/corps. Cette double nature lui permet une possible ascension vers l’Un).
Si comme le schéma l’indique, l’homme dispose d’une double nature susceptible de l’élever vers l’Un au moyen de l’intellection, comment concevoir la distinction que Fârâbî établit entre les âmes vouées à la félicité éternelle, celles vouées au malheur, et celles condamnées au non-être ? Pour répondre à cela, il faut définir trois éléments à savoir : l’âme, l’intellection, et enfin, l’homme.
L’âme selon Fârâbî
Comme Platon et Aristote, Fârâbî conçoit l’âme comme une unité dotée de parties qu’il envisage comme des puissances qui s’engagent dans une dynamique hylémorphique singulière. D’un point de vue structurel d’abord, l’âme est dotée de cinq puissances[18] : 1/ La puissance nutritive : responsable de la nutrition. 2/ La puissance sensitive : relative aux cinq sens. 3/ La puissance imaginative : siège de la mémoire. 4/ La puissance raisonnable : siège de l’intellect et du discernement. 5/ La puissance appétitive : siège de la volonté et du désir.
Hormis la raisonnable et l’imaginative, ces puissances sont à leur tour dotées de puissances principales[19] et de puissances servantes et nourricières, et c’est dans cette mesure par exemple que la puissance nutritive a pour puissance principale la bouche et pour servantes et nourricières, l’estomac, le foie, ou encore, la rate[20]. Ces puissances ont toutes pour siège le cœur, considéré comme l’organe chef. De cette façon, Fârâbî envisage un système de relations entre les diverses puissances de l’âme et le cœur : « chacune des puissances nourricières et servantes est dans un organe du corps, et la principale organise naturellement les autres. Celles-ci lui ressemblent et suivent ses actions, qui sont naturellement selon le but du chef qui est le cœur »[21]. On assiste à une véritable législation organique, incarnée dans le corps, et qui semble se présenter comme dotée d’une conscience, au-delà de sa fonction qui le meut en direction du cœur.
Dans ce schème, les puissances imaginative et raisonnable se démarquent donc, et, en ce qui concerne l’imaginative, Fârâbî la présente comme non dotée de puissances nourricières dispersées dans l’organisme : « elle est une, et elle se trouve aussi dans le cœur, elle garde les sensations après leur disparition des sens »[22]. Ce détail n’est pas sans importance, car il accorde à la puissance imaginative un traitement particulier. En tant que siège de la mémoire, la puissance imaginative rend possible l’imitation, instance qui peut s’apparenter comme une voie intermédiaire entre la vérité qui est de l’ordre de l’Intellect Agent et la réalité terrestre. Comme la puissance imaginative, la raisonnable n’a pas de puissances nourricières dispersées dans les autres organes, mais elle domine cependant « l’ensemble des puissances imaginatives en tout genres »[23]. De surcroît, elle se trouve consacrée en puissance dirigeante et dirigée : elle dirige la puissance principale sensitive ainsi que la puissance principale nutritive, et est dirigée à son tour par la puissance appétitive. La puissance appétitive a donc à son service l’ensemble des puissances de l’âme ainsi que les divers organes corporels qui trouvent leur ministère dans le cœur, qui se présente par conséquent comme le siège de la volonté.
Comme nous le suggérions, les puissances de l’âme s’engagent également dans une logique hylémorphique[24] selon laquelle : 1/ La puissance sensitive principale est la forme de la puissance nutritive principale qui est donc sa matière. 2/ La puissance imaginative est la forme de la puissance sensitive principale qui est donc sa matière. 3/ La puissance raisonnable est la forme de la puissance imaginative, mais n’est à son tour matière pour aucune autre puissance[25]. C’est à partir de cette logique hylémorphique que peut se poser la question de l’intellection dans la mesure où la puissance raisonnable apparaît comme la forme dernière et ultime des puissances de l’âme.
L’intellection
De toute évidence, l’intellection doit se définir comme le procès de la puissance raisonnable. Mais, ici encore, Fârâbî décline cette procédure selon plusieurs niveaux : 1/ Un niveau général selon lequel il existe des Intelligibles communs à tous les hommes comme la géométrie théorique, la morale (qui distingue les belles et les mauvaises actions), et enfin, ce qui ne dépend pas de l’action humaine (les cieux, la Cause première et ses implications). 2/ Un niveau singulier focalisé vers l’intelligence humaine.
Cette distinction entre Intelligibles communs et intellect révèle le fait que pour Fârâbî, l’intellection a pour objet l’Intelligible, et qu’à la manière de Platon, il y aurait des vérités universelles et immuables. Cependant, tandis que Platon considérait que la vérité n’était pas accessible à tous, mais que l’on pourrait espérer l’acquérir au terme d’une certaine éducation[26], Fârâbî inscrit l’intellection dans un processus hylémorphique dont les Intelligibles communs ne sont pas le terme, mais seulement une première étape, révélatrice de l’humanité de l’homme. En effet, si comme on l’a constaté plus haut, l’homme est susceptible par sa double nature de s’élever vers l’Un ou Intellect Agent sans l’intellection des Intelligibles communs, il peut tout autant dépérir, se corrompre, jusqu’à devenir une matière informe qui ne peut plus prétendre au statut d’homme. Se pose alors la question de savoir comment cela est possible ?
De ce que nous venons d’affirmer nous pouvons définir la non-intellection comme un processus de dépérissement de l’humain. Le fait contraire, l’intellection, supposerait alors un processus d’accomplissement de l’humain. Aussi, la puissance raisonnable se décline en un intellect théorique et un intellect pratique. L’intellect théorique est chargé d’intelliger les Intelligibles connaissables, quand l’intellect pratique est chargé de réaliser les choses particulières, qu’elles soient présentes ou futures. Aussi, la puissance imaginative se présente comme le lien entre l’intellect pratique et l’intellect théorique. Par cette liaison, l’intellect peut alors se manifester sous trois formes : 1/ Une forme agente : c’est l’intellect agent. 2/ Une forme acquise : c’est l’intellect acquis. 3/ Une forme patiente : c’est l’intellect patient. En tant que siège de la mémoire, la puissance imaginative va pouvoir recevoir les Intelligibles parfaits (les choses agréables à voir) et imparfaits (les sensibles les plus vils) comme tels et les imiter à la manière des imitateurs. Celle-ci ne les reçoit cependant pas directement, mais indirectement par la médiation de la puissance raisonnable qu’elle imite. Mais, pour être imitée, la puissance raisonnable doit devenir une intelligence en acte, c’est-à-dire passer de sa forme patiente à sa forme agente par une actualisation effectuée par l’Intellect Agent. Or cette médiation est impossible de façon directe, dans la mesure où l’intellect humain est séparé de l’Intellect Agent par les Intelligences célestes. Ainsi, l’Intellect Agent mène à la puissance les Intelligibles qui font l’objet de l’intellection humaine, ainsi que les Intelligences célestes, lesquelles sont intermédiaires entre l’intellect humain et l’Intellect Agent, de sorte que l’actualisation à partir de laquelle l’intellect humain vient à l’acte soit nécessairement assurée par une Intelligence céleste. Or, dans la mesure où l’ordre des êtres naturels apparaît sous la sphère de la Lune, l’actualisation de l’intellect humain est assurée par la dixième Intelligence. Si cela a lieu dans un homme, Fârâbî le considère comme étant dans la situation de celui qui a reçu la révélation : « Dieu, le Grand et Majestueux, lui révèlera par l’intermédiaire de l’intelligence agente. Ce qui émane de Dieu sur l’intelligence agente émanera de celle-ci sur l’intelligence patiente, devenue intelligence acquise, puis émanera sur sa puissance imaginative. L’homme devient ainsi, par ce qui émane sur son intelligence patiente, un sage philosophe parfaitement intelligent, et par ce qui émane sur sa puissance imaginative, un prophète annonciateur de ce qui adviendra et un informateur des évènements actuels particuliers. Il devient intelligent du divin »[27].
L’intellection se définit donc bien comme un processus de perfectionnement de l’humain, et lorsqu’elle arrive à son terme ultime, l’individu devient « intelligent du divin », c’est-à-dire se substantialise en l’Intellect Premier, dans lequel il est en communion avec la dixième Intelligence, pallier à partir duquel il devient « un philosophe parfaitement intelligent » dont on présuppose la maîtrise des vérités théorétiques et pratiques relevant des Intelligibles. Il devient également un « prophète annonciateur de ce qui adviendra et des évènements particuliers». Autrement dit, un tel être est au contact de ce qui a trait à l’inconnu, au Caché, et donc est en mesure d’apporter des éléments de réponse sur la question de l’immortalité de l’âme. Un problème se pose alors à cet endroit : quel intérêt y aurait-il pour un tel être de s’interroger sur ce point ? L’individu ayant atteint un tel niveau d’intellection ne jouit-il pas de la félicité ultime à l’aune de laquelle rien ne peut être désiré ? C’est dans cette perspective que Fârâbî semble définir le bonheur : « il consiste en ce que l’âme humaine parvienne à l’extrême perfection de l’existence, de sorte qu’elle n’ait plus besoin de matière pour subsister. Elle se trouve ainsi dans l’ensemble des êtres purifiés des corps, et dans l’ensemble des substances séparées de matières, et elle demeure ainsi à jamais ; mais son rang sera toujours celui de l’Intelligence agente [la dixième Intelligence]. Elle parvient à cet état par certains actes volontaires, les uns intellectuels, les autres corporels, mais cela ne se fait pas par n’importe quels actes, ce sont des actes définis, mesurés, qui proviennent de certaines dispositions et de dons définis et mesurés »[28]. De cela, il apparaît que l’intellection conduit au bonheur, et que ce bonheur donne accès à l’éternité, car l’âme qui accède à un tel état y « demeure à jamais ». Cependant, il apparaît également que mise en relation avec le bonheur, l’intellection soit insuffisante pour y conduire, et que par conséquent la question de l’obtention du bonheur déborde le terrain de la psychologie seule pour des considérations morales et électives : le bonheur s’acquiert au moyen « d’actes définis et mesurés » qui, eux-mêmes, résultent de « certaines dispositions » et « de dons définis et mesurés ». Mais ces dernières considérations débordent à proprement parler la condition humaine dans la mesure où le bonheur envisagé ici est non seulement accessible à l’être dont l’intelligence est venue à l’acte, mais encore présuppose une élection. Est-ce-à-dire que la félicité ultime ne soit accordée qu’à un tel individu ? Le bonheur ne peut-il pas se répandre également sur le commun des hommes ? Et si oui, comment ? Pour répondre à cette question, il faut se tourner vers la détermination de l’homme.
L'homme selon Fârâbî
Comme nous l’avions esquissé plus haut, Fârâbî conçoit des Intelligibles communs censés être intelligés par tout un chacun. Cette notion peut permettre d’attirer l’attention sur le fait suivant : Fârâbî envisage l’homme comme une entité qui s’intègre ontologiquement dans un tout collectif conçu dans les Opinions des Habitants de la Cité vertueuse en fonction du concept « d’opinion ». De la même façon, l’intellection des Intelligibles communs invite à concevoir l’idée d’une intellection collective, et à supposer ainsi, un bonheur non singulier, mais collectif. Or, si comme la cité idéale cette cité est dirigée par un prophète-philosophe au contact de la dixième Intelligence, on résout pour les habitants de cette même cité le problème de l’obtention du bonheur qui s’acquiert ainsi en suivant les lois prescrites par le chef de la cité. On résout également le problème de la félicité ultime en cela que le bonheur dont il est question dans une cité justement gouvernée ne peut-être qu’ultime parce que résultant du commandement d’un individu parfait. On perd cependant de vue l’idée d’un bonheur proprement individuel, le bonheur étant strictement obtenu sous le régime de la collectivité.
L’analyse des cités imparfaites en revanche, donne lieu à l’émergence d’individualités singulières. Mais avant de s’y pencher, il est nécessaire de révéler le schème métaphysique selon lequel Fârâbî entend leurs existences. Par définition, « les âmes des habitants des cités ignorantes demeurent imparfaites, elles ont besoin pour se soutenir, de la matière en laquelle aucune impression de la vérité ne s’est faite par les intelligibles premiers »[29]. Autrement dit, les âmes des habitants des cités ignorantes sont des âmes non intelligentes qui n’entrent dans aucun processus intellectif et qui, par conséquent, s’engagent dans le processus inverse qui n’est autre que le dépérissement et qui s’apparente à des décompositions successives de la matière en ses éléments constitutifs, cela jusqu’à un résidu final correspondant à une forme élémentaire, laquelle peut ensuite recevoir une nouvelle forme : « S’il arrive que ses parties (constitutives de l’homme avant sa corruption) se mélangent de façon à recomposer un homme, on aura le retour vers l’aspect d’un être humain. Si le mélange est d’une autre sorte, il y aura forme d’une autre espèce d’animal ou la forme d’une espèce non animale »[30]. De cela émerge alors la définition de l’homme imparfait qui, non réduit à la seule matière et à ses lois, peut soit devenir un homme selon « l’aspect », ce qui revient à être un homme dépourvu d’essence ou d’âme, l’âme étant en effet le siège de l’intellection, soit, devenir un animal et être dépossédé tant de sa forme originelle que de son essence, ce qui reste néanmoins un moindre mal si l’on se tourne vers la dernière alternative envisagée par Fârâbî pour qui la décrépitude de l’homme peut le conduire à devenir une forme élémentaire non animale. Et tel est le cas « des êtres condamnés à la perdition et à l’anéantissement, comme il en est des bêtes, des lions et des vipères »[31].
Plusieurs remarques peuvent éclairer ce constat. Dans un premier temps, il nous faut souligner à nouveau la singularité de l’anthropologie de Fârâbî qui apparaît moins comme une évaluation factuelle que comme un processus qui, positivement, mène à l’individu parfait, qui se substantialise en la dixième Intelligence et, négativement, mène à l’individu imparfait qui se substantifie dans la matière. Dans les deux cas il ne s’agit plus d’homme en tant que tel mais, « d’homme en acte », ou « d’homme non-actualisé ». L’homme en acte, ou l’individu parfait est donc l’individu qui inscrit son existence dans le cadre d’un retour vers l’Un, et dont on peut dire qu’il est « un philosophe parfaitement intelligent », et « un prophète » intelligent du divin. L’homme « non-actualisé », que l’on peut se représenter comme un intellect passif, non imprégné des Intelligibles communs, subit toutefois une transformation non intellectuelle, mais matérielle. En n’élevant pas son âme vers l’Un, l’individu perd sa qualité d’homme « étant donné que ce qui confère un privilège à l’homme sur les autres êtres vivants est la puissance qui lui permet d’effectuer le départ entre les causes et les réalités »[32]. Or, un tel départ n’est pas concevable sans l’intellection, ce qui a donc pour implication une métamorphose partielle ou complète de l’individu, en « homme apparent » que l’on peut envisager soit comme un automate, soit comme un animal, c’est-à-dire en un être dépourvu de puissance raisonnable, ce qui se présente toutefois comme un moindre mal, quand la transformation de l’individu aboutit à l’élément, et donc à la pure matière, laquelle est absolument a-spirituelle, sans âme.
L’on comprend ainsi plus aisément la destination des hommes dans l’au-delà, et l’on constate alors que le jugement de Fârâbî est proprement logique et non hérétique. L’âme de l’homme parfait accède au bonheur suprême ou félicité ultime car un tel être aura renoncé au bien de cette vie, et sera en droit d’être récompensé pour sa persévérance et ses efforts. L’homme imparfait, quant à lui, se corrompt dès cette vie et peut en cas de corruption intégrale, c’est-à-dire de susbtantification avec la matière réduite à son état élémentaire, ne pas accéder à la vie éternelle. Un tel être ainsi transformé devient en réalité un non-être qui, ne possédant rien, peut être perçu également comme une non-âme. Or, la vie éternelle présuppose toujours l’idée d’une survivance de l’âme. C’est dans cette mesure que l’âme peut seulement espérer deux états dans l’au-delà, le bonheur et le malheur, qui est contraire au bonheur. Cette vision ne s’abstrait cependant pas d’un providentialisme dans la mesure où comme on l’a constaté précédemment, l’individu parfait est élu et disposé à être parfait. Son rôle va être par conséquent d’assurer le salut pour l’ensemble des individus qui vont entrer sous son gouvernement. Pour Fârâbî, en effet, la religion se définit comme : « des opinions et des actions réglementées et rattachées à des clauses, que prescrit le premier gouvernant d’un groupe de gens […]. Si le premier gouvernant est réellement vertueux et si son gouvernement est vertueux, il revendique seulement, dans ce qu’il en prescrit, d’acquérir avec tous ceux qui sont sous son gouvernement la félicité ultime qui est réellement félicité, et cette religion est une religion vertueuse »[33].
Tout homme peut donc s’élever à la vertu en suivant le sillon de l’homme parfait. Le salut de l’âme humaine s’obtient chez Fârâbî dans une vision politique, qui, idéale, impliquerait comme dans le Politique[34] de Platon, non plus des individualités éparses, mais une communauté de vies. Et l’on peut à juste titre estimer que, de même que l’individu parfait s’unit à la dixième Intelligence comme pour s’y fondre par la pensée, de même, l’ensemble des habitants de la cité vertueuse communient tous dans ce vers quoi le gouvernement de l’individu parfait tend, à savoir, la félicité. Ceci pousse Fârâbî à considérer la cité vertueuse comme une cité instituée sur l’amour : « Dans cette cité, l’amour advient d’abord en vue du partage de la vertu. Cela est relié au partage des opinions et des actions. Les opinions qu’ils doivent partager portent sur trois choses : le commencement, la fin, et ce qui est entre les deux. L’accord de l’opinion à propos du commencement est l’accord de leurs opinions à propos de Dieu, à propos des [êtres] spirituels, à propos des hommes pieux qui sont le modèle [à imiter], [à propos de] la manière dont le monde et ses parties ont commencé, dont l’homme est venu à l’existence, puis [à propos] des rangs des parties du monde, du rapport les unes avec les autres, de leur niveau par rapport à Dieu et aux [êtres] spirituels, puis, [à propos] du niveau des hommes par rapport à Dieu et aux [êtres] spirituels. Cela est le commencement. La fin est le bonheur, et ce qui est entre les deux, ce sont les actions par lesquelles le bonheur est acquis »[35].
L’homme se destine donc au bonheur, et pour son acquisition, l’individu parfait va jouer à l’égard des individus vertueux le rôle que l’intellect acquis joue auprès de l’intellect passif : l’homme a originellement un bonheur en puissance qui doit advenir en acte par l’entremise de l’individu parfait. Cette actualisation lui fait perdre sa singularité au profit d’une communauté de volontés régies d’un point de vue universel par l’amour, et d’un point de vue singulier, par l’humilité, que Fârâbî présente dans les Opinions des Habitants de la Cité vertueuse comme étant la vertu essentielle des individus vertueux. De cette façon, tout habitant issu d’une cité imparfaite ne pourra espérer que le contraire de la perfection au mieux, c’est-à-dire, le malheur, et au pire, sera voué à une corruption intégrale. Partant de cela, il nous est possible d’envisager le système de rétribution des âmes des cités imparfaites comme suit[36] : 1/ Les âmes des habitants des cités ignorantes sont condamnées à la perdition et à l’anéantissement[37]. 2/ Les âmes des habitants des cités perverses se présentent dans une condition intermédiaire. Elles ont, en effet, des dispositions psychiques qui résultent des enseignements de la cité vertueuse, et sont donc libérées de la matière, mais leurs conduites pervertit cet enseignement. Dans ce cas, Fârâbî conçoit un préjudice subi par la puissance raisonnable de l’âme, qu’elle ressent seulement lorsqu’elle s’isole de la puissance sensitive. Une telle conduite trouve sa représentation en « l’homme accablé » qui, lorsque ses sensations le distraient, n’est pas touché par son chagrin et par conséquent n’en souffre pas. C’est aussi le cas de « l’homme malade » qui, lorsqu’il se laisse distraire par les choses, peut voir sa souffrance diminuer jusqu’à ne plus sentir la douleur. Or, pour les habitants des cités perverses, la souffrance est sans fin. Dans cette mesure, ils seront dans la souffrance, et leur âme se destine au malheur dans l’au-delà. 3/ Les âmes des habitants des cités égarées sont plongées dans une condition analogue à celle des habitants des cités ignorantes et se destinent aussi à la perdition et l’anéantissement. Toutefois, cette corruption résulte moins de la collectivité que d’un individu. Pour Fârâbî, c’est en effet un individu, « l’impie » qui fausse les idées des habitants de la cité et les détourne du bonheur. Dans ce cas il n’y a qu’un seul malheureux dans la cité égarée, à savoir, l’homme impie. 4/ Les âmes des habitants des cités versatiles ont le même sort que les âmes des habitants de la cité égarée. Comme dans le cas des âmes de la cité égarée, l’égarement des habitants de la cité versatile est dû à un être impie qui fausse les idées des habitants et les détourne du bonheur. Fârâbî profite de ce contexte pour se prononcer sur le devenir de l’âme d’un individu qui par lui-même renoncerait au bonheur « par distraction ou par erreur ». Un tel être est également voué à la perdition ainsi qu’à l’anéantissement.
Dans cette évaluation des âmes, Fârâbî envisage une dernière situation, celle de l’âme de l’individu vertueux vivant dans une cité impie où il est forcé d’agir contre la vertu. Un tel être est malheureux en cette vie, mais mérite néanmoins le bonheur dans la vie à venir. Fârâbî étudie de façon approfondie cette situation dans sa Philosophie de Platon[38] où il explique dans son analyse du Phédon, qu’une telle « vie est pire que la mort », et comment Socrate fut par conséquent conduit à accepter son sort injuste plutôt que de fuir sa communauté. Ainsi, entre la vie et la mort il n’y a qu’un pas et il faut justement le franchir pour résoudre le problème de l’immortalité de l’âme chez Fârâbî.
En concevant l’homme comme un être susceptible de s’élever ou de se corrompre, Fârâbî lui accorde en réalité une dignité et une responsabilité. Etre digne, c’est reconnaître le privilège par lequel il est possible de s’élever vers l’Un et de faire la différence entre les causes et les réalités. Etre responsable, c’est faire de cette même dignité une destination : l’homme peut alors s’élever, dans le cas de l’individu parfait, jusqu’à la dixième Intelligence en se libérant totalement de la matière pour devenir intelligent du divin. Les individus n’arrivant pas à un tel niveau peuvent s’unir au moyen d’une disposition intérieure qui n’est autre que l’humilité et par l’amour dans cette quête de l’Un, en suivant l’enseignement de l’homme parfait qui est un philosophe parfaitement sage (connaissant les vérités théoriques) et un prophète inspiré (connaissant les vérités pratiques). Une telle vie, en tant que communauté de lien et quête vers l’Un, est à la fois vertueuse et religieuse, et donne lieu à bon droit à la félicité ultime. C’est donc dès cette vie que le bonheur doit être recherché. Le bonheur, c’est le destin de l’homme et non sa destination. Par conséquent ceux qui considèrent le bonheur ultime dans la seule vie future n’ont pas su faire le départ entre les causes et les réalités.
Vivre, c’est donc aspirer à l’union avec la dixième Intelligence et vouloir se consumer dans l’Amour de l’Un. C’est déjà mourir à soi et vouloir de toutes ses forces se hisser vers le Vrai. Or, une vie dans laquelle la vérité ne saurait avoir de place, est-ce encore une vie ? C’est le détournement du Vrai qui annihile l’existence. Et l’on peut à juste titre affirmer que vivre dans le faux, c’est déjà mourir. Qu’espérer alors, dans une telle situation, de l’au-delà ? Comment prétendre à un Retour possible au Vrai après la mort, tout en inscrivant son existence dans l’impiété ? Le salut de l’âme dépend donc de la disposition intérieure du sujet et s’enracine dans un cœur tourné dès cette vie vers le retour à l’Un, dont Rûmî donne une description qui illustre l’aspiration de Fârâbî : « Comme les oiseaux de mer, les hommes viennent de l’océan – l’océan de l’âme. Comment, né de cette mer, l’oiseau ferait-il ici-bas sa demeure ? Non, nous sommes des perles au sein de cette mer, c’est-là que nous demeurons tous : sinon, pourquoi la vague succède-t-elle à la vague qui vient de la mer de l’âme ? La vague de « Ne suis-je pas » est venue, elle a brisé le vaisseau des corps ; et quand le vaisseau est brisé, la vision revient et l’union avec Lui. C’est le temps de l’union et de la vision, c’est le temps de la résurrection et de l’éternité ; c’est le temps de la grâce et de la faveur, c’est l’océan de la pureté parfaite »[39].Vivre c’est nager contre la vague du « Ne suis-je pas » et se fondre en même temps dans la mer de l’âme. En brisant ce vaisseau, l’on peut alors s’unir à l’Un et retrouver notre condition originelle océanique. Toutefois, n’étant pas dans la situation d’une âme isolée, mais unie à une multiplicité d’âmes, il est possible dès cette vie de s’y unir au moyen de l’Amour et de l’Humilité dans l’espoir de parvenir à l’océan de la pureté parfaite.
Conclusion
Quelle conclusion tirer à l’issue de cette étude ? L’on constate que Fârâbî redéfinit la mort, ainsi que la vie. Dans ce contexte la vie ultime apparaît comme étant celle de l’individu parfait, et la vie contraire s’apparente à une non-vie. Est-ce à dire que Fârâbî n’eut pas conscience de la peur que peut susciter la mort, ni de la portée d’une doctrine selon laquelle la vie après la mort ne va pas de soi ? Nullement. La force de cette vision réside en fait dans l’idée d’un optimisme intégral, selon lequel l’homme est destiné au bonheur, se trouvant seul responsable de sa condition. Aussi, plutôt que d’envisager l’accomplissement de l’existence dans un au-delà inconnu qui devrait se produire après la mort, Fârâbî fait entrer la mort dans la vie, et la vie dans la mort. L’existence doit donc conjointement être tournée vers l’Un, ce qui implique la mort de ce que Rûmî nomme le « Ne suis-je pas », et présuppose en même temps le vivre ensemble, et donc le bonheur. L’on comprend alors pourquoi, selon Fârâbî, le vertueux « ne doit pas avoir hâte de mourir, mais doit employer des stratagèmes pour survivre aussi longtemps que possible, afin que s’accroisse l’activité par laquelle il jouit du bonheur et afin que les habitants de la cité ne manquent pas du bénéfice que sa vertu leur [procure] »[40]. La vie ne doit pas faire l’objet de jouissances et de besoins infinis, comme c’est le cas des opinions des habitants des cités imparfaites, mais elle ne doit pas non plus être rejetée en vue de la mort. L’homme doit assumer sa part d’existence, et c’est de cette façon que la vertu véritable ne saurait s’apparenter à une logique du renoncement ascétique.
Certes, la question de l’immortalité de l’âme chez Fârâbî ne saurait trouver au terme de notre étude une réponse totalement arrêtée. Nous estimons cependant avoir apporté suffisamment d’éléments de réponse pour au moins être en mesure de la poser avec précision. Car, comme on l’a constaté, penser l’immortalité de l’âme revient pour ce philosophe à s’interroger sur la nature de l’âme, à comprendre le phénomène de l’intellection, mais aussi à saisir « l’homme » en tant qu’entité susceptible du pire comme du meilleur. Mais ce n’est pas tout. En effet, ces trois éléments sont à leur tour soumis à une cosmologie eudémoniste ainsi qu’à une théologie mystique, identifiable à une théosophie. Replacée dans son contexte historique, on imagine l’impact que cette pensée put produire sur les consciences. Peu éloigné dans le temps d’al-Kindî, premier philosophe arabe, soucieux d’une adéquation de la philosophie avec la Révélation[41], Fârâbî semble responsable de l’attitude inverse consistant à penser la Révélation à partir de la philosophie. Or, cela est mesurable à l’aune de la problématique de l’immortalité de l’âme. Dans sa biographie intellectuelle en effet, Ghazâlî condamne Fârâbî (et son disciple Avicenne) pour hérésie : « Ils prétendent qu’au Jugement Dernier, les corps humains ne seront pas rassemblés, mais que seules les âmes seront récompensées ou punies. Ils disent aussi que les récompenses et les peines seront spirituelles, et non corporelles. Ils ont raison d’insister sur le spirituel, mais tort de nier le corporel, ce qui est une hérésie »[42].
Cette remarque permet de lever le voile sur une nouvelle difficulté suscitée par la question de l’immortalité de l’âme, à savoir, la problématique de la résurrection des corps. Mais, traiter ce problème c’est déjà en poser un autre. Contentons-nous présentement d’établir le constat suivant : malgré la spécificité de sa conception de l’immortalité de l’âme, Fârâbî n’a pas été envisagé par la postérité comme un penseur du néant et donc de l’absolu mortalité de l’âme. Il est en revanche considéré comme un spiritualiste (penseur de l’âme seule), raison pour laquelle Ghazâlî le présente comme un disciple des philosophes théistes : Socrate, Platon et Aristote. Sur ce point force est de concéder à Ghazâlî l’influence qu’exerça sur sa pensée celle des grecs, qu’il s’agisse de la Théologie astrale qui apparaît dans sa cosmologie (dans laquelle les planètes sont assimilées à des Dieux), de sa doctrine de l’intelligible teintée de l’hylémorphisme d’Aristote ainsi que de l’idéalité de Platon, de sa vision de l’âme empreinte d’aristotélisme, ou encore de l’Un de Plotin (dont on attribuait la paternité à Aristote et sa pseudo-Théologie). Fârâbî est bien un penseur de la synthèse et de l’harmonie entre les doctrines. Il faut reconnaître cependant l’incommensurable génie à partir duquel il sut les réunir en leur donnant un nouveau souffle. On peut reconnaître en lui, en effet, un philosophe parfaitement sage et connaissant qui, mû par un optimisme universel[43], laissa dans son sillon le moyen de nous départir, au moins en partie, de la problématique de l’au-delà.
Notes
[1] Yosra Garmi, Revue Diagonale phi : publications de la Faculté de philosophie de l'Université Jean Moulin Lyon 3, n°4-5, dir. C. Dekeuwer, Lyon, 2008-2009, pp.149-168.
[2] Fârâbî est l’auteur de l’Harmonie entre les opinions de Platon et d’Aristote, (Kitâb al-ğam‘ bayna ra’yay al-hakîmayn Aflâtûn al-ilâhî wa Aristûtâlis), texte arabe et trad. F. Mitri Najjar et D. Mallet, Damas, Institut Français de Damas, 1999. Dans cette œuvre dont l’authenticité est discutée (cf. l’article de Marwan Rashed, « On the authorship of the treatise on the Harmonization of the opinions of the two sages attribuated to al-Fârâbî », Arabic Sciences and Philosophy, vol. 19 (2009), p. 43-82), Fârâbî aborde à l’extrême fin le problème de l’immortalité de l’âme chez Platon et Aristote (§ 77-§ 79, p. 156-158). Concernant Aristote, il revoie à une lettre que celui-ci aurait écrite à la mère d’Alexandre le Grand : « Quant aux témoins de Dieu sur terre que sont les esprits savants, ils s’accordent à reconnaître en Alexandre le Grand l’un des meilleurs hommes vertueux du passé […] Parmi les vertueux, il en est chez qui les signes de l’élection divine furent perçus et d’autres chez lesquels ils demeurent cachés. Alexandre est le plus célèbre par les signes de l’élection, le plus renommé, le plus loué pour sa vie, le plus bienheureux pour son trépas. O mère d’Alexandre ! Si tu aimes tendrement Alexandre le Grand, ne commets rien qui t’éloigne de lui et ne te charge pas d’une faute qui t’en sépare le jour de la rencontre des vertueux ! Convoite ce qui te rapproche de lui. Parmi cela, la première des choses est que tu t’acquittes avec ton âme pure des sacrifices dans le temple de Zeus » (§78, ibid.). Concernant Platon, Fârâbî nous renvoie (§79, p. 158) au mythe d’Er de la République (livre X, 614b-621d) : « Quant à Platon, il a placé à la fin de la République l’histoire qui parle du réveil, de la résurrection, du jugement, de la justice, de la balance et de la rémunération complète des actions, les bonnes et les mauvaises, par la récompense et le châtiment ».
[3] Makram Abbès, Islam et politique à l’âge classique, III, 1, Paris, PUF « Philosophie » n°199, 2009, p. 193-230.
[4] Cette remarque trouve place dans la préface à l’étude d’Ibrahim Madhkour intitulée La Place d’al-Fârâbî dans l’école philosophie musulmane, Paris, Librairie d’Amérique et d’Orient, Adrien-Maisonneuve, 1934, p. VII. Šîhâbodin Yahyâ Sohrawardî nommé par ses disciples « Šaykh al-Ishrâq » (le maître de l’illumination) est considéré par Henry Corbin comme le « résurrecteur de la philosophie et de la théosophie de l’ancienne Perse ». Cf. Histoire de la Philosophie Islamique, des origines à la mort d’Averroès, II, 2, Paris, Gallimard, 1986, p. 399.
[5] Pour plus de détails, cf. notamment Mort et au-delà dans l’Egypte ancienne de Jan Assman [trad. N. Baum, France, Éditions du Rocher, « Champollion », 2003] où il est question du rapport entre « l’Ici-bas » et « l’Au-delà » [p.29]. En ce qui concerne le cœur, cf. Partie I, Ch. IV, 3: « le cœur », p. 165-169.
[6] Le Coran, II, 4.
[7] Ibid., II, 7.
[8] Fârâbi, Les Opinions des Habitants de la Cité vertueuse, (Kitâb mabâdi‘ ârâ’ ahl al-madîna al-fâdhila), trad. S. Tahani, France, Vrin « Études Musulmanes », XXXI, 1990. Dans la mesure où nous solliciterons cette œuvre à plusieurs reprises, nous l’abrégeons « Op. ».
[9] Op., ch. XXXIII, p. 121. Le « non-être » (la-wujûd) est considéré par Fârâbî comme « ce dont l’existence n’existe pas en dehors de l’âme ». Il l’emploie cependant aussi bien pour désigner ce qui n’a pas d’essence que ce qui a une essence conçue dans l’âme, mais qui n’est pas en dehors de l’âme. Cf. Adurrahmân Badawi, Histoire de la Philosophie en Islam, tome II, Al-Fârâbî, I, p. 532.
[10] On s’appuie en général sur le commentaire aujourd’hui perdu de Fârâbî à l’Ethique à Nicomaque où il aurait considéré le bonheur suprême comme prenant part à des « divagations et des contes de vielles femmes ». Cf. notamment la critique de Leo Strauss dans son article intitulé « Le Platon de Fârâbî », trad. O. Sedeyn dans la Revue Philosophie : « La philosophie devant la Shoah », les Éditions de Minuit, n°67, 2000, p. 63-92. Strauss aborde le problème de l’immortalité de l’âme, p.74-75.
[11] Op., ch. XXXVI, p. 130.
[12] Ibid., ch. XXII, p. 118-119.
[13] Fârâbî, Aphorismes choisis, (Fusûl al-muntaza‘a), trad. S. Mestiri et G. Dye, ch. VII, 69, France, Fayard, Bibliothèque « Maktaba », 2003, p. 97.
[14] Ibid., 71.
[15] La puissance raisonnable de l’âme est toutefois secondée par la puissance imaginative. Nous reviendrons sur ce point.
[16] Nous avons réalisé ce schéma à partir des premiers chapitres des Opinions des Habitants de la Cité vertueuse.
[17] Op., Ch. XI, p. 63.
[18] Op., Ch. XX, p. 81-83.
[19] « La puissance principale est comme le roi chez qui se rassemblent les informations de toutes les régions de son royaume de la part de tous les informateurs », Ibid., p. 82.
[20] Ces organes sont cependant à leur tour servis par d’autres, et ainsi de suite.
[21] Ibid. cf. supra p. 81.
[22] Ibid., p. 82.
[23] Ibid.
[24] Ibid., Ch. XXI, p. 84 sq.
[25] L’on pourrait croire que la puissance appétitive principale est la forme de la puissance raisonnable, mais il n’en n’est rien. Fârâbî envisage la puissance appétitive dans une relation avec la puissance sensitive principale de laquelle elle dépend comme la chaleur qui est dans le feu dépend de ce qui constitue la substance du feu, ibid.
[26] C’est tout l’objet de la République.
[27] Op., ch. XXVII, p. 108.
[28] Ibid., ch. XXIII, p. 94.
[29] Op., ch. XXXII, p. 118.
[30] Ibid.
[31] Ibid.
[32] Il s’agit de la phrase d’inauguration du Compendium aux Lois de Platon de Fârâbî (Ğawâmi‘ Kitâb al-Nawâmis li-Aflâtûn), trad. S. Diebler, in « Philosopher à Bagdad au Xe siècle », dir. A. Benmakhlouf, France, Éditions du Seuil, Points « Essais », n°578, 2007, p. 138.
[33] Curieusement, nous avons encore affaire à l’inauguration d’une œuvre de Fârâbî, à savoir, le Livre de la Religion (Kitâb al-Milla), trad. S. Diebler, ibid., p. 43.
[34] Le Politique, 311b-fin.
[35] Fârâbî, Aphorismes choisis, ch. VI, 61, p. 88.
[36] Op., ch. XXXII, p. 118.
[37] Le cas des âmes des habitants des cités ignorantes est le cas-type de l’individu imparfait, qui se transforme soit en automate, soit en animal, soit est réduit à une forme élémentaire.
[38] La Philosophie de Platon et ses différentes parties, ordonnancement de ses parties du début à la fin (Falsafat-Aflâtûn wa ajzâ’uhâ wa marâtib ajzâ’ihâ min awwalihâ ilâ âkhirihâ), §24, nous nous référons ici à notre traduction (Master II Études Arabes, Septembre 2010, Ens de Lyon, dir. M. Abbès). Voir également la traduction d’Olivier Sedeyn et Nassim Lévy (La Philosophie de Platon, VI, §30, Paris, Éditions Allia, 2002, p. 30-31).
[39] Eva de Vitray-Meyerovitch, Anthologie du Soufisme, L’homme parfait, Rûmî, « Le retour », Paris, Albin Michel, « Spiritualités vivantes », p. 328-329.
[40] Aphorismes Choisis, VII, 78, p. 104-105.
[41] Pour une analyse détaillée de la problématique de l’immortalité de l’âme chez al-Kindî et chez Avicenne, cf. l’article de Geneviève Gobillot portant sur « Quelques stéréotypes cosmologiques d'origine pythagoricienne chez les penseurs musulmans au Moyen Age », Revue de l’histoire des Religions, janvier-mars, n° 219, (2002), p. 54-89.
[42] Ghâzâlî, L’Erreur de la Délivrance (Al-Munqidh min al-dhalâl), trad. F. Jabre, III, 2, p.78.
[43] Nous parlons « d’optimisme universel » en suivant Badawi qui attire l’attention sur le fait que Fârâbî associe toujours les « cités » aux « nations » (al-mudun wa-al-umam) ce qui le distingue de Platon et d’Aristote pour lesquels la cité (polis) correspond à l’État, et qui ne conçoivent pas la nation comme une entité politique. Cf. Adurrahmân Badawi, Histoire de la Philosophie en Islam, tome II, Al-Fârâbî, III, p. 557.
Pour citer cette ressource :
Yosra Garmi, Fârâbî et l'immortalité de l'âme, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), février 2013. Consulté le 21/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/arabe/civilisation/histoire-de-la-pensee/theologie/farabi-et-l-immortalite-de-l-ame