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«Solarium» de Félix Bruzzone

Par Caroline Bojarski : Titulaire d'un Master 2 Pro (Traduction littéraire et édition critique) - Université Lumière Lyon 2
Publié par Christine Bini le 03/08/2012

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BRUZZONE, Félix, Solarium, traduit de l'espagnol (Argentine) par Hélène Serrano, éditions Asphalte, 2012, 214 pages. (Barrefondo, Mondadori, 2010). 

 

Félix Bruzzone est un écrivain argentin né en 1976, fils de disparus de la dictature militaire des années 70. Chroniqueur et nouvelliste, il est cofondateur de la maison d'édition indépendante Tamarisco. Après Les taupes (publié aux éditions Asphalte en 2010) et 76 (recueil de contes non traduit en français), Solarium est son troisième livre.

Voici donc l'histoire de Tavito, piletero (laveur de piscine) à Don Torcuato, une ville de la banlieue de Buenos Aires où les splendides villas cohabitent avec les misérables baraques. À Don Torcuato comme ailleurs, les riches font travailler les pauvres qui tondent la pelouse, font le ménage ou lavent les piscines, maniant des produits nocifs et du matériel de récupération. Tavito connaît des gars qui y sont morts, travaillant avec du matériel complètement usé, marchant bêtement sur un fil à nu. Il sait que dès que les premières gouttes apparaissent il faut qu'il s'arrête, quoiqu'en dise le propriétaire. Un jour, pendant son travail, il entend un coup de feu. Apeuré, il s'enfuit et finit perché en haut d'un arbre. Était-ce bien un coup de feu ? Ou seulement un coup de hache, qu'il aurait confondu avec un tir ?  N'empêche que depuis ce jour une Torino noire le suit, cuadra après cuadra. Tavito ne s'en fait pas, il a d'autres soucis. Il doit gagner sa vie, s'occuper de sa femme, Gaby, et de son fils Joan, en fauteuil roulant à cause d'une chute au rugby. Son grand-père était un champion, alors on peut dire que c'est une affaire de famille. Quand il est rappelé dans la villa où le coup de feu a retenti, on lui apprend qu'il a été désigné pour aider la bande du Pejerrey à cambrioler les villas. En tant que piletero, il lui sera facile de leur fournir toutes les informations nécessaires. Tavito n'a pas vraiment le choix, et il faut dire que l'argent qu'il peut gagner n'est pas négligeable. Le voilà alors embarqué, bon gré mal gré, dans une histoire de mafiosos qui mettra la police à ses trousses. 

Le récit est introspectif, la voix de Tavito nous accompagne du début à la fin, ponctuée par des airs empruntés aux classiques de la musique argentine et latino, de Patricia Sosa, Bersuit Vergarabat à Ricky Martin. Les éditions Asphalte proposent une playlist spécialement concoctée par Félix Bruzzone à la fin du livre, manière originale de faire vivre la littérature et de nous plonger dans un univers si particulier. Ce roman est une radiographie de la ville de Don Torcuato ainsi que de ses habitants, les thèmes abordés sont actuels : pauvreté, exclusion, violence, identité. Le personnage de Tavito repense souvent à son enfance. Abandonné par ses parents, il a été élevé par son grand-père. Plus tard, il évoque la possibilité de retrouver sa mère dans un bordel, évoquant au passage le sort dont peuvent être victimes certaines femmes. La violence sexuelle ne fait pas de distinctions sociales,  même si elle se voit moins, elle est présente parmi les gorritas, les petites frappes à casquette, comme au bord des piscines. Le ton est résolument oral, mais non exempt de poésie. Le soleil, les oiseaux, la lune, font partie de la vie de Tavito. Tout semble s'abattre sur lui comme s'il n'y pouvait rien. 

Le récit est linéaire et scindé en plusieurs chapitres, non numérotés. Le premier fragment est le plus long, Tavito y évolue seul avec ses souvenirs. Il observe les oiseaux qui volent dans le ciel par une chaleur écrasante, entend le coup de feu et reste dans le doute. Rien ne semble expliquer ce bruit que même la police ne réussit pas à identifier, et qui ne paraît pas l'inquiéter outre mesure. Sa femme apparaît de temps à autres, ainsi que son fils. Les souvenirs sont partout et tapissent le récit d'images de sa jeunesse : son grand-père joueur d'échecs, ses aventures en compagnie de son acolyte Le Barbelé - avec qui il volait des vaches pour pouvoir payer ses dettes de jeu - et  l'accouchement de sa femme, dans le cohue d'un braquage. Dans les autres fragments, des personnages extérieurs viennent interférer dans la vie de Tavito. Il découvre l'identité des hommes de la Torino noire et rencontre les cambrioleurs. Il se fait aussi embarquer plusieurs fois par un détective qui l'interroge sur la connivence entre les vols du quartier et les villas qu'il nettoie. Le narrateur est plus que jamais spectateur de sa propre vie. Comme dans son premier roman Les taupes, le personnage de Félix Bruzzone est entraîné dans une spirale. À la fin du livre, Tavito reprend possession de son destin en endossant un rôle de décideur au sein de sa famille et en tirant profit de la situation dans laquelle il s'était laissé enfermer. 

Solarium, c'est une histoire qui a le goût du chlore, le rythme d'une milonga et la couleur blonde du soleil qui n'épargne personne. On se laisse guider par la « respiration du narrateur ». La traductrice Hélène Serrano explique dans un entretien croisé avec Félix Bruzzone pour la traduction du roman Les taupes que « Félix Bruzzone t'embarque dans une sorte d'engourdissement - parfaitement maîtrisé d'ailleurs -, avec une curieuse sensation d'accélération au ralenti et, comme il le dit lui-même, de spirale. Une sensation qui devient très palpable quand on s'installe dans la respiration du narrateur. » Il est intéressant de remarquer que cette tonalité est également présente dans Solarium, comme une marque de fabrique ou un style bien particulier, à la fois poétique, oral et profond. La traductrice a choisi d'utiliser des notes de bas de pages pour traduire les nombreux extraits des chansons, en espagnol dans le texte, et pour expliquer certaines particularités culturelles telles que les mots « cuadra » qui désigne un segment de rue entre deux intersections, « chupacabra » qui est une créature légendaire se nourrissant de chèvres et de vaches ou bien « pejerrey » qui est un poisson omnivore mais aussi le nom d'un des personnages.

Ce deuxième roman de Félix Bruzzone s'inscrit dans la lignée du premier. On y retrouve une quête d'identité, la violence de la société, les inégalités sociales et sa touche poétique.  

 

 

Pour citer cette ressource :

Caroline Bojarski, "«Solarium» de Félix Bruzzone", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), août 2012. Consulté le 28/03/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/litterature/litterature-latino-americaine/bibliotheque/solarium