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Traduire la voix

Par Jacques Ancet : Ecrivain, poète, traducteur
Publié par Clifford Armion le 01/12/2007

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Ecrivain, poète et traducteur, Jacques Ancet s'interroge ici sur son métier de traducteur et revient sur sa traduction de Jean de la Croix.

La traduction entre censure et contre censure

Parce que chaque langue est une sélection dans le flux infini des phénomènes et qu'elle habite ceux qui la parlent, leur imposant dès leur naissance des modes de percevoir, de penser, de sentir qui leur sont communs, toute langue est au fondement de ce que ses usagers appellent réalité ; autrement dit au fondement de cette description du monde qu'ils partagent et par quoi se définit pour eux ce qui est. Il s'ensuit, comme l'ont montré Humboldt et Whorf, que d'une langue à l'autre la réalité varie. Ou mieux, qu'il n'y a pas une mais des réalités qui sont autant d'actualisations partielles de cette totalité illimitée et virtuelle où tout ne cesse de s'engendrer et qu'on appellera le réel. D'un mot qui laisse entendre que « réel » et « réalité » ne sont pas des mondes différents, mais le même monde considéré soit dans son ouverture infinie soit dans ses manifestations locales.

Or, et précisément parce qu'elle est un découpage, chaque langue impose et interdit à la fois. Elle impose un point de vue sur le réel - une réalité - qui, par ses limites mêmes s'oppose à tous les autres. Tout en nous forçant à dire certaines choses et dans un certain ordre, elle nous empêche d'en dire d'autres et dans un ordre différent. « Ainsi, écrit Barthes, par sa structure même, la langue implique une relation fatale d'aliénation. Parler, et à plus forte raison, discourir, ce n'est pas communiquer, comme on le répète trop souvent, c'est assujettir... » [Leçon? Seuil, 1978, p.13.]. Obliger et interdire. Toute langue est donc par nature un discours de pouvoir dans lequel s'exerce, à l'insu de ceux qui la parlent, une forme constante et imperceptible de censure. Et si, à l'intérieur de cette « rection généralisée » [Roland Barthes, ibidem, p.13.] qu'elle constitue, d'autres découpages et limitations interviennent, ceux des différents pouvoirs, idéologies, cultures qui en font partie, alors, contrairement à ce que nous croyons, nous ne sommes pas maîtres de nos perceptions, pensées ou sentiments mais tout un système aux multiples visages perçoit, pense et sent à travers nous.

A en rester là, il n'y aurait aucune échappatoire possible. Chacun de nous ne serait que la voix de son maître, la victime consentante du prêt à penser et du prêt à sentir ambiant, s'il ne pouvait exercer en retour une action sur la langue elle-même. « Dans la violence exercée sur [l'homme], dit Humboldt, réside la légalité de la langue, dans l'action qu'il opère en retour, un principe de liberté » [Cité par Jurgen Trabant, in Humboldt ou le sens du langage, Mardaga, 1992, p.176]. Or, l'un des domaines privilégiés d'exercice de cette liberté est celui de la littérature. Écrire, c'est, consciemment ou non, s'efforcer d'échapper à cette radiophonie qui ne cesse de diffuser hors de nous et en nous, jusque dans notre sommeil ; à cet « universel reportage » (l'expression est de Mallarmé) dont, aujourd'hui,  nous sommes plus que jamais les victimes. Lequel soumet le langage à une entropie galopante et à une perversion telle du sens des mots que nous sommes moins victimes d'une censure - d'une privation de parole - que d'une « sensure » - d'une privation de sens - généralisée, pour reprendre le concept créé par Bernard Noël [Voir, en particulier, la castration mentale, P.O.L., 1997] : on massacre au nom de la paix, on emprisonne au nom de la liberté, on asservit les peuples au nom de la démocratie, etc. Écrire, ce sera donc, disait Francis Ponge, « parler contre les paroles », contre « tous ces grossiers camions qui passent en nous [...], ces usines, manufactures, magasins, théâtres, monuments publics qui constituent bien plus que le décor de notre vie » [« Des raisons d'écrire », Proêmes in  Le parti pris des choses suivi de Proêmes, Poésie/Gallimard, p.162.], puisque nous ne cessons de les porter en nous. C'est pourquoi, Kafka pensait qu'un livre devait être « une cognée pour briser la mer qui est gelée en nous » ; cette mer des conventions, des lieux communs, des routines mentales de la langue que tout véritable écrivain libère, ouvre, transforme en cet espace d'apparition et de naissance d'un sujet et d'un monde.

Car, chez l'écrivain au travail, ce qui s'est mis à parler, ce n'est plus sa propre voix celle de l'individu, de la personne privée qu'il est couramment, mais celle d'un autre, d'une singularité à la fois physique historique culturelle qui ne se donne que dans l'acte d'écrire et qui se constitue de constituer le texte qu'elle habite de part en part, de sa plus petite unité (le phonème) à sa plus grande (l'œuvre entière). Tout texte littéraire crée une langue et donc un monde dans sa propre langue. C'est pourquoi traduire un poème, un roman, une œuvre théâtrale ou un essai littéraire, ce n'est pas traduire une langue mais un texte. C'est traduire une voix. Et c'est, par là même, traduire un refus en acte de cette contrainte généralisée de la langue où elle se fait entendre et qu'elle ne cesse de transformer. C'est traduire une contre censure, un acte de liberté.

Or, confronté à l'œuvre étrangère, le traducteur, comme tout le monde, est victime de préjugés, de censures qui l'empêchent de la lire, précisément d'entendre vraiment sa voix. Les uns sont liés à sa propre langue, les autres à certaines idées reçues sur la traduction, à une sorte de vulgate ambiante qui, s'il n'y prend pas garde,  parasitent son propre travail.

Le premier de ces préjugés dont il est souvent victime à son insu  et qui fait long feu est celui du « génie des langues ». Il est bien connu. Chaque langue aurait une essence propre  - un génie : ainsi l'allemand serait une langue de philosophes lourde et pesante, le français une langue de clarté faite pour la prose et impropre à la poésie, l'espagnol, au contraire, une langue de poètes impropre à la philosophie, etc. Ces caricatures reposent sur une conception du langage qui fait des langues un « produit »  (ergon) et non une « activité » (enérgeia), pour reprendre la distinction d'Humboldt. Or si la langue est une activité, elle ne peut être saisissable que dans son mouvement de surgissement, puisque, selon le même Humboldt, nous n'avons jamais affaire à une essence mais toujours à « l'homme réellement en train de parler ». A des  discours, au sens de Benveniste, c'est-à-dire à un langage où s'inscrit celui qui s'y énonce. Et si la langue existe c'est, nous dit Henri Meschonnic, « selon cette spécificité banale et surprenante à la fois qu'elle est un individu insaisissable comme tel hors de sa réalisation en discours » [De la langue française, Hachette, 1997, p. 31]. Un « universel singulier », comme l'écrivait aussi  Schleiermacher [Des différentes méthodes du traduire, traduit par A. Berman et C. Berner, « Glossaire », Points-essais/Seuil, 1999, p. 118.], autrement dit un code général ne se manifestant qu'à travers un sujet. Une langue n'existe donc pas en soi mais dans l'activité de ceux qui la parlent. Elle est, écrit encore Meschonnic,  « la condition sociale de réalisation du sens ». Et il ajoute : « la langue n'a pas le sens, n'a pas de sens. Seul un discours a du sens, a le sens » [Ibidem, p. 31-32.]. C'est pourquoi on ne traduit pas une langue mais un texte, un mode de manifestation et de transformation de cette langue qui n'est jamais arrêtée mais en constante métamorphose. 

Ceci dit, qu'il le veuille ou non, le traducteur est souvent victime de cette croyance au génie des langues. A ces codifications et pétrifications qui sont à l'origine, entre autres, du mythe de la « clarté » de la langue française, de son « naturel », de sa « rigueur », de son manque de rythme par absence d'accentuation, de son incapacité à supporter, par exemple, trop de parataxe, de néologismes ou de répétitions, etc. De cette censure insidieuse, je voudrais donner un exemple personnel.

Il y a, dans le sonnet célèbre de Vallejo, « Piedra negra sobre una piedra blanca », une expression qu'aucun traducteur français, à ma connaissance, n'a, jusque là, osé traduire littéralement, sans doute parce qu'apparemment elle n'aurait pas passé en français, comme on dit : "Jueves será, porque, hoy, jueves, que proso / estos versos ..." Expression pourtant centrale dans le poème, puisqu'elle résume dans cette fusion des contraires (prose/vers) toute la poétique de Vallejo qui est, précisément une remise en cause de l'opposition convenue. Ici, la poésie est sa propre prose; langage du poème et langage ordinaire ne s'opposent plus mais se confondent. Traduire cette expression, comme on l'a fait, par : "j'écris / ces vers" ou "j'aligne / ces vers", c'est manquer Vallejo. Peut-être, répondra-t-on, mais ainsi en va-t-il de la différence des langues ; l'une supporte ce que l'autre ne peut accepter. Traduire en charabia, ce n'est pas traduire. Et, de fait, j'ai moi-même tenu pendant longtemps cette formule pour intraduisible. Je me suis censuré. Jusqu'au jour où, par hasard, je suis tombé sur une strophe de Mathurin Régnier [1573-1613. Vigoureux satiriste, il défendit contre Malherbe la libre inspiration et la fantaisie.] où figuraient ces mots: « ... car s'ils font quelque chose, / C'est proser de la rime, et rimer de la prose ». Proser de la rime : voilà l'équivalent français de la formule apparemment intraduisible de Vallejo. C'est la rencontre avec son espagnol qui a permis d'éveiller une virtualité endormie de ma propre langue. Qui peut être bien plus souple, bien plus inventive et bien moins guindée qu'on ne le pense si l'on sort des moules rigides imposés par un certain conservatisme, comme nous y invite notre XVIe siècle ou, aujourd'hui, nos littératures francophones.

La seconde forme de censure à laquelle se heurte le traducteur est d'ordre historique et culturel. Elle relève de la théorie de la traduction qu'à son insu ou non il met en pratique et qui dépend de la conception du langage et du sens dominante à son époque. Si dans l'Antiquité c'est la paraphrase qui prévalait, si au Moyen Age c'était la littéralité par rapport aux textes sacrés, si aux XVIIe et XVIIIe c'était l'annexion et l'adaptation selon les normes de la « beauté » classique, aujourd'hui, c'est ce qu'on appelle la fidélité. Que faut-il entendre par cette notion qui semble aller de soi ?

Être fidèle - et en donnant pareilles précisions on peut avoir l'impression d'enfoncer des portes ouvertes -, c'est traduire un texte au plus près de son sens sans en rien changer au nom d'une soi-disant élégance qui a conduit à tant de trahisons et de « belles infidèles ». Ceci dit, on peut se demander ce qu'il faut entendre par sens et par texte. Car la fidélité dont on nous parle n'est, le plus souvent, qu'une fidélité au sens des mots - une fidélité lexicale. Cette fidélité repose sur une conception dualiste du langage et de la réalité. D'une part, le mot serait constitué d'une matière et d'un sens - d'un signifiant et d'un signifié -, dissociables ; d'autre part, langue et réalité étant disjointes toutes les langues renverraient à la même « réalité » immuable - au même référent. Conséquence : réduit à son sens, chaque mot de l'une recouvrirait exactement chaque mot de l'autre. Dans ces conditions, l'acte de traduire consisterait effectivement, comme on ne cesse de le répéter, à « faire passer », c'est-à-dire à transporter une denrée inaltérable et indépendante des mots qui la véhiculent d'une langue à l'autre. Cette denrée, est bien sûr le sens.

Or, contre l'instrumentalisme spontané qui croit que les mots des diverses langues ne sont que des différences de sons pour désigner le même contenu, Humboldt remarque qu' « aucun mot d'une langue n'équivaut parfaitement à un mot d'une autre langue » [« Sur la traduction. Introduction à l'Agamemnon » in Sur le caractère national des langues et autres écrits sur le langage présentés, traduits et commentés par Denis Thouard, Points Essais /Seuil, Paris, 2000, p.33.]. Et il ajoute que « même pour des choses tout à fait perceptibles, les mots des différentes langues ne sont pas entièrement synonymes et qu'en disant hippos, equus ou cheval, on ne dit pas complètement et entièrement la même chose » [Cité par Jurgen Trabant, op.cit. p.115.]. Si donc on refuse cet instrumentalisme vulgaire qui croit qu'à un mot d'une langue correspond celui d'une autre, on s'aperçoit que le sens ne passe pas sans être altéré d'une langue à l'autre. A plus forte raison s'il s'agit d'un texte littéraire. Qui, on l'a dit, est lui-même une langue à l'intérieur de sa propre langue. Puisqu'il y modifie le sens courant des mots pour le transformer en ce que Saussure appelle « valeur », selon une systématicité relevant de toute une organisation d'ensemble. Laquelle est engendrée par le mouvement d'énonciation qui le produit. De même que le sens du discours parlé, n'est pas seulement dans les mots, mais dans l'intonation, le timbre de voix, les mimiques, les gestes, c'est-à-dire dans la présence de celui qui parle, de même le sens du texte ne tient pas seulement au lexique mais à une configuration syntaxique, métaphorique, phonématique, prosodique en un mot, à un rythme [Voir sur ce point les livres fondamentaux d'Henri Meschonnic : Critique du rythme, Verdier 1982, réed. 1990, Politique du rythme politique du sujet, Verdier, 1995, Traité du rythme, avec Gérard Dessons, Dunod, 1998 et, plus largement toute son œuvre dont le concept de rythme est la pierre de touche] qui manifeste, ici aussi le passage d'une présence. Or, ce passage, dans ce qu'il a de totalement spécifique, est intraduisible. Le traducteur ne peut donc être ni un « passeur » ni une entreprise d'import-export. L'opération à laquelle il doit se livrer est beaucoup plus inquiétante: tuer l'original pour le ressusciter dans son propre texte. Mort et renaissance [Pour Humboldt, toujours, l'acte de traduction n'est pas différent de l'acte de création. Le créateur doit lui aussi « anéantir ce qu'il voit dans sa mémoire comme objet réel, et le créer de nouveau comme production de l'imagination ». Cité par Jurgen Trabant, op. cit., p.23.]. La poésie n'est pas seule à être, selon Lezama Lima, une « métaphore de la résurrection ». Traduire, aussi, c'est re-susciter, re-faire. Mais attention: le corps ressuscité n'est plus le même. Il est d'une autre nature. Ainsi pour le texte et pour le sens.

Une petite anecdote pour me faire comprendre. Il m'est arrivé d'entendre lire des traductions castillanes du début du XXè siècle de poèmes de Verlaine. Et, en particulier, de trois versions du célèbre « Il pleure dans mon cœur / comme il pleut sur la ville ». Les deux premières n'ont éveillé en moi aucun écho, aucune émotion. C'était des textes espagnols qui n'avaient d'autre rapport avec l'original que le sens des mots, justement. Et puis, à la troisième version, soudain, j'ai entendu quelque chose : quelque chose, rythme et murmure mêlés, de la voix de Verlaine. Quelque chose qui l'était et ne l'était pas, bien sûr, puisqu'elle parlait espagnol. Mais pourtant, je la sentais présente dans la voix d'Enrique Díez Canedo le traducteur qui avait été là le poète de sa propre traduction. Corps mort à sa propre langue, le poème était ressuscité dans un autre corps et dans une autre langue. Car seul un corps et toute sa singularité peut en « traduire » un autre.

Étrange et rare expérience que celle de se trouver dans cette stéréophonie une oreille sur le poème et une autre sur sa traduction, au confluent des deux textes, en somme, et de les entendre s'interpénétrer l'une l'autre. Alors, une fraction de seconde, peut-être plus, c'était comme si Verlaine parlait dans une langue qui n'était ni le français ni l'espagnol mais le sienne. Je percevais cette singularité qui prouve, comme le dit Blanchot, que « l'original n'est jamais immobile » [L'amitié, Gallimard, 1971, p.71.]. Qu'il est un mouvement d'altérité aussi bien dans sa propre langue que dans les langues qui l'accueillent, parce qu'il n'est jamais une origine mais un nœud de convergences : celles, dans un corps singulier, du passé et du présent, de l'archaïque, de l'historique et de l'actuel, de l'individuel et du social.

L'exemple de Saint-Jean de la Croix

S'en tenir au seul sens des mots sous prétexte de fidélité est, en fait, le comble de l'infidélité. C'est censurer le poème  traduit puisque c'est le priver de son corps et de sa voix. Comme je voudrais le montrer à partir d'un autre exemple : celui de ma traduction des poèmes de Jean de la Croix [Je reprends ici l'exemple développé dans l'introduction à ma version des poèmes de Jean de la Croix : Nuit obscure Cantique spirituel, Poésie/Gallimard, 1997.]. Là, l'expérience était inverse de celle que je viens de rapporter, puisque j'étais du côté du traducteur, mais elle la rejoint, car dans les deux cas, c'est une voix qu'il s'agit de traduire et pas seulement le sens des mots qu'elle prononce. Pourquoi avoir retraduit cette œuvre dont il existait déjà 72 versions françaises depuis le XVIIe siècle ? Parce qu'aucune de celles que j'avais pu lire ne répondait à l'émotion éprouvée à la lecture des poèmes originaux. En effet, soit on avait affaire à de belles infidèles, comme la traduction du Père Cyprien de la Nativité de la Vierge datée de 1641, soit pour les plus récentes à de plates décalcomanies qui ne s'attachaient, dans ces poèmes, qu'au sens des mots, à leur lexique, à ce qu'ils disaient au lieu d'être attentif à leur rythme, à leur organisation c'est-à-dire à ce qu'ils faisaient.

Et que faisaient-ils, ces poèmes ? Pour le montrer je choisirai la première strophe de « La noche oscura », l'un des sommets de l'œuvre de Jean de la Croix. Je vous la lis :

En una noche oscura con ansias en amores inflamada o dichosa ventura salí sin ser notada estando ya mi casa sosegada

Une voix parle ici dans l'écrit. D'abord on ne l'entend pas. Parce qu'elle parle en silence. Parce que ce qu'elle dit n'est pas de l'ordre du sens mais d'une vibration qui fait tenir les mots ensemble, les syllabes, le moindre phonème, leur donnant ce mouvement comme d'un souffle qui les traverse. Cela commence par une plainte: a,a,a, avec cette multiplication de la voyelle a, soit sous sa forme accentuée, soit sous sa forme non accentuée. Cet extraordinaire tramé vocalique est beaucoup plus qu'une simple pratique allitérative qui viserait à produire une « musicalité » tout extérieure, et donc immédiatement audible. A la fois imperceptible et sensible, il nous fait entendre quelque chose qui n'est de l'ordre ni du sens, ni de la musique à proprement parler. Quelque chose que Jean de la Croix caractérise lui-même comme un dire de l'indicible lorsque, dans son commentaire à ce même poème, il prend l'exemple de Jérémie qui, après avoir entendu le « langage de Dieu » fut incapable de « le manifester et de le formuler extérieurement » et « ne sut que dire sinon : a,a,a » [Nuit obscure, Livre second, chap. 17]. Et tel est, précisément, ce que cette strophe et la suivante nous font entendre dans leur réitération vocalique: cette plainte ténue du désir d'amour proférée par l'âme sous le sens et la musicalité des vers: a-a-a. Murmure inaudible d'abord, auquel fait écho près de quatre siècles plus tard une réflexion de Marina Tsvétaïeva prouvant que, quelle que soit l'époque, le travail poétique consiste bien en ce dire d'un indicible qui n'est de l'ordre ni de la pensée, ni de l'idée, ni du sentiment, ni de la musique mais de ce passage de l'Autre qui éveille en chacun sa propre altérité: « Ma difficulté (pour l'écriture des vers et peut-être pour les autres la compréhension) est dans l'impossibilité de mon problème, par exemple avec des mots (c'est-à-dire des pensées) dire un gémissement: a-a-a / Avec des mots, des pensées dire un son. Pour que dans les oreilles reste seulement a-a-a ». C'est là une de ces rencontres qui, tout en laissant douter de la chronologie, nous font toucher à un universel poétique où les distinctions de fond et de forme, de son et de sens ne signifient plus rien et qui nous montrent qu'en tant de dire de l'inconnu les deux démarches mystique et poétique sont une seule et même démarche.

Une plainte, donc, a, a, a, avec cette multiplication du a notamment sous sa forme accentuée et comme base de l'assonance a ... a, ellemême constitutive de la rime: ansias ... inflamada... notada... estando ya... casa sosegada. Cela glisse sous les mots, tisse entre eux un rapport si étroit qu'on ne les perçoit plus séparément. A travers cette assonance obsédante, le désir - ansias - et la nuit qui en est tout embrasée inflamada motivent, au sens le plus physique du terme, la sortie secrète - sin ser notada - laquelle ne peut se produire que dans une maison apaisée - casa sosegada. C'est comme une basse continue, à peine sensible, sur laquelle se détache le chuchotement des fricatives - les phonèmes [s]  et [ch]  entre autres - qui eux aussi tissent leur signifiance: oscura la noche (la nuit) est dichosa, parce qu'elle est pleine d'ansias et d'amores. D'où la sortie secrète - salí sin ser... - puisque la maison est maintenant apaisée - estando ya mi casa sosegada.

Tout se tient à tel point que c'en est inextricable. Comme le corps et le langage. Si, à l'origine, la prière est un discours de gestes plus que de paroles, le poème est un geste discursif : le maximum de corporalité dont puisse être investi le langage. Tout en découle. C'est là que mystique et poésie se rencontrent et se confondent. Une "oralité " est au travail, qui n'a rien à voir avec du parlé ni même avec la musicalité plus extérieure du poème, sa métrique et son système de rimes plus facilement perceptibles. Elle est, ce mouvement silencieux du corps qui fait le sens aussi bien et autrement que le lexique et la syntaxe, lui donnant une plénitude physique, une intensité rythmique qu'aucun discours guidé par le seul sens conceptuel ne pourra jamais atteindre.

Or, s'il est possible de traduire volontairement la musicalité du poème par un choix d'une métrique adéquate et par la recherche d'un système de rimes appropriées, ce que je crois avoir fait, traduire cette oralité silencieuse ne l'est pas pour la raison qu'aucune écriture, si maîtrisée soit-elle, ne peut tisser consciemment une telle systématicité interne, un tel réseau d'inclusions et d'échos. Il faut, pour cela, s'ouvrir à une intensité analogue à celle qui à un moment ou à un autre, a débordé l'auteur et lui a fait écrire ce qu'il ne savait pas qu'il écrivait. A cette dimension du texte qui, aussi bien pour l'auteur que pour le traducteur est, en lui, ce qui parle et en sait plus que lui : Dieu, altérité, corps ou inconscient comme on voudra. L' oralité, parce qu'elle est la trace du passage de cet autre qui est je, se tisse dans l'épaisseur à la fois la plus physique et la plus culturelle de la langue. On l'a dit, un poème s'écrit  avec toute une époque, ses valeurs, ses croyances, ses espoirs, ses obsessions et avec les croyances, les espoirs, les obsessions d'un seul : avec des voix à travers et contre lesquelles se forme et s'entend une voix. Où est Jean de la Croix dans tout cela? Précisément au carrefour de toutes ces influences. Dans leur organisation  dans ce rythme qui les tient ensemble et les transforme en la singularité irréductible d'une voix. On comprend, dès lors, qu'une traduction ne pourra jamais être une copie aussi fidèle soit-elle de ce tissage infini, mais le retentissement, à travers une autre voix  et sa propre culture, de cette voix à jamais unique. Et que si oralité il y a, ce sera celle qui, en partie à l'insu du traducteur, se sera tramée dans sa propre écriture. Comme dans la traduction proposée de cette même première strophe de La nuit obscure où les s sourds [s] et voisés [z] se sont inconsciemment imposés, j'y insiste, comme une sorte d'équivalent au chuchotement du s et du ch espagnols, tandis que les échos assonancés des [a] a / oi et des [ã] an / en , eux non plus non prémédités, apparaissent de manière surprenante comme un équivalent possible de ce a-a-a  dont on parlait plus haut :

Dans une nuit obscure par un désir d'amour tout  embrasée oh joyeuse  aventure sortis sans me montrer quand ma maison fut  enfin apaisée

Oralité, musicalité qui surdéterminent ici le choix d'au moins deux termes Joie [a] (et son adjectif joyeuse), d'abord, dont le renvoi volontaire au joi  de la poésie provençale permettait de redonner au texte une intensité que les mots « bonheur » et « heureuse » (sans parler du très sulpicien « bienheureuse ») ne parvenaient plus à produire. Désir [z], ensuite, uniformément traduit, jusque là, par le mot angoisse dont les connotations, trop négatives pour nous, ne rendent pas compte ici de la valeur positive d' « ansias », explicitement employé par Jean de la Croix, dans son commentaire, comme un synonyme de « désir » ou de « soif ». Où l'on voit que l'attention à cette double dimension orale et musicale oblige, paradoxe apparent, à être plus exact même du point de vue du sens purement lexical.

Dans cette perspective, et dans la mesure où la traduction est un acte de création au même titre que l'écriture, elle est, elle aussi, une forme de contre censure. Puisqu'elle travaille à faire entendre la voix que les « traductions-information », comme on pourrait les appeler, font disparaître sous le sens. Contre la vulgate régnante qui réduit les traducteurs à la condition ancillaire de « serviteurs » du texte qu'il traduisent et qui ne cesse aussi de les censurer par tous les moyens - réduction de leur statut à la portion congrue, absence de leur nom sur la couverture des livres, etc. -, il faut donc affirmer avec Maurice Blanchot, qu'ils sont des « écrivains de la sorte la plus rare, et vraiment incomparables » [Op.cit., p.69.].  Mais en quoi le sont-ils ? Qu'en est-il du sujet traduisant  par rapport au sujet écrivant ?

Disons, d'abord, que la traduction est la face consciente d'une activité (écrire) qui ne l'est jamais entièrement. Tout écrivain, on l'a vu, ne maîtrise jamais consciemment tout ce qu'il écrit. Il écrit, même, pour découvrir cela qu'il ignore mais qu'une part de lui-même (cet autre qui est je) "sait" obscurément. Or, si l'écrivain est souvent écrit  par son propre texte, le traducteur, lui, écrit toujours sa traduction. C'est ce qui, au départ, différencie essentiellement les deux démarches. Alors que le travail d'écriture commence dans une sorte de "vide" dynamique, dans une sorte de "désir" sans objet ou aimanté par un objet confus, le travail de traduction part d'une connaissance la plus claire et la plus précise possible de son objet. Aussi, le traducteur doit-il être est-il d'une certaine façon plus intelligent que l'auteur qu'il traduit, puisque le chemin parcouru par ce dernier dans un état d'exaltation ou de conscience accrue, il doit le refaire, lui, en connaissance de cause avec les seuls outils de la claire conscience.  C'est, en tout cas, ce qui m'apparaît quand je compare mon double travail d'écrivain et de traducteur. Certains de mes livres, je ne sais littéralement pas comment je les ai écrits. Ils sont venus aussi péniblement et difficilement qu'on voudra mais ils sont venus. C'est tout (et c'est beaucoup). Par contre, je sais toujours très bien comment j'ai traduit tel livre ; je me souviens de toute la peine qu'il m'a donnée et pourquoi. Jamais le texte que je traduis n'a donc, pour moi, ce caractère instable, immaîtrisé, obscur du texte que j'écris.

D'où la difficulté de l'acte de traduire. D'où aussi l'exaltation, on l'a dit, qui peut l'accompagner. Mais, là, précisément, on quitte le domaine de la seule maîtrise, du seul savoir faire, pour aborder une seconde étape où le travail du traducteur semble rejoindre le travail de l'écrivain tel que je l'ai évoqué dans sa première phase. Alors que ce dernier, à l'inverse, est devenu, dans une seconde phase, beaucoup plus conscient. Comme si ces deux démarches ne se rapprochaient chaque fois que pour mieux se séparer. En effet, une fois le "premier jet" venu, toujours surprenant, toujours immaîtrisable, l'écrivain travaille avec toutes les ressources de son savoir et de sa conscience. Cela peut être long, délicat, difficile, le plus gros est fait. Pour le traducteur, au contraire, une fois établie la première version avec toutes les précautions et les scrupules nécessaires (exactitude lexicale, syntaxique, métrique etc.), le plus gros reste à faire : trouver un rythme qui sera non pas identique (tout rythme est singulier donc irrépétable) mais analogue, puisqu'il sera celui d'un autre corps. Il y faut, à un moment ou à un autre, ce même état de vide dynamique, de perte, qui est celui-là même de l'écriture à son départ où quelque chose d'exaltant, effectivement, peut se produire : cette identité dans l'altérité dont parle Blanchot : celle d'une voix restée elle-même et, en même temps devenue autre, dans la différence des souffles - des corps - qui lui donnent vie.

Texte de la conférence donnée lors du congrès des traducteurs à México en 2006, sur le thème "traduction et censure".

Publié ici avec l'aimable autorisation de l'auteur.

 

 

Pour citer cette ressource :

Jacques Ancet, Traduire la voix, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), décembre 2007. Consulté le 21/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/langues-et-langage/des-langues-tres-vivantes/langues-et-interculturalite/traduire-la-voix