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Plurilinguisme et traduction à l'heure de la mondialisation

Par Michaël Oustinoff : Maître de Conférences - Université Paris III Sorbonne Nouvelle
Publié par Clifford Armion le 26/02/2009

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"La langue de l'Europe, c'est la traduction," selon la formule d'Umberto Eco. A l'heure de la mondialisation, le plurilinguisme s'impose comme une nécessité vitale, tant et si bien que les politiques linguistiques de l'Union européenne ont aujourd'hui pour objectif l'apprentissage par tous d'au moins deux langues étrangères. Ce plurilinguisme est possible, nous dit Michaël Oustinoff, et la traduction en est la clé. Les langues ne sont pas interchangeables, et la traduction, qui oblige à la confrontation, en est le parfait révélateur. C'est en apprenant les langues par le biais de la traduction que l'on prend véritablement conscience des différentes visions du monde qu'elles recèlent, et révèlent. Si l'on accepte ce paradigme, on comprend alors que le rôle des enseignants est appelé à changer.

Cet article correspond à la conférence donnée par l'auteur le 17 janvier 2009 dans le cadre du salon Expolangues ; cette version a été revue par l'auteur pour prendre en compte les remarques de la salle au cours de l'échange qui a suivi la conférence.

Je tiens tout d'abord à remercier Kevin Pinault et La Clé des langues de m'avoir invité à Expolangues pour faire cette communication. J'en profite au passage pour dire tout le bien que l'on peut penser de la création d'un site à la fois riche par son contenu et véritablement plurilingue. C'est le cas d'un autre site remarquable, dont on aura l'occasion de reparler, celui d'Euronews.

Un mot, tout d'abord, pour expliquer le titre. Il pourrait se résumer à la phrase suivante : la clé des langues, c'est la traduction (du moins une de ses clés). Et par conséquent aussi la clé du plurilinguisme. C'est en ce sens que l'on interprètera le sens de la formule d'Umberto Eco : « La langue de l'Europe, c'est la traduction » (« La lingua dell'Europa è la traduzione »). C'est cette langue-là qu'il faut apprendre. Mais le plurilinguisme que prône l'Union Européenne à travers son Cadre européen commun de références pour les langues, est un terme qui apparaît à beaucoup de monde notamment en France comme du domaine de l'utopie plutôt que du réalisable, voire carrément de l'inutile : à quoi bon apprendre plusieurs langues étrangères quand une seule (aujourd'hui l'anglais) peut servir de langue de communication universelle ?

L'idée que l'on développera est la suivante : l'apprentissage, par tous, d'au moins deux langues étrangères est non seulement essentiel, mais possible. C'est l'objectif que s'est fixé aussi bien la France que l'Union européenne. La première partie sera donc intitulée : « Le plurilinguisme est possible : traduction et apprentissage des langues ». Le principe de base est simple : plus on connaît de langues, plus il est facile d'en apprendre d'autres

Mais connaître plusieurs langues en les maintenant dans des compartiments étanches ne suffit pas : c'est le multilinguisme [1]. Il faut savoir faire dialoguer les langues entre elles, c'est ce que le Conseil de l'Europe appelle le plurilinguisme, d'où le titre de la deuxième partie : « Le multilinguisme ne suffit pas : traduction et visions du monde ». Contrairement à une idée reçue, les langues ne sont pas interchangeables : chacune recèle une vision du monde propre.

Enfin, le plurilinguisme est à l'ordre du jour non seulement en Europe, mais plus généralement dans le monde, en raison de la mondialisation. Le rôle des enseignants de langue est devenu crucial. La troisième et dernière partie s'intitule donc : « Plurilinguisme et mondialisation : à quoi servent les enseignants de langue ? », le rôle des enseignants étant appelé à changer complètement d'échelle, et plus généralement encore, celui des langues et de leur enseignement.

En particulier, comme le soulignent les publications de l'Union européenne, ce rôle est, non plus seulement linguistique, économique ou culturel, mais également politique, au sens le plus large du terme. C'est dans une telle optique qu'il faut penser, aujourd'hui, la question des langues, autrement dit dans un cadre multidisciplinaire (Nowicki, Oustinoff, 2007) et novateur : en la matière, les choses bougent vite, notamment en raison du développement exponentiel des NTIC (Nouvelles technologies de l'information et de la communication).

I. le plurilinguisme est possible : traduction et apprentissage des langues

Pour entrer tout de suite dans le vif du sujet, on rappellera qu’avant la chute du mur, on pouvait tomber à Berlin, au détour d’une rue, sur le message suivant, qui s’étalait en quatre langues.Tout en haut, figurait la version en anglais :

YOU ARE LEAVING THE AMERICAN SECTOR
Ensuite, venait sa traduction russe :
ВЫ ВЫЕЗЖАЕТЕ ИЗ АМЕРИКАHCКOГO CEKTOPA
Ensuite, sa traduction française :
VOUS SORTEZ DU SECTEUR AMÉRICAIN
Enfin, sa traduction allemande :
SIE VERLASSEN DEN AMERIKANISCHEN SEKTOR

Il faudrait être aveugle pour ne voir dans cette inscription qu’une question d’apprentissage des langues, au sens traditionnel du terme. La portée « extra-linguistique » de ce message n’échappeà personne, notamment sur le plan historique ou géopolitique, mais laissons cela pour les partiessuivantes.

Par ailleurs, pour celui qui maîtrise déjà ces langues, passer d’une version à l’autre ne tient nullement de l’exploit : il est aussi facile de passer de : « Vous sortez du secteur américain » à :« You are leaving the American Sector » que de : « Sie verlassen den amerikanischen Sektor » à :« Вы выезжете из американского сектора » (retranscription en caractères latins : vy vyezžajete izamerikanskogo sectora). Le linguiste, réduit au pain sec, pourra tout au plus signaler que le russe se distingue en précisant que l’on est censé sortir (sens du préfixe vy- dans vyezžajete) à bord d’un véhicule (sens de –ezžajete) et non à pied (on aurait alors vyxodite).

Mais se placer du point de vue du plurilingue, c’est commencer par la fin. Commençons donc par le commencement : imaginons que je n’aie, au départ, à ma disposition qu’une seule langue. Comment faire pour apprendre les autres ? Il y a, pour simplifier, deux solutions : la première consiste à apprendre ces langues séparément, afin d’éviter les interférences. C’est l’approche multilingue. On lui reconnaîtra beaucoup de qualités, mais elle n’est pas la seule. 

La deuxième consiste à ne pas recommencer à chaque fois la même procédure, mais à n’apprendre que ce qui est nouveau par rapport aux langues que l’on a déjà apprises. C’est l’approche plurilingue, complémentaire, par conséquent, de la précédente.

Afin que l’on n’aille pas croire que l’on théorise dans le vide, on m’excusera sans doute de partir de mon cas personnel, à savoir celui d’un francophone de langue maternelle portugaise ayant ensuite appris sa langue paternelle, le russe, seulement à partir du collège et après l’anglais (pour devenir ensuite angliciste).

Pour apprendre l’anglais, j’ai, comme tout le monde, appris selon la méthode multilingue. Mais pourquoi s’en tenir là, quand le portugais me permettait, mieux que le français, de passer plus facilement à l’anglais ? Quelques brefs exemples suffiront.

Pour « YOU ARE LEAVING THE AMERICAN SECTOR », on peut se servir aussi bien du français que du portugais pour « AMERICAN SECTOR » : il s’agit de mots appartenant au fond des langues romanes, et l’anglais ne manque pas de mots d’origine latine. Mais pour la prononciation ? Passer par le français est beaucoup moins pratique que par le portugais. En effet, le français se caractérise par deux traits par rapport à l’anglais : 1) l’accent est fixe ; 2) la prononciation des voyelles est pratiquement la même que la syllabe soit accentuée ou non. 

En anglais, c’est le contraire. Il suffit de comparer les équivalents des mots français ATOME et ATOMIQUE.

En anglais on a ATOM et ATOMIC, et le A de ATOM n’est pas du tout le même que celui de ATOMIC, et il en va de même pour le O, non seulement du point de vue du déplacement de l’accent tonique, mais également du changement de timbre qu’entraîne ce déplacement. Pour un francophone, c’est loin, au début, d’aller de soi. Mais pas pour un lusophone : en portugais le couple devient ÁTOMO et ATÓMICO. L’espagnol (même orthographe) déplace l’accent tonique comme le portugais, mais il ne connaît pas le phénomène de la réduction phonétique, qui transforme le son des voyelles. Il s’écrit exactement ici comme en portugais, mais les voyelles sonnent toutes pleines : et le même raisonnement vaudrait pour l’italien. Voilà pourquoi il est facile pour un lusophone de suivre un programme de télévision en espagnol et difficile pour un hispanophone de faire pareil pour le portugais : l’hispanophone lira sans aucune difficulté un texte écrit en portugais, mais il devra maîtriser le mécanisme de la réduction vocalique avant de suffisamment bien comprendre le portugais oral.

Mais revenons à YOU ARE LEAVING THE AMERICAN SECTOR. Pour apprendre l’anglais, on s’est servi du français et du portugais comme passerelles. Une fois l’anglais maîtrisé, c’est une bonne partie du lexique germanique que l’on apprend du même coup : l’allemand devient dès lors accessible. La grammaire, certes, est très différente, mais il se trouve que je me suis retrouvé, au collège, non à faire de l’allemand et du russe, mais du latin et du grec. En me mettant à apprendre parallèlement l’allemand et le russe en autodidacte, pour la grammaire, c’est du latin et du grec dont je me suis servi, y compris pour l’alphabet cyrillique, qui dérive directement de l’alphabet grec.

Ce que je viens de dire peut, en fait, se résumer au principe suivant : plus on connaît de langues, plus il est facile d’en apprendre d’autres. Ce qui permet de relativiser ce qu’on entend généralement par le « don des langues ». Le mieux serait, en jouant sur les mots, d’entendre par « don des langues », non le don qu’on a pour elles, mais ce qu’elles nous donnent en retour, en l’occurrence pour en apprendre d’autres.

Autre exemple : le roumain est aux langues romanes ce que l’anglais est aux langues germaniques : une langue à cheval sur deux familles à la fois, les langues romanes (comme son nom l’indique assez) et les langues slaves (c’est la seule langue latine où, pour dire « oui », on dit da, comme dans les langues slaves). Les choses vont très vite pour quelqu’un qui connaît déjà une langue romane comme le portugais (ou plus encore l’italien) et une langue slave comme le russe ou le bulgare. 

Autrement dit, il y a trois sortes d’intercompréhension : la première, c’est celle qui est, pour ainsi dire, immédiate, comme dans le cas du lusophone par rapport à l’hispanophone, ou, plus encore, le norvégien par rapport au suédois ; la seconde, c’est celle qui se construit davantage, comme lorsqu’un Norvégien ou un Suédois se mettent à communiquer avec un Danois, dont la prononciation pose des problèmes comparables à ceux que rencontre un Espagnol ou un Argentin qui cherchent à communiquer avec un Portugais ou un Brésilien. La troisième se construit à un autre niveau, sans qu’il y ait de parenté directe.

Comme on pourrait ici multiplier les exemples, on se contentera d’en donner un dernier, avec une langue qui n’a aucun lien de parenté avec les langues indo-européennes citées pour l’instant, à savoir le chinois. Supposons maintenant (pour prendre les cas de figure les plus fréquents en France) qu’un « apprenant » connaisse au préalable, en sus du français, deux langues étrangères (même imparfaitement) : l’anglais et l’espagnol ou l’anglais et l’allemand. Sa principale surprise sera sans doute comparable, en se mettant au chinois, a celle de Monsieur Jourdain en apprenant qu’il faisait de la prose. Presque tous les sons du chinois, il parviendra en effet à les relier à des sons familiers : le x de xiăo (« petit ») est très proche du ch allemand de ich (« je ») ; le h de hăi (« mer »), est proche du challemand de Buch (« livre ») ou de la jota espagnole ; le r de èr (« deux ») lui rappellera ler final de flower prononcé à l’américaine, et ainsi de suite, y compris les fameux tons qui modifient le sens des mots selon leur courbe mélodique (en transposant, à l’échelle du mot, ce que l’on retrouve dans les autres langues citées à l’échelle de l’intonation de la phrase). Toutes proportions gardées, c’est comme lorsque quelqu’un se rend aux Etats-Unis pour la première fois : il a vu ou imaginé tellement de fois ces lieux dans les livres, les séries télévisées ou les films hollywoodiens qu’il est souvent, contrairement à son attente, tout sauf dépaysé. 

L’exemple du chinois est révélateur à plus d’un titre : auparavant, on l’opposait à une langue comme l’anglais, réputée « facile » (ce qui est une autre idée reçue), justifiant par là pourquoi l’on devait apprendre l’une et non l’autre. On s’aperçoit aujourd’hui, notamment en France, que la difficulté (nullement imaginaire) du chinois n’empêche pas cette langue d’être l’objet d’un véritable engouement, si bien qu’un nombre grandissant d’élèves se mettent à l’apprendre dès le secondaire. Rien, par conséquent, en matière d’apprentissage de langues, ne constitue une barrière infranchissable. 

A l’impossible, cependant, nul n’est tenu. C’est pourquoi le Cadre européen de références pour les langues (2005) ne fixe pas pour objectif d’obliger les Européens à parler n langues étrangères manu militari aussi bien que leur langue maternelle. Mais supposons que tout le monde soit en mesure d’égaler, à moindre effort, les capacités prodigieuses du cardinal Giuseppe Mezzofanti (1774-1849), manifestées dès l’enfance, que Byron appelait un monstre des langues (« a monster of languages ») parce qu’il en parlait couramment une cinquantaine, sans accent et ce sans avoir jamais quitté le sol italien, tout en pouvant en traduire plus d’une centaine.

Au regard de l’approche multilingue traditionnelle, ce serait suffisant. Au regard de l’approche multilingue, un tel tour de force aurait certes toutes les chances de figurer dans le livre des records Guinness, mais en rester là ne mériterait guère mieux, puisque ce serait se conformer à une conception purement mécaniste des langues (Cassin, 2004).  

II. Le multilinguisme ne suffit pas : traduction et visions du monde

Le terme de « vision du monde », comme celui de « plurilinguisme », est un terme aujourd’hui récurrent. C’est à Wilhelm von Humboldt qu’on le doit, chaque langue constituant selon lui une « vision du monde » une Weltansicht ou une Weltanschauung (Thouard, 2000), notion que l’on retrouve également dans la célèbre hypothèse Sapir-Whorf (Whorf, 1956). Mais le monde peut aussi, à l’inverse, façonner la langue. C’est le point de vue exprimé par Tocqueville dans De la Démocratie en Amérique, qui consacre un chapitre entier à « Comment la démocratie américaine a changé la langue anglaise » : 

Si ce que j’ai dit précédemment, à propos des lettres en général, a été bien compris du lecteur, il concevra sans peine quelle espèce d’influence l’état social et les institutions démocratiques peuvent exercer sur la langue elle-même, qui est le premier instrument de la pensée. (Tocqueville, 1840 : 470)

Enumérant ensuite les transformations de toute sorte subies par l’anglais en Amérique (mise en usage de mots nouveaux, utilisation de certains mots en leur donnant de nouvelles significations, mélange des styles, etc.), Tocqueville affirme : « Le génie des peuples démocratiques ne se manifeste pas seulement dans le grand nombre de mots nouveaux qu’ils mettent en usage, mais encore dans la nature des idées que ces mots représentent » (ibid. : 472). Autrement dit, l’Angleterre (on dirait aujourd’hui le Royaume-Uni) et les Etats-Unis ne peuvent parler la même langue, à partir du moment où ils vivent dans des sociétés différentes. C’est ce que disait avec humour George Bernard Shaw en prétendant que c’étaient deux pays séparés par la même langue. 

C’est pourquoi apprendre une langue étrangère ne suffit pas. Encore faut-il comprendre ce qui la sépare de la sienne. Même, et surtout, quand elle semble dire exactement la même chose, comme en décalque. Tocqueville et De la Démocratie et l’Amérique, c’est plutôt pour le supérieur, dira-t-on. Ce n’est pas si sûr, mais peu importe. Passons du côté du secondaire. J’ai sous les yeux un manuel d’histoire, destiné aux Terminales non seulement en France, mais aussi au niveau correspondant en Allemagne. [ voir la présentation du manuel sur La Clé des langues] Le manuel, premier du genre, est en effet le même des deux côtés du Rhin (Le Quintrec, Geiss, 2006). J’ai apporté la version française et la version allemande, construites pour ainsi dire en miroir. Page 105, j’y retrouve le mur, mais cette fois-ci le contexte est différent. Je lis la légende :

Dernier saut vers la liberté : le 15 août 1961, ce soldat est-allemand passe dans le secteur français, avant que le mur ne rende la fuite impossible.

Dans le manuel allemand, à la même page, puisque la pagination est identique, je peux y lire la traduction, à mon sens parfaite, mais je m’empresse de dire que je ne suis pas germaniste de formation :

Letzter Sprung in die Freiheit : am 15. August 1961 floh dieser ostdeutsche Soldat in den französischen Sektor, bevor durch den Abschluss des Mauerbaus eine Flucht unmöglich wurde.

Cet extrait est court, mais en lui est contenu le reste du manuel : on peut reprendre, page par page, les deux manuels placés côte à côte. Ils se suivent pratiquement mot à mot. On dira, par conséquent, qu’ils sont interchangeables. Et c’est là, d’ailleurs, le but : que les élèves francophones et germanophones partagent la même vision de l’histoire. Voilà ce que nous indiquent les auteurs dans l’avant-propos:

Des histoires imbriquées, une mémoire partagée ou disputée, la saisie d’une même réalité selon plusieurs approches, l’examen des ressemblances, des différences et des interactions au bénéfice d’une lecture enrichie de l’histoire de chaque pays, de l’histoire des deux pays dans leurs relations mutuelles, mais aussi d’une histoire de ces pays dans l’environnement européen et mondial qui est le leur : telles sont les grandes lignes qui ont présidé à l’élaboration de ce manuel. (op. cit. : 2)

Néanmoins, ces manuels ne sont pas exactement interchangeables :

De la sorte, les deux versions française et allemande du manuel sont identiques puisqu’elles suivent le concept initialement élaboré, comprennent les mêmes documents, la même mise en page, le même appareil cartographique, photographique et iconographique […]. Pour autant, les différences sémantiques apparaissent et sont partie intégrante de l’analyse. Chacun le sait le sent : les mots en apparence équivalents sur le simple plan de la traduction n’ont pas la même signification d’un pays à l’autre. Ainsi en va-t-il de termes aussi courants que l’Etat, la nation, la culture, la religion… qui n’ont de part et d’autre de la frontière ni le même usage, ni la même tradition, ni les mêmes contours. (Ibid.)

On pourrait dire, sans forcer le trait, qu’il s’agit de deux pays séparés par la même langue, suivant en cela Tocqueville ou George Bernard Shaw, car les termes correspondants en allemand sont Staat, Nation, Kultur, Religion.

Autrement dit, c’est à la fois le même manuel, et un manuel différent. Il n’y a là aucun paradoxe, ou plus exactement, ce n’est un paradoxe que si l’on considère que les langues sont interchangeables. C’est le point de vue de la tradition gréco-romaine, où la langue n’est qu’un simple instrument de l’esprit. Sa forme la plus moderne, si je puis dire, c’est le « tout-à-l’anglais », de même qu’il y a pu y avoir un « tout-au-latin », puis un « tout-au-français ».

Si au contraire, on considère que la langue est non pas un simple outil, mais une force agissante, une energeia comme disait Wilhelm von Humboldt, alors tout s’éclaire. Ce qui amène à poser la question de l’intraduisible en termes nouveaux. Que Staat soit (partiellement) intraduisible par « État », Religion par « Religion », Kultur par « Culture » et ainsi de suite, c’est bien évident. Il suffit pour s’en convaincre de consulter l’entrée « culture » dans le Vocabulaire des philosophies européennes. Dictionnaire des intraduisibles sous la direction de Barbara Cassin : le mot y est mis en parallèle avec le latin cultura, le grec paideia, l’allemand Kultur, mais également Bildung et Zivilisation, le français civilisation, l’italien civiltá, etc. Plus généralement voici l’optique adoptée, qu’expose Barbara Cassin en ces termes : « Nous avons pris pour objet des symptômes de différences, les « intraduisibles », entre un certain nombre de langues européennes d’aujourd’hui, en régressant aux langues anciennes (grec, latin) et en passant par l’hébreu, par l’arabe, chaque fois que c’était nécessaire à l’intelligibilité de ces différences. Parler d’intraduisibles n’implique nullement que les termes en question, ou les expressions, les tours syntaxiques et grammaticaux, ne soient pas traduits et ne puissent pas l’être — l’intraduisible, c’est plutôt ce qu’on ne cesse pas de (ne pas) traduire. » (Cassin, 2004 : xvii). 

La même analyse peut se transposer à l’échelle des œuvres littéraires. Une de mes étudiantes, il y a trois ans (cette étudiante suivait des cours d’anglais, mais elle était russe) avait parlé du roman Le Maître et Marguerite, de Boulgakov pour en faire l’éloge. J’avais donc conseillé aux autres étudiants de le lire en traduction. Elle avait aussitôt ajouté, l’air navré, que malheureusement, c’était un livre intraduisible. J’ai répondu que, certes, rien ne remplace l’original russe, mais la traduction, justement parce qu’elle n’est pas l’original, apporte quelque chose de plus, par le simple jeu de la traduction, et je conseillais donc à cette étudiante de lire Le Maître et Marguerite en français. Car la traduction offre de l’original un autre versant [2]. C’est d’ailleurs un point de vue que l’on peut voir développé sur le site de La Clé des langues, entre autres, par Tiphaine Samoyault dans « Le langage du texte traduit » (Samoyault, 2007), spécialiste de littérature comparée, ou par Antoine Berman dans L’Epreuve de l’étranger (Berman, 1984), ou encore dans le Séminaire national organisé par la DGESCO intitulé Enseigner les œuvres littéraires en traduction (Chevrel, 2007), etc. On ne s’étendra donc pas, sauf pour signaler la parution récente d’un ouvrage destiné à la fois au secondaire et au supérieur, à savoir Introduction à l’analyse des œuvres traduites (Risterucci-Roudnicky, 2008). Qu’on n’aille pas croire, cependant, que cette vision de la langue en tant que force agissante ne s’appliquerait qu’aux sciences humaines, à la philosophie, ou aux chefs d’œuvres de la littérature. La perspective s’étend à bien d’autres domaines.    

III. Plurilinguisme et mondialisation: à quoi servent les enseignants de langue?

Je partirai cette fois du site d’Euronews et d’une langue qui n’est pas encore représentée sur La Clé des langues, mais qui, comme le russe, le sera j’espère un jour. Il s’agit de l’interview d’une personne d’une grande jeunesse d’esprit, bien que fêtant cette année son centième anniversaire, le réalisateur portugais Manoel de Oliveira. Sur le site on dispose à la fois des images et du texte, car les paroles prononcées sont reproduites par écrit à chaque fois, ce qui en fait un instrument d’apprentissage des langues remarquable et dont les gens de ma génération auraient sans doute bien aimé pouvoir profiter dès le collège. Comme sur le panneau annonçant que l’on sort du secteur américain en quatre langues, c’est en huit langues mais en multimédia que se décline actuellement le site (français, anglais, allemand, espagnol, portugais, espagnol, russe, arabe). On demande à Manoel de Oliveira (Oliveira, 2008) comment il fait pour réaliser un film par an. Il répond :

Il n’y a pas de secret. Il s’agit de travailler, de faire, c’est une impulsion naturelle. Ma vie est assez compliquée. Je manque d’espace à la maison, j’ai beaucoup de choses et la maison est trop petite. Et je manque de temps dans la vie. Je ne peux remédier ni à l’une ni à l’autre chose. On ne peut pas allonger le temps ni agrandir la maison. Il aurait fallu faire des travaux mais ça coûte cher.

La version originale portugaise en est :

Não tem segredo nenhum. É trabalhar, é fazer, é um impulso natural. A minha vida é um bocado complicada: tenho falta de espaço em casa, luto com essa falta de espaço porque tenho muita “marmelada”, a casa é pequena e tenho falta de tempo na vida. Não posso dar remédio nem a uma coisa nem a outra. Não se pode esticar o tempo nem se pode alargar a casa. Isso requeria obras e hoje é muito caro.

En anglais, cela donne :

There is no secret – it is work! It is doing something, it is a natural impulsion. My life is so complicated – I need space around me, I have so much going on and my house is small, and I need breathing space. I cannot seem to sort it out. I cannot either stretch time, or enlarge the house. That would take up precious time which I cannot afford.

Les traductions sont bien faites, surtout quand on pense qu’elles doivent être réalisées vite, et en permanence. Néanmoins, on voit bien qu’elles ne sont pas interchangeables [3]. Quand je lis le texte en français ou que j’écoute la voix du journaliste le lire, je suis dans un monde français. C’est pareil pour l’anglais, je suis dans un monde avant tout anglais, et ainsi de suite : je ne suis vraiment dans un monde portugais que par l’intermédiaire du portugais. Naturellement, la différence entre ces différentes versions est, en l’occurrence, minime. Mais elle est suffisante pour ne pas être la même : Henri Meschonnic avait utilisé une formule frappante lors d’un colloque en parlant de la « puissance de l’infime ». C’est très exactement ce que dit Julien Green dans Le langage et son double (Green, 1987) ou Georges-Arthur Goldschmidt dans Á l’insu de Babel (Goldschmidt, 2009) : en changeant de langue, on n’est pas tout à fait le même. Les idées, les souvenirs, les sensations ne s’assemblent pas de la même manière. Même nos gestes et nos comportements changent en passant d’une culture à une autre. Même quand les langues sont très proches.

C’est le cas en Espagne, par exemple, où la question des langues, avec l’autonomie des régions telles que la Catalogne est devenue une question essentielle, si bien que le XXXIIe Congrès de la Société des Hispanistes Français a jugé bon, en 2005, de s’y consacrer entièrement pour aboutir à la publication de ses Actes sous le titre Traduction, adaptation, réécriture dans le monde hispanique contemporain (Hibbs, Martinez, 2006). 

Car nous vivons dans un monde de plus en plus multilingue. Ce phénomène (et l’Union européenne en est une illustration flagrante) est d’autant plus marqué que les nouvelles technologies de l’information et de la communication ou NTIC lui donnent les moyens de se propager. C’est même devenu un des rouages majeurs de la mondialisation, notamment sur le plan de l’économie : le mot d’ordre est no translation, no product (« pas de traduction, pas de produit »). Mais pas seulement sur ce plan : c’est vrai aussi, de plus en plus, d’un point de vue politique. C’est pourquoi, par exemple, il existe au Conseil de l’Europe, une Division des politiques linguistiques, qui a rédigé un Guide pour l'élaboration des politiques linguistiques éducatives en Europe : de la diversité linguistique à l'éducation plurilingue (Beacco, Byram, 2003). Et récemment, le site de l’ONU s’est mis à devenir intégralement multilingue, les langues de travail (en l’occurrence le français et l’anglais, mais avec prédominance de plus en plus marquée de l’anglais) devant maintenant être rééquilibrées par rapport aux autres langues officielles, à savoir l’espagnol, le chinois, le russe et l’arabe.

Néanmoins, le multilinguisme peut n’être qu’une variante du monolinguisme et aboutir à le renforcer. En effet, pourquoi apprendre d’autres langues, si tout m’est accessible dans ma propre langue ? On rétorquera deux choses. La première, c’est que ce qui se dit dans l’une n’est pas nécessairement ce qui se dit dans l’autre, avec tous les problèmes d’incommunication et de manipulation que cela peut entraîner.

Pour reprendre l’exemple de l’interview de Manoel de Oliveira, voilà comment l’entretien est présenté en français : « Quand on s’arrête, tout meurt, quand on bouge, tout vit » ; la version russe est proche : « Мануэл де Оливейра, Португальский кинорежиссер: “Остановись, и ты умер. Продолжай работать, чтобы жить!” » (« Manoel de Oliveira, le réalisateur de cinéma portugais : “s’arrêter, c’est mourir. Il faut continuer à travailler pour vivre” »), alors qu’en portugais on a simplement : « Manoel de Oliveira : parar é morrer » (« Manoel de Oliveira : s’arrêter, c’est mourir »). On a retenu souvent d’autres variantes dans les autres langues. En anglais, on trouve ainsi : « Manoel de Oliveira. The oldest working film director » (« Manuel de Oliveira, le plus âgé des réalisateurs de cinéma ») ; en allemand, c’est : « hundert Jahre und keineswegs filmmüde » (« centenaire, et en aucun cas fatigué de faire des films ») ; en espagnol, c’est : « la UE tiende a una sola fe, la democracia y un solo orden superior: Bruselas » (« L’UE tend vers une foi unique, la démocratie, et un seul ordre supérieur, celui de Bruxelles ») ; en italien, c’est la même citation qu’en espagnol : « la Ue tende verso una sola fede – la democrazia, a un solo ordine superiore – Bruxeles ». Je me contenterai de reproduire ici la version arabe, langue que je regrette de ne pas connaître assez pour aller plus loin : « يتحدثليورونيوز شيخالمخرجين أوليفايرا دو مانوييل.

L’angle choisi n’est manifestement pas le même. En l’espèce, cela ne prête sans doute pas à conséquence, mais on voit toutes les transformations que l’on peut faire subir à une information donnée. Il n’est pas sûr, par exemple, que Euronews, CNN ou Al Jazeera disent exactement la même chose dans toutes les langues dans lesquelles ces chaînes diffusent leurs informations. Pour reprendre un exemple célèbre, celui de la Résolution 242 du Conseil de sécurité de l’ONU du 22 novembre 1967 adoptée à la suite de la Guerre des Six jours, la version française parle d’un « retrait des territoires occupés », c’est-à-dire de tous, alors que la version anglaise parle de « withdrawal […] from occupied territories », et non pas « from the occupied territories », ce qui n’implique pas l’ensemble des territoires en question. Les deux versions sont officielles, mais elles s’interprètent de deux manières radicalement différentes.

La deuxième chose que l’on rétorquera aux partisans d’une approche purement multilingue, c’est qu’elle n’est pas suffisante pour que cette belle formule de Goethe, souvent citée, se vérifie pleinement : « Wer fremde Sprachen nicht kennt weiss nicht von seiner eigenen », c’est-à-   

Conclusion

Ma conclusion sera brève. Je citerai le Commissaire européen en charge du multilinguisme, Leonard Orban qui a déclaré au journal Le Monde (Ricard, 2007) qu’il fallait que les Européens s’efforcent de maîtriser « au moins trois langues : celle de leur pays d’origine, l’anglais bien sûr, et une troisième parmi les plus parlées de l’UE – l’allemand, le français, l’espagnol ou l’italien. Sans négliger le russe [4], l’arabe ou le chinois ». Un tel objectif n’est pas utopique. Il est déjà réalisé, mais sur un plan individuel, notamment dans des pays comme la France (par son histoire et sa géographie, c’est un des pays les plus multilingues et plurilingues d’Europe). Reste à le faire aboutir, cette fois-ci sur le plan collectif. 

Si la clé des langues réside (aussi) dans la traduction, alors à quoi servent les enseignants de langue ? Non pas seulement à apprendre la langue, mais également à apprendre à traduire. Non pas seulement dans le cadre de la traduction au sens traditionnel du terme, en alternant classiquement les exercices de thèmes et de versions, mais dans un cadre bien plus large et pour tout dire moderne, aussi bien en phase avec le monde d’hier [5] qu’avec le monde d’aujourd’hui (Ballard, 2003). Car c’est à travers la traduction que la diversité des langues apparaît le plus clairement, quel que soit le niveau de complexité auquel on se place (Jakobson, 1963 et 1985). De ce point de vue, il y a un lien évident à établir entre le secondaire, le supérieur et la recherche : c’est un domaine d’études pluridisciplinaire en pleine expansion, en France comme à l’étranger. A condition de prendre les langues au sérieux. Et pas seulement l’anglais, en dépit de tout le bien qu’un angliciste peut en penser (Graddol, 2007). Je vous remercie.   

 

Références

BALLARD, Michel, Versus : la version réfléchie. Vol. 1, Repérages et paramètres, Gap, Ophrys, 2003 ; Vol. 2, Des signes au texte, Gap, Ophrys, 2004.

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BERMAN, Antoine, L'Epreuve de l'étranger. Culture et traduction dans l'Allemagne romantique, Paris, Gallimard, 1984. Cadre européen commun de référence pour les langues : apprendre, enseigner, évaluer, Paris, Didier, 2005.

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Notes


[1] Le Cadre européen commun de référence pour les langues dit très exactement : « On distingue le «plurilinguisme » du « multilinguisme » qui est la connaissance d’un certain nombre de langues ou la coexistence de langues différentes dans une société donnée. » (op. cit., p. 11). 

[2] Signalons que l’on peut voir sur Youtube, sous-titrée en anglais, l’adaptation pour la télévision russe réalisée par Vladimir Bortko en 2005. La première traduction en anglais (disponible en ligne sur (disponible en ligne sur à plusieurs auto-traductions nabokoviennes (Oustinoff, 2001). On la comparera à celle, récente, de Richard Pevear et Larissa Volokhonsky, The Master and Margarita (disponible en ligne sur le même site 

[3] On pourrait s’interroger, par exemple, sur la traduction de l’expression familière « tehno muita “marmelada” » (littéralement « j’ai beaucoup de“ marmelade” ») par « j’ai beaucoup de choses » ou « I have so much going on», mais une analyse détaillée des différentes versions nous entraînerait trop loin, car il faudrait également connaître les conditions exactes dans lesquelles ces traductions sont faites (avec quelles finalités, avec quelles contraintes de temps, par qui (traducteur et/ou journalistes ?), etc.). De proche en proche, c’est à l’analyse traductologique de tout le site qu’il faudrait procéder. 

[4] On signalera que l’importance accordée aujourd’hui au russe dans l’enseignement secondaire en France ne laisse pas d’être préoccupante : « La situation du russe est actuellement si catastrophique dans les lycées, où l’on manque de plus en plus d’élèves, que [les] concours [du CAPES et l’agrégation], à vrai dire, n’ont plus grand sens. » (Sylvie Técoutoff, Versions russes corrigées et annotées. Fascicule 1 : Textes et traductions, Paris, Institut d’Etudes Slaves, 2002, p. 9). Quant aux autres langues slaves … 

[5] De même que le monde d’aujourd’hui ne se comprend pas sans connaître le monde d’hier, les langues modernes ne sauraient se passer de l’apport des langues anciennes (Charvet, Soler : 2005). 

Pour citer cette ressource :

Michaël Oustinoff, Plurilinguisme et traduction à l'heure de la mondialisation, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), février 2009. Consulté le 23/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/langues-et-langage/des-langues-tres-vivantes/langues-et-interculturalite/plurilinguisme-et-traduction-a-l-heure-de-la-mondialisation