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À la recherche du récit perdu dans les mers du sud...

Par Georges Tyras : Professeur des universités - Université Stendhal Grenoble 3
Publié par Christine Bini le 03/10/2009
L'octroi en 1981 à la version française de ((Los Mares del Sur)), alors intitulée ((Marquises, si vos rivages)), du Grand Prix de littérature policière, conférait d'emblée à Manuel Vázquez Montalbán, hors de ses frontières, la réputation d'un « maître du polar » des plus traditionnels. La liste des œuvres primées en témoigne, autant que la composition du jury, le Prix en question échoit généralement, à quelques exceptions près, aux produits les moins novateurs, les plus codifiés que le genre soit capable de commettre.

Me molestan los enigmas y por eso me dedico a un oficio que consiste en descifrarlos. Pepe Carvalho.

L'octroi en 1981 à la version française de Los Mares del Sur, alors intitulée Marquises, si vos rivages, du Grand Prix de littérature policière, conférait d'emblée à Manuel Vázquez Montalbán, hors de ses frontières, la réputation d'un « maître du polar » des plus traditionnels. La liste des œuvres primées en témoigne, autant que la composition du jury, le Prix en question échoit généralement, à quelques exceptions près, aux produits les moins novateurs, les plus codifiés que le genre soit capable de commettre(1). La structure conventionnelle du roman policier est, depuis sa définition par Raymond Chandler, parfaitement connue :

Essentiellement, le récit policier (...) consiste en deux histoires. L'une est connue uniquement du criminel et de l'auteur lui-même (...) et se compose principalement de la réalisation d'un crime et des tentatives subséquentes de brouiller les pistes (...). L'autre histoire est celle qui est racontée. Elle est susceptible d'être d'une grande complexité et devrait, lorsqu'elle est terminée, être complète et autonome.(2)  

Cette dualité narrative a de quoi fasciner les théoriciens du romans. Tsvetan Todorov, en particulier, y fondant ses propositions pour une « Typologie du roman policier » en conclut qu'on a affaire, dans cette catégorie de textes, à « deux histoires dont l'une est absente mais réelle, l'autre présente mais insignifiante »(3). Toute l'œuvre de Chandler s'inscrit en faux contre la notion d'insignifiance, mais ce qu'il faut bien voir en tout état de cause, c'est que, engendré dans la seconde moitié du XIXème siècle par un courant remettant en cause la possibilité d'une représentation positive du monde, le roman policier se fonde sur l'indécision factuelle. Relation d'une enquête conduisant au récit d'un crime, la fiction policière ne se justifie que par l'absence préalable de celui-ci et son surgissement in extremis. Soit, en figure : 

Le récit du crime n'existe bien entendu que sous forme rapportée : il est autrement dit confié à un personnage, au terme du parcours romanesque, par délégation de la voix narrative. Voilà pourquoi, dans les romans archétypiques d'Agatha Christie, le temps de l'enquête se passe à attendre le moment où prendra la parole l'homme aux petites cellules grises et belges (quintessence de l'étrangeté), cet Hercule Poirot qu'un critique qualifie de « personnage si caricatural qu'il empêche tout de suite un roman de développer ses possibilités d'angoisse »(4). Il s'agit de rassembler les membres de la communauté dont l'harmonie a été troublée par la réalisation d'un crime afin de leur en infliger le récit, tel que l'enquête en a permis la reconstitution. Prenant la parole, Hercule Poirot prend le pouvoir d'imposer le retour à l'ordre. Son pouvoir narratif n'est que l'expression de son pouvoir idéologique : le surgissement de R1 confère au texte la clôture que la société - victorieusement victorienne - revendique pour elle-même. La prédilection du roman policier canonique pour les mystères de la chambre close obéit pour une grande part à cette exigence métaphorique.  

A se soumettre à ce genre de conventions, Manuel Vázquez Montalbán risquait d'en avaliser les implications idéologiques. Or, s'il est vrai que l'écrivain admet que le cycle Carvalho « (...) assume, en les sélectionnant, les traits du roman noir américain, c'est-à-dire d'une convention littéraire », il soutient dans le même temps et avec force le côté expérimental de sa série policière(5). Ce dualisme de propos est sans doute au fondement de la duplicité de Los Mares del Sur. Ce roman trouve les moyens d'échapper à la clôture à laquelle le destine son appartenance générique sur au moins deux niveaux : celui de la structure du récit et celui de sa dimension intertextuelle.  

Structure narrative : clôture de l'espace, ouverture du texte

Le récit s'engage sur un prologue dans lequel un narrateur impersonnel recrée une scène de juerga nocturne qui tourne mal et conduit à la découverte d'un cadavre. Dès le tableau suivant, nous nous retrouvons en compagnie du détective Pepe Carvalho, que nous ne quitterons plus désormais. C'est l'enchaînement de ses actes et pensées qui donne corps au récit. La narration progresse donc au rythme de l'enquête menée par le détective, qui rencontre, l'un après l'autre, tous les personnages ayant eu un rapport, proche ou lointain, avec la victime. Ce qui impose, par là même, le tempo de l'œuvre, au rythme largement andante de démarches exécutées sur l'air de « brèves rencontres ».  

Le point de vue sur les choses est généralement celui du protagoniste, bien qu'il ne soit pas exclu, ni rare, qu'il émane de l'instance d'énonciation, par où l'écrivain aime à se montrer impliqué. Autrement dit, le récit se répartit, inégalement, entre un mode non-focalisé et une focalisation interne. Au résultat, le texte est une composition en 45 séquences, au sens cinématographique du terme, liées entre elles par les déplacements du protagoniste. Le déroulement diégétique y puise les raisons d'une certaine linéarité, en même temps que le récit y acquiert des dimensions erratiques, reflet des déambulations du détective dans un espace urbain qu'il sillonne en tous sens, avec une évidente prédilection pour l'axe nord-sud. Le passage se fait au milieu du texte, lors de la séq.22, p.105-108, pivot autour duquel bascule l'accent mis sur les beaux quartiers, ce « tapiz de viviendas vecinales para burguesía media, más algún ático dúplex para alta burguesía »(M 41)(6) d'où est issue la victime. Une illumination, qui doit autant aux nécessités de l'organisation narrative qu'à l'état d'ébriété avancée de Pepe Carvalho -« se bebe esperando el clic que abre la puerta siempre cerrada » (M 10)- lui permet de privilégier désormais la ville satellite, tombeau du promoteur. A partir de là, les choses vont très vite. Probablement parce que l'enquêteur fait son travail avec conscience : « estaba dispuesto a meterse nicho por nicho en pos del aroma Paco Rabanne de Stuart Pedrell » (M 111). Mais avant tout parce que la méthode d'investigation de Pepe Carvalho, l'enquête par empathie, joue à plein dès qu'il retrouve la trace du disparu. C'est ainsi que lorsqu'il décide de rester sur place, c'est en voyageur lui-même égaré dans les mers du Sud qu'il prévient Biscuter : « No me he llevado la brújula para darte la latitud y la longitud » (M 132). Et lorsqu'il s'installe pour la nuit après s'être douché avec le gel du défunt et avoir endossé son peignoir, c'est en pensant à la veuve du promoteur qu'il se masturbe furtivement (séq. 27). La superposition Pepe Carvalho / Stuart Pedrell joue immédiatement à plein. Enclenchée dès les premières pages du roman par le regard pictural d'Artimbau, « como si el detective fuera un lienzo en blanco sobre el que pintar la figura de Stuart Pedrell » (M37), elle fonde la compréhension immédiate de la culpabilité de Pedro Larios, et peut-être la nécessité du duel au couteau. Elles explique également l'intuition du rôle de Lita Vilardell. Elle justifierait qu'on se penche sur le roman familial de substitution qui se joue entre le détective, la veuve et la jeune Yes, laquelle dote Pepe de los ojos humanos de son père (M 74). Ce serait une autre histoire, oedipienne bien sûr. Sur le plan narratif, l'empathie permet l'intégration, dans le récit de l'enquête, de l'essentiel de celui du crime. Par quoi le texte répond à la définition du roman noir que propose Todorov :

Le roman noir est un roman policier qui fusionne les deux histoires ou, en d'autres mots, supprime la première et donne vie à la seconde.(7)  

Lorsque Pepe Carvalho mettra un point final à son enquête, il aura au passage fortement contribué à démontrer la clôture de l'espace de ses agissements. A un niveau concret tout d'abord. San Magín est en effet caractérisé comme un territoire autonome, fortement délimité, ne serait-ce que par le langage :

(...) cerca ya del cielo color de barato metal fundido, rótulos triunfales comunicaban : Está usted entrando en San Magín (M 110).
Pero sus pasos le hacen saltar de charco en charco de luz en busca de los límites denunciados por un lejano rótulo celestial, especialmente iluminado en el que consta la advertencia de la finitud del paraíso : Está usted saliendo de San Magín. Hasta siempre (M 125).(8)

Il n'est guère utile d'insister sur les termes límites, finitud. Il l'est à peine davantage de souligner la charge de dérision qui les colore : le paradis du discours politico-publicitaire est en fait un monde froid et hostile, en raison même de ses marques urbanistiques - aristas de hormigón cortante (M 110) ; lepra granulada (M 111) ; falta total de servicios asistenciales (M 107) - que les tentatives d'humanisation, milagro de supervivencia (M 111), peinent à rendre plus accueillant qu'un univers concentrationnaire. C'est ce que suggère les images où les façades d'immeubles deviennent des parois à pic, resserrées sur d'étroits passages n'offrant aucune perspective d'évasion : una calle desfiladero entre acantilados de edificios (M 110) ; los acantilados de cemento (M 135) ; las paredes del desfiladero habitado (M 125). L'ensemble prend bien entendu des contours labyrinthiques :

San Magín sí era un horizonte regularizado de bloques iguales que avanzaban hacia Carvalho como una promesa de laberinto (M 110).

Labyrinthe-prison, où l'être se perd autant que la raison, et d'où seul peut s'évader qui possède une clé logique :

(...) pensaba [Carvalho] que en cuanto llegara la noche huiría de San Magín  y volvería a coger el hilo lógico en busca de otra salida (M 116).  

A qui en est dépourvu, l'ensemble oppose l'impénétrabilité de una isla de cemento (M 205). Car la clé est de nature idéologique et, à un second niveau, la clôture spatiale et architecturale de San Magín a valeur métaphorique. Par quoi s'effectue la dénonciation.  

La ville satellite est avant tout le produit de una política de expansión especulativa (M 106), visant à fonder l'enrichissement et la domination des uns sur la marginalisation et l'exploitation des autres. C'est  ce que le marquis de Munt, se sachant impunissable, reconnaît sans ambages : Un caso claro de especulación que no oculto ni del que me avergüenzo. Todo el milagro económico del régimen franquista ha sido un bluff (M 186). Pour que le système fonctionne, il faut que le cloisonnement soit étanche : San Magín fue mayoritariamente poblado por proletariado inmigrante (M 107)(9). D'où la perception des limites comme frontière, que l'on ne franchit pas sans peur : El miedo a ser todos víctimas de un mediocre y fatal viaje de la pobreza a la nada (M 109-110).  

La marginalité, ou l'aseptie idéologique de Pepe Carvalho, lui permettent de cruzar la frontera (M 205) à plusieurs reprises : trois incursions dans la seconde partie du récit (séquences 23-28, 32-33, 39-41). Pepe, frôlant le destin fatal de Stuart Pedrell, se fait agresser au couteau lors de sa troisième traversée, mais c'est le prix à payer pour rencontrer Pedro Larios et il s'y était préparé en conscience (séq. 38). Ses allées et venues permettent la mise en perspective contrastée des deux mondes : celui auquel le promoteur appartenait par déterminisme de classe, et celui auquel, par remord ou prise de conscience, il a tenté de se greffer.  

Le contraste est pratiquement symbolisé par la description des deux demeures de Stuart Pedrell, dans chacune des deux moitié du roman. Sa maison d'abord, sise sur les hauteurs de Putxet, dont la grille est à elle seule una declaración de principios (M 41), et puis son appartement à San Magín, una nada de paredes desnudas y manchadas (M 130), que Pepe qualifiera plus tard de tumba (M 154).  

Dans ce monde, Carlos Stuart Pedrell était perçu comme un être déplacé. C'est ce qu'exprime le boutiquier qui l'a employé quelque temps comme comptable : No era hombre para este trabajo ni para este barrio (M 123) ; c'est ce que confesse Ana Briongos, soulignant les différences qui séparaient le promoteur de ceux qu'elle appelle mi gente (M 160) ; c'est l'explication qu'invoque, pour justifier le comportement de son fils, le vieux Briongos : Era un intruso (M 203).  

On ne saurait mieux tracer le destin de l'autre : la transgression des limites vaut trahison de classe. Elle est mortelle, ou inconcevable ; Ana Briongos et Pepe Carvalho en sont d'accord :

– ¡ Qué fácil sería marcharse de aquí !
– Este barrio y estas gentes se irían con usted. Cada caracol lleva su cáscara.
– No pienso irme. Aunque le parezca mentira no abría desenvolverme en otro sitio (M 196).

L'enquête menée montre donc à quel point il est vain de vouloir s'établir sur la otra cara de la luna. Elle est par là, d'une certaine façon, couronnée de succès. Cela ne signifie pas pour autant qu'elle conduit à la clôture du texte. Il a été demandé au détective non pas de proposer une identification du cadavre - le célèbre promoteur immobilier a été reconnu - ni même d'en découvrir l'assassin, mais de reconstituer son emploi du temps pendant l'année de sa disparition. Cette exigence est fortement marquée, formulée d'abord par l'entourage professionnel de la victime :

– (...) No sabemos dónde estuvo, qué hizo durante ese tiempo, y hay que saberlo.
– Recuerdo el caso. No se encontró al asesino. ¿ También quieren al asesino ?
– Bueno. Si sale el asesino, pues venga el asesino. Pero lo que nos interesa es saber qué hizo durante ese año. Comprenda que hay muchos intereses en juego (M 18).

Elle est confirmée aussitôt par sa propre veuve :

– ¿ Exactamente qué quiere saber ?
– Qué hizo mi marido durante un año, durante ese año en que le creímos en los mares del Sur y estaba quién sabe dónde y quién sabe qué burradas hacía (M 20).

qui en assume toutes les dimensions en fin de parcours : Aunque no hubiera aparecido lo de la chica, yo no habría movido ni un dedo para que la policía encontrara al asesino (M 216).

Lorsque Carvalho rend compte de sa mission à Mima Stuart Pedrell, il lui apporte un rapport qui tient lieu de « récit du crime » : - Se lo he puesto todo por escrito (M 215) - lui dit-il. Il y a quelque vertige à penser que, compte-tenu de la structure du texte, ce todo est à même de renvoyer à la globalité du roman, au début duquel Pepe se réfère explicitement quelques instants auparavant - (...) al día siguiente un ladronzuelo de coches trató de refugiarse en aquel solar (M 207-208). Le résumé que le détective fait d'un texte demasiado largo (M 215). Au dire de son destinataire, insiste comme il se doit sur l'année écoulée et la perspective de la naissance d'un petit bâtard, dont a priori la veuve n'aura rien à craindre. Mais, souligne Pepe, No termina ahí el caso (M 215). Or le dénouement auquel il renvoie ainsi explicitement a fait l'objet d'un autre récit, oral celui-là, à l'intention de Viladecans et de Lita Vilardell, et par la même occasion, du lecteur (séq. 42). Car la trahison du couple Viladecans/Vilardell, intervenant hors du « récit du crime » empathiquement reconstitué, impose sous forme d'appendice ou de récit-bis(10), une révélation finale, dont la clôture du texte ne se relèvera pas. La mise sur un même plan de culpabilité du jeune Pedro Larios et de Viladecans/Vilardell annule toute perspective de retour à l'ordre. Le jeune délinquant, fruit conjoint de l'immigration et de la bâtardise, est autant sinon plus une victime qu'un coupable. Les deux amants sont les produits en même temps que les garants (Viladecans est avocat) d'un monde dont la culpabilité socio-historique est condition de la pérennité. Pour des raisons différentes, l'un et les autres sont en tout cas impunissables et, de fait, laissés en liberté par un détective qui ne se reconnaît guère d'autre fonction que celle de termómetro de la moral establecida (M 13). D'où l'insistance de Pepe Carvalho à récuser toute dimension justicière : l'entretien au cours duquel il oppose son éthique professionnelle aux tentatives de subornation de Planas et du marquis de Munt (séq. 37) est à cet égard des plus éclairants. De même que son entrevue avec Ana Briongos, qui voudrait le dissuader de rencontrer Pedro ; pour lui, la rencontre est inévitable :

–  (...) Yo llegaré hasta el fin. En cada caso llego hasta el fin. Hasta mi fin. Yo termino ante mi cliente. Le digo lo que sé, y él decide. La policía se lo pasa a un juez. Mi juez es mi cliente.

  Par où tout achèvement, hormis celui d'un épisode de l'enquête sur soi, est impossible. La circularité que l'organisation narrative imprime au texte a valeur dès lors de mouvement sans fin, disons de movimientos sin éxito. Ce refus de clôture, outre qu'il s'exprime dans la réapparition, en tant que coupable de circonstance, du personnage qui confie l'enquête, est emblématisé par le projet que s'apprête à réaliser, une fois rassurée, la veuve du disparu : suivre la ruta que dejó su marido en un mapa (M 217). Mutatis mutandis, cet épilogue n'est pas sans rappeler curieusement la fin de Ronda del Guinardó, qui voit le sereno prendre la relève de Rosita dès que celle-ci a regagné son orphelinat. Les différences entre les deux textes sont bien entendu immenses, mais leur dénouement respectif propose une leçon similaire : de la ronde diurne à la ronde nocturne, du périple métaphorique au périple réel, il s'agit de dire l'immuable recommencement de toutes choses, l'éternelle impossibilité d'en changer l'ordre. De la clôture de l'espace à l'ouverture du texte, la lecture policière de Manuel Vázquez Montalbán est exemplaire ; c'est ce que pointe le personnage :

– (...) He tenido además la oportunidad de recorrer una historia ejemplar que casi me hace créer en la fatalidad (M 210).

Intertextualité : de l'ouverture au métatexte.

Essentiel à la cohérence du projet global de Manuel Vázquez Montalbán, l'ouverture du texte passe aussi par un recours massif aux mécanismes, et aux implications, de l'intertextualité. De ce phénomène de recours à la citation, deux exemples permettront de saisir la portée. Le premier concerne le langage cinématographique. J'ai déjà souligné la composition du texte, non pas en chapitres, mais en séquences. Elle donne à ce roman, représentatif en cela de l'ensemble du cycle Carvalho, des allures de scénario de film. Que ce mode d'écriture ne doive rien au hasard est dit explicitement dans l'épisode précédent de la série. Au cours de ses investigations sur La Soledad del Manager, Pepe Carvalho est amené à rencontrer un ancien ami de la victime, aux allures de Stanley Kubrick sur le retour. Le destin du disparu, ex-dirigeant d'une multi-nationale, lui inspire une histoire qu'il présente ainsi :

- Me ha sugerido un argumento cinematográfico. Escuche. Un alto ejecutivo obsesionado por el mito de Gauguín decide dejar a la familia y el trabajo y marcharse a Tahití. El título podría ser Gauguín o Tahití. Coge el metro en una hora punta y llega a una barriada obrera. Imita los modos de vida de los tahitianos. Se junta con una chica de fábrica, una canaca del cinturón industrial barcelonés. Nadie le conoce. Se siente feliz inicialmente pero hay una serie de barreras mentales de clase que no puede superar. Llega la infelicidad propia y ajena. Él ha intoducido la insatisfacción como un virus desconocido por los tahitianos. Para no causar más desgracias a los demás ni a sí mismo, se suicida. Ana hará de joven obrera.(11)

Ce que traduit ce synopsis, du point de vue des intentions de l'auteur quant à la signification de son texte, est prodigieusement intéressant. Il serait hors de propos de se livrer ici à l'étude comparative qu'il appelle ; on se contentera de souligner au passage la fine ironie qui veut que Ana, la compagne du cinéaste, promise au rôle de jeune ouvrière, porte le nom de Marx. En tout état de cause, l'existence d'une histoire sous forme de canevas cinématographique et sa réalisation sous forme d'un roman qui en adopte le rythme, suggère la possibilité, sinon d'une équivalence des écritures, du moins de leur perméabilité. D'autres phénomènes dans Los Mares del Sur vont dans le même sens. Comme tous les textes de Manuel Vázquez Montalbán, ce roman contient, aussi bien sous forme d'allusion que de citation, de nombreuses références à la culture de l'image. On y trouvera, par parenthèse, certaines des raisons d'être de la mention d'une toile de Gauguin dont le titre hausse la préoccupation existentielle à niveau collectif : ¿ Qué somos ? ¿ Adónde vamos ? ¿ De dónde venimos ? (M 44). Toujours est-il que c'est une affiche du film de Francesco Rosi, Le Christ s'est arrêté à Eboli (1979), qui décore la sacristie de l'église de San Magín (M 116) ; ou que la définition la plus pertinente que trouve Bromuro des jeunes d'aujourd'hui c'est : De película (M 173). Lorsque Pepe Carvalho essaie une cour discrète auprès de la veuve non éplorée, c'est sur un mode référentiel du même ordre. « On nous observe », lui dit-il ; et comme elle s'étonne :

- Cuando en las películas el protagonista le dice a la protagonista : Nos están mirando, ella ha de lanzar una risita ruborosa, ha de cogerle las manos y tirar de él hacia el jardín (M 145).  

De la même façon, c'est par renvoi à la mythologie filmique hollywoodienne que le détective est évoqué lorsqu'il perçoit ses honoraires :

Silbó Carvalho asumiendo el papel de detective privado pagado en dólares en Santa Mónica por una clienta caprichosa (M 217).

Est-il utile de multiplier les exemples qui vont tous dans le même sens, celui d'un effacement des frontières entre le réel fictif et la fiction cinématographique ? Si les jeunes filles ont l'air déguisées en Olivia Newton-John (M 7 ; 109), si un épagneul breton présente l'imperturbabilité de Buster Keaton au côté d'un congénère qui ressemble à Lauren Bacall (M 122-123), si Teresa Marsé prend des poses dignes d'Emmanuelle (M 79), n'est-ce pas parce que l'imaginaire cinématographique est capable de remplir les blancs descriptifs dont le texte fait l'économie ? Il est en effet remarquable que la citation filmique sature l'écriture de préférence lorsque celle-ci devrait se plier aux exigences du réalisme. Deux cas sont à cet égard révélateurs.  

Le premier concerne l'établissement où se retrouvent Pepe Carvalho et Ana Briongos :

El chiringuito de Julio era como un viejo merendero sin duda alquilado de los almacenes de la Metro-Goldwin-Mayer. Mesas con hules a cuadros rojos, ristras de chorizos, ajos y jamones. Los equipos del Barcelona, el Español y el Granada posando para la posteridad. Ruido de fichas de dominó y voces tratando de salir de bocas ocupadas por humo y cigarillos (M 158).

La description a ici d'évidentes allures de plan, permettant de détailler un décor cinématographique. L'absence de verbe, ou leur emploi sous forme gérondive en conforte le statisme. A charge pour le destinataire, par référence à son propre patrimoine d'images, d'en actualiser les vertus évocatrices. Au résultat, une évidente facticité du lieu puisque, loin d'être unique, il n'acquiert de singularité que par référence à l'imaginaire filmique de chacun des lecteurs.  

Plus exemplaire encore est le traitement de la description de la résidence familiale des Stuart Pedrell, cadre luxueux dont le narrateur caractérise les abords par humanisation - grava educada, césped cepillado (M 42) avant d'y faire pénétrer son protagoniste :

Pidió Carvalho que le abrieran la casa de par en par y el mayordomo se la ofreció con una inclinación de cabeza que también podía ser una petición de baile. Y como si entrara en un baile fin de siglo, Carvalho recorrió la casa a ritmo lento y tatareando mentalmente El vals del emperador, arriba y abajo de una escalera de mármol (...). Siguió al mayordomo escalera arriba y desembocaron con la escalera en un distribuidor abalconado, idóneo para que la protagonista se asome ante la llegada del invitado predilecto, exclame ¡ Richard ! entre hervores de tirabuzones, se pellizque las largas faldas para izarlas y baje de puntillas la escalera que le lleva al abrazo-vals (M 42).

Chacun aura un film à apercevoir sous cette évocation. Encore que la non identification précise d'un support non seulement ne nuit pas au bon fonctionnement du jeu référentiel, mais au contraire y contribue puisque celui-ci dote le texte d'un surcroît de fictionnalité. L'espace, décor fictivement réel dans le récit, devient réellement fictif dans la mesure où il est reversé à un imaginaire cinématographique qui enchérit sur l'aspect factice des choses. J'ai dit ailleurs ce que cette médiatisation de l'écriture signifiait de scepticisme sur la possibilité même de l'écriture romanesque(12). Je me contenterai ici de souligner à quel point elle interdit de considérer le texte comme un univers clos, même si son essence reste d'ordre scriptural. Il est en effet une autre dimension de l'intertextualité, qui renvoie, de façon plus traditionnelle, à de l'écrit. Les allusions au genre policier par exemple, à ses grands auteurs comme à ses médiocres critiques sont toujours légion au cours des aventures de Pepe Carvalho et il y a longtemps que les pages où débattent du roman noir ces intellectuels aux airs de huevos cocidos (M 54) font figure de morceau d'anthologie. C'est tout de suite après ce passage, d'ailleurs, qu'apparaît une figure clé du fonctionnement intertextuel chez Manuel Vázquez Montalbán. Lorsque, après une de ces tentatives de séduction expéditive dont il a le secret, Pepe s'attire cette réponse : No hay duda. Conoces a Juanito Marsé. Es su técnica (M 58). Une technique à laquelle Marsé lui-même avait fait allusion dans Últimas tardes con Teresa. Lors d'une scène où l'héroïne sent que ses fesses sont l'objet d'un pincement savant, une compagne déclare connaître le coupable : Le conozco, se llama Marsé, es uno bajito, moreno, de pelo rizado, y siempre anda metiendo mano(13). De l'œuvre de Marsé à celle de Montalbán, les va-et-vient sont nombreux : si le policier patriote que le détective rencontre à deux reprises confesse passer son temps depuis l'enfance à se raconter des « aventis », la Rosita de Ronda del Guinardó porte la même rebeca azul que la gamine de Mares qui exerce la prostitution comme si elle demandait l'heure (M 90) et l'une des béates qui accueille la Morenata porte le nom clairement composé de Planasdemunt. Est-il étonnant dès lors que l'un des personnages qui oriente le détective soit cet hommage évident, construction intertextuelle par excellence au même titre que Pepe lui-même, qu'est Teresa Marsé ? Rencontrée ici fugacement séq. 16, elle jouait un rôle important dans le premier épisode de la série, Tatuaje, roman auquel est fait allusion à plusieurs reprises, et déterminera l'organisation narrative de Los Pájaros de Bangkok(14). S'élabore ainsi un système de renvoi jouant dans deux directions : d'une part d'un texte à l'autre de la série Carvalho, et même au-delà, on va le voir ; d'autre part d'un texte montalbanéen à celui d'autres écrivains, dont Marsé est sans doute le plus sollicité. L'un des effets majeurs de ce mécanisme, pour ce qui est du texte policier, est qu'il interdit la recherche de la solution de l'énigme dans le cadre exclusif du roman qui la propose.  

C'est probablement tout le sens de l'expression récurrente El Sur es la otra cara de la luna (M 106). La version esta la luna, qui apparaît curieusement au même moment que la rebeca azul de la prostitution juvénile (M 89), renvoie de toute évidence au deuxième roman de Juan Marsé, paru en 1962. Il raconte l'histoire exemplaire de Miguel Dot, jeune membre de la bourgeoisie barcelonaise, qui entrant en rébellion ouverte avec sa famille et sa classe d'origine, tente de s'établir sur l'autre face de la lune sociale en créant un journal contestataire. Son itinéraire est une course à l'échec, que sanctionne le retour au point de départ. Miguel Dot accomplit une révolution complète pour revenir sur cette face de la lune. Carlos Stuart Pedrell a sans doute trouvé la mort pour avoir voulu persister dans un projet similaire. Que toute planète ait une face cachée, ou proscrite, c'est sans doute aussi ce que dit la vision planétaire attribuée à Ana, enfrentada al paisaje circulante de San Magín, que se sucedía a sí mismo, como si fuera una ciudad global, terráquea, inacabable (M 157). Lorsque la métaphore lunaire s'impose au détective, le sud de la ville satellite se substitue au nord des quartiers bourgeois.  

C'est qu'auparavant a lieu une séance mémorable d'explication de texte en compagnie de Fuster et Beser, au cours de laquelle l'ivresse, auxiliaire puissant de la divination, permet d'insuffler du sens à des fragments d'écriture recueillis au fur et à mesure des progrès de l'enquête (séq.21). Là encore les mécanismes de l'intertextualité jouent à plein. Pour mémoire :  

– le texte épigraphique qui ouvre le roman, « più nessuno mi porterà nel sud », orientait déjà la lecture de Movimientos sin éxito, poème donnant son titre au recueil de 1969
– le texte poétique intitulé Gauguin, de un autor cuyo nombre le dijo nada a Carvalho est de Vázquez Montalbán lui-même et figure parmi les morceaux majeurs de Una educación sentimental(15).
– le vers de T.S Eliot, « I read, much of the night, and go south in the winter » est cité en langue originale p.34 et dans sa traduction par J. M. Valverde p.105 ; Beser donne les titres des recueils où il se trouve, The waste land / La tierra baldía p. 100. On sait qu'il est une des clés de la pensée de Manuel Vázquez Montalbán et qu'il scande en particulier sa création poétique. Estribillo estílico de Stuart Pedrell (M 41), il a une telle valeur obsessionnelle qu'il est requis, dans un détournement dont Manuel Vázquez Montálban est friand, pour dénoncer sur le mode satirique les éventuelles contradictions idéologiques de la classe que représente un chauffeur de taxi : « Ésos leen a Marx hasta entrada la noche y en primavera viajan hacia la montaña sagrada » (M 61)(16).  

Il n'est sans doute pas utile d'insister tant les exemples convergent, comme autant de signifiants sous lesquels gît un signifié fragmentaire. C'est que la clé du mystère surgit en effet de la concordance d'un ensemble hiéroglyphique, el jeroglífico literario de Stuart Pedrell (M 99), qu'il s'agit de déchiffrer. Le vers de Quasimodo et celui d'Eliot, l'extrait du poème de Montalbán mais aussi le passage de Las islas de Cernuda, dont le commentaire par le narrateur met en tension le désir et la mémoire, voire la réalité, et encore le mythe du voyage aux marquises, le mystère de la face cachée de la lune, la toile a valeur de testament artistique de Gauguin, etc... permettent de recomposer todo un ciclo de desencanto (M 100) selon une procédure qui doit l'essentiel de son fonctionnement à la nature du signe linguistique.  On y puisera au moins quelques raisons de conclure. En trois temps :  

1. – Le roman policier est par essence un être de langage, c'est-à-dire une construction discursive dont le sens ne surgit que pour autant qu'on le lit, c'est-à-dire, étymologiquement, qu'on en reconstruise la signification par collection d'indices. Que la majeure partie des signes permettant de parvenir à la solution soit de nature linguistique traduit une cohérence : l'énigme policière ne fait que mimer celle du texte.

2. – Le recours massif à l'intertextualité renforce les effets de la structuration du récit. L'ensemble des pièces, textuelles ou pas, éparses dans le texte porteur constitue, pour peu qu'on le rassemble, un dispositif infratextuel, relevant du métissage de l'écriture montalbanéenne, qui arrache le roman à la condition de texte clos auquel son appartenance générique semblait le destiner.

3. – La dimension  médiatique d'une part importante du dispositif d'ouverture se lit comme une tentative de réponse au scepticisme de l'écrivain sur la possibilité de faire du roman.

Dans l'hypothèse où cette sorte de tentative de jeter les bases d'une nouvelle écriture réaliste, adaptée aux données culturelles de cette fin de millénaire échouerait, il y a fort à parier que les prochains textes que Pepe Carvalho immolerait par le feu seraient ceux de ses propres aventures...

Première publication : 1991

Notes

(1) Voir Maurice Perisset, Panorama du polar français contemporain. Paris, L'instant, 1986 p.397 sq. et Roger Martin, Panorama des maîtres du polar étranger, L'instant, 1986.

(2) Cité par Uri Eisenzweig, Le récit impossible. Forme et sens du roman policier. Paris, Christian Bourgeois, 1986, p.51.

(3) « Typologie du roman policier » (1971), Poétique de la prose (choix) suivi de Nouvelles recherches sur le récit. Paris, Seuil, 1978, Seuil, 1978 (Points, 120) ; p.9-19.

(4) Thomas Narcejac, Une machine à lire : le roman policier. Paris, Denoël/Gonthier, 1975 (Médiations, 124), p.172.

(5) Georges Tyras, « Noir ?... Entretien avec Manuel Vázquez Montalbán », Hard-Boiled Dicks n°20-21, M.V.M. et le roman noir espagnol, octobre 1987, p.75-83. Voir particulièrement : « Il n'y a pas de différence fondamentale entre la série Carvalho, qui implique une certaine duplicité littéraire, culturelle, et les récits métis de la période précédente. Les deux sont le produit d'une même conception de mon rapport à la littérature » (p.81).

(6) Edition de référence : Los Mares del Sur (Premio Editorial Planeta 1979). Barcelona, Planeta, 1986 (Serie Carvalho, 4).

(7) « Typologie du roman policier », op.cit., p.14.

(8) M.V.M., ou son texte, n'ignore rien du pouvoir des mots. Le passage où la déchéance de la dictature franquiste est attribuée à son emploi de la négation (M 59) est à cet égard savoureusement exemplaire.

(9) Comme chez Juan Marsé, ce qui n'est pas un hasard, l'antagonisme joue sur le double plan du social et du géographique : charnego est un mot clé du constat.

(10) Le récit R1 bis est à concevoir comme une alternative au récit R1, permettant d'éviter, au terme de R 2, la circularité du texte, et donc sa clôture. Voir à ce propos G. Tyras, « Suspense pour un agent double », Actes du colloque international sur le suspens-suspense, Toulouse 6-8 décembre 1990.

(11) La Soledad del Manager (1977), Barcelona, Planeta, 1986 (serie Carvalho, 3), p. 76-77.

(12) « Sous le privé, la page... (Médiatisation de l'écriture chez M.V.M.) », Média et représentation dans le monde hispanique au XX°, Actes du colloque international, Dijon, 22-23 novembre 1987, p.211-220. L'écrivain a produit sur la question un essai capital : Literatura en la tercera fase, Tigre 2, octobre 1985, p.11-29.

(13) Juan Marsé, Últimas tardes con Teresa, Barcelona, Seix-Barral, 1975 (Biblioteca Breve), p.252.

(14) Sauf erreur, Pájaros n'est pas évoqué dans le roman. Tatuaje l'est au moins à trois reprises : la réplique « No tengo partido. Ni siquiera tengo un gato. » (M 35) est présentée comme una respuesta hecha que tal vez en el pasado hubiera traducido la realidad à juste titre car c'est la réponse faite par Carvalho aux propositions de travail de l'inspecteur Kayser (T 116) ; la vidriera que reproducía la escena de la muerte del dragón a cargo de San Jorge (M 42) qui décore ou éclaire la maison de Stuart Pedrell  apparaît dans la résidence secondaire que Teresa possède à Caldetas (T 165) ; la remarque désabusée de Pepe à Ana, las mujeres nunca escarmientan. Aún siguen creyendo en el marino extranjero, alto y rubio como la cervza (M 160) renvoie aux paroles de la chanson qui donne son titre au roman. Il n'est pas dénué d'intérêt d'ajouter que le patronyme de Larios que porte le frère de Ana Briongos est également celui de la famille de La Gorda dans Tatuaje ainsi que celui du marin amoureux de La Rosa de Alejandría. On peut également signaler que Martillo de Oro auquel Bromuro fait allusion (M 174) est un personnage de Soledad et que l'idée d'un séjour en station thermale pour soigner un corps malade est évoqué une première fois par Planas (M 51) et reprise par Pepe (M 190) : El Balneario est en gestation. On voit que l'univers romanesque de M.V.M. est loin d'être étanche. (Tous les textes sont cités dans leur édition « définitive » de la Serie Carvalho).

(15) Voir M.V.M., Memoria y deseo. Obra poética (1963-1983). Barcelona Seix-Barral, 1986.

(16) Au moins quatre occurrences, p.118, 144, 163 et 206, dans Memoria y deseo.

 

Pour citer cette ressource :

Georges Tyras, "À la recherche du récit perdu dans les mers du sud...", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), octobre 2009. Consulté le 19/03/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/litterature/litterature-espagnole/auteurs-contemporains/a-la-recherche-du-recit-perdu-dans-les-mers-du-sud-