Les motivations du signe linguistique : vers une typologie des relations signifiant/signifié
Communication de Didier Bottineau
https://video.ens-lyon.fr/eduscol-cdl/2009/PLU_2009-10-13_Bottineau.mp3 |
Résumé de la communication de Didier Bottineau
On conçoit le signe non pas comme une abstraction construite par le linguiste, mais comme une classe d'expériences motrices et sensorielles vécue spontanément par les sujets parlants dans le cadre de la pratique quotidienne de l'interaction langagière, immédiate ou médiatisée (par l'écriture et par l'instrumentation technologique sous toutes ses formes). Sous cet angle, on peut envisager la typologie des motivations du signe comme celle des relations entre le signifiant (couple sensorimoteur verbal) et le signifié (catégorie correspondante, construite épisodiquement via des interactions sensorimotrices de même nature, non verbales et verbales), tous deux de nature dynamique et vécue. On distinguera entre autres:
- la motivation mimétique (dont l'onomatopéique), par laquelle l'action signifiante mime, par ses propriétés sensorimotrices, celles de l'expérience non verbale à signifier (cris d'animaux, formes ou mouvements d'objets...), en tenant compte des synesthésies (encodage d'une sensation signifiée par une sensorialité verbale d'une autre nature), représentée entre autres par le modèle MER de Georges Bohas;
- la motivation pragmatique, par laquelle un signifiant prédéfinit dans sa forme même la manière dont un humain peut interagir avec un objet (par exemple: anglais sponge "éponge", objet qui se manipule par un mouvement de torsion / rotation, marqué par sp, sans motivation onomatopéique particulière) (relecture des travaux de Firth et Tournier par Bottineau pour le lexique anglais);
- la motivation autodésignative référentielle (un aspect de la théorie sémio-génétique de Dennis Philps), par laquelle une structure consonantique renvoie aux conditions articulatoires de sa propre production, avec extension analogique possible à des objets munis de propriétés comparables;
- la motivation autodésignative procédurale (théorie des cognèmes de Didier Bottineau), selon laquelle les phonèmes investis dans la morphologie grammaticale mettent en œuvre des gestes articulatoires de nature à vectoriser des processus cognitifs isomorphes (articuler /i/ vs /a/ = contraster des mises en rapport de type proximal / distal, etc.).
A travers des exemples illustrant les faits lexicaux et grammaticaux dans des langues variées, on montrera comment cette typologie rend compte de l'articulation liant des modèles actuels en développement, et comment, pour tel ou tel mot, on observe des configurations simples (un type unique de motivation) ou hybrides (croisement de plusieurs critères).
Texte de la communication de Georges Bohas
« Le principe de l’arbitraire du signe n’est contesté par personne »
G. BOHAS ENSLSH
1. La motivation : La motivation subjective dans la conception structuraliste du signe linguistique
Pour Saussure (1916 in 1995 : 99), le signe linguistique combine un concept et une image acoustique, plus techniquement, un signifiant et un signifié.
signe linguistique =
---------------------
image acoustique
plus techniquement :
---------------------
signifiant
Exemple :
---------------------
signifiant [arbr]
Le rapport entre ces deux composantes du signe linguistique a été précisé par Benveniste (1939, in 1966) : « Entre le signifiant et le signifié le lien n’est pas arbitraire, il est nécessaire. Le concept (signifié) « arbre » est forcément identique dans ma conscience à l’ensemble phonique (signifiant) [arbr]. » Quelle est maintenant la nature du rapport entre le signe linguistique et le référent ?
Ce rapport est arbitraire, comme le montre le fait qu’en français on a :
----------------------
signifiant [arbr]
et en anglais :
----------------------
signifiant [tri]
pour un même référent.
Pour schématiser :
REFERENT
---------------------------------------------------------------
LANGUE
signifiant [arbr] signifiant [tri]
« Ce qui est arbitraire c’est que tel signe et non tel autre soit appliqué à tel élément de la réalité et non à tel autre. » C’est cette relation entre les deux qui constitue la zone de l’arbitraire. En d’autres termes, il n’y a rien qui motive que le signe
signifiant [arbr]
soit appliqué en français au référent :
Une formulation lapidaire du principe par Martinet (1993) : « En termes simples, il [l'arbitraire du signe] implique que la forme du mot n'a aucun rapport naturel avec son : pour désigner un arbre (i.e. le référent), peu importe qu'on prononce arbre, tree, Baum ou derevo. »
En fait, l'affirmation de Martinet ne tient que parce que l’exemple est bien choisi. Pour montrer qu’il n’y a ici aucun argument, il suffit de réécrire la phrase en prenant un autre mot : « En termes simples, il [l'arbitraire du signe] implique que la forme du mot n'a aucun rapport naturel avec son sens : pour désigner une fenêtre, peu importe qu'on prononce croisée, ventana, šubbâk, janella, onko ou windows ... » pour en faire apparaître la nullité.
Lamy[1] (1699) écrivait déjà :
Le français l’espagnol et le portugais viennent du latin, mais les espagnols, considérant que les fenêtres donnent passage aux vents, ils les appellent ventana, de ventus. Les portugais ayant regardé les fenêtres comme de petites portes, ils les ont appelées janella, de janua. Nos fenêtres étaient autrefois partagées en quatre parties avec des croix de pierres, on les appelait pour cela des croisées, de crux.
En arabe, šubbâk veut dire “filet, grillage” : la fenêtre est donc nommée comme étant un endroit grillagé. Pour le lecteur occidental, il peut penser au moucharabiyyeh afin d'avoir une approximation. En russe, okno, la fenêtre, est à relier à oko, “œil” . La fenêtre est un petit œil, ce qui rappelle le français “œil de bœuf” ; on a donc une métaphore : la fenêtre est comme un œil et, couronnement suprême, en anglais, windows est composé de “wind” : “vent” et de ows ; d'où vient ce composé ? From Old Norse ‘vindauga,’ literally “wind’s eye.” “Windows”est donc l'œil par lequel passe le vent.
Quelle laisse entrer le vent, qu’elle soit une petite porte, qu’elle forme une croix, qu’elle soit obstruée par un grillage, ce sont des propriétés, des caractéristiques des fenêtres, des objets fenêtres, et la fenêtre a été nommée en suivant une de ces caractéristiques, différente dans chaque langue, ou par une métaphore impliquant l’œil. Donc tout est motivé. On saisit alors combien est vain l’argument proféré par certains linguistes qui tentent de mettre les rieurs de leur côté : si le signe était motivé, nous parlerions tous la même langue ! Tu parles ! Il suffit de considérer les noms de fenêtres dont nous venons de parler pour constater que chaque terme est différent et motivé. En fait cet argument n'est pas récent : c'est une resucée de Sextus Empiricus[2] : “Si les mots avaient une signification naturelle, les grecs comprendraient les Barbares et les Barbares les grecs” .
Si l’on se fonde sur cet exemple, on peut conclure le contraire de ce que proposait Martinet, à savoir que tout est motivé. De plus, les exemples de Martinet ne sont pas si bien choisis qu'on pourrait le croire : en russe derevo veut dire : « qui est en bois » : on tient justement une caractéristique des arbres et le terme est donc motivé dans cette langue aussi. Si l’on veut être sérieux, il ne faut donc pas se fonder sur quelques exemples particulièrement bien choisis, mais sur des études massives et bien analysées. Saussure ajoute à la formulation de son postulat : « Le principe de l’arbitraire du signe n’est contesté par personne », Rappelons que l’adoption de ce postulat caractérise non seulement le mouvement structuraliste issu du Cours, mais aussi l’école générativiste. Dans le dernier ouvrage de Chomsky paru en français ; Nouveaux horizons dans l’étude du langage et de l’esprit (Pairs, Stock, 2005), on trouve cette affirmation « Les langues diffèrent manifestement et nous voulons savoir pourquoi. L’un des aspects par lesquels elles diffèrent demeure dans le choix des sons, qui varient à l’intérieur d’un certain registre. Un autre aspect réside dans l’association, essentiellement arbitraire, du son et de la signification. Ces aspects vont de soi et il n’est pas nécessaire de s’y arrêter ». On ne saurait mieux dire...
Dans leurs divers écrits, les arbitristes[3] font une petite concession, comme le fait Saussure p. 101 :
« on pourrait s’appuyer sur les onomatopées pour dire que le choix du signifiant n’est pas toujours arbitraire ».
On entend par onomatopée Création de mots par imitation de sons évoquant l'être ou la chose que l'on veut nommer[4]. Saussure s’emploie ensuite à réduire au maximum les vraies onomatopées.
« Quant aux onomatopées authentiques (celles du type glou-glou, tic-tac, etc.), non seulement elles sont peu nombreuses, mais leur choix est déjà en quelque mesure arbitraire, puisqu'elles ne sont que l'imitation approximative et déjà à demi conventionnelle de certains bruits ... » Saussure (1916, p. 102).
Certes l’onomatopée ne prétend pas offrir un double sonore parfait de ce qu’elle désigne et n’est, en effet, qu’une schématisation et une approximation. L’onomatopée ne peint les référents que pour les évoquer et non pas pour les reproduire, elle repose sur ce que R. Lafont (2000, p. 80) appelle l’anamorphose : « Un système de transfert formel, d’une substance sonore ou inorganisée (un bruit naturel) ou autrement organisée (l’émission animale) à l’organisation phonologique humaine ». En témoigne la variété des onomatopées du cri du coq :
Nous parlerons pour cette motivation onomatopéique de type glou-glou, cui-cui de motivation subjective. Il est bien évident que cette motivation subjective manifestant elle-même une grande part d’arbitraire ne constitue pas une objection sérieuse au postulat saussurien.
2. La théorie des matrices et des étymons
Tant qu’on reste dans le cadre structuraliste de l’organisation du lexique en monèmes ou en morphèmes composés de phonèmes on ne peut aller plus loin. Plus explicitement, concernant l'arabe, tant qu'on reste dans un cadre où la racine est l'élément primitif du lexique, on ne peut pas aller plus loin. Il n’en va pas de même si l’on adopte le cadre que j’ai proposé pour les langues sémitiques et que j’ai appelé TME « théorie des matrices et des étymons » ou précédemment MER (matrices, étymons, radicaux). Dans cette théorie, le lexique s’organise en niveaux.
1. matrice : (µ) combinaison, non ordonnée linéairement, d'une paire de vecteurs[6] de traits phonétiques, au titre de pré-signe ou macro-signe linguistique, liée à une notion générique. C’est le niveau où la « signification primordiale » n’est pas liée au son, au phonème, mais au trait phonétique, qui, en tant que matériau nécessaire à la constitution du signe linguistique, forme « palpable », n’est pas manœuvrable sans addition de matière phonétique supplémentaire. Les sons y apparaissent au titre de traducteurs d’une articulation qui évoque un objet.
2. étymon : (∈) combinaison, non ordonnée linéairement, de phonèmes comportant ces traits et développant cette notion générique. L’étymon n’est pas à mettre sur le même plan que ce qu’on appelle traditionnellement racine biconsonantique ; bien plutôt, c’est l’élément qui est à la base des structures pluriconsonantiques.
3. radical : (R) étymon développé par diffusion de la dernière consonne, préfixation ou incrémentation (à l’initiale, à l’interne et à la finale) et comportant au moins une voyelle, enregistrée dans le lexique ou fournie par les mécanismes morphologiques de la langue, et développant l'invariant notionnel matriciel / étymonial. Pour donner une idée plus précise de l’organisation proposée et de son incidence sur la question, le mieux est de passer à l’étude d'une matrice et les objections qu’elles posent au postulat arbitriste s’imposeront d’elles-mêmes
3. La matrice {[+nasal
, [+continu]} et la notion de motivation intrinsèque]
Toute matrice est formée d’un composant phonétique lié à un invariant notionnel. Dans la première matrice que nous allons étudier, le composant phonétique est le suivant : {[+nasal], [+continu]}.
Composant phonétique
La matière phonétique de cette matrice est constituée d’une part par les deux nasales, m et n, et, d'autre part, par les diverses fricatives. [+nasal] constitue ce que nous avons appelé dans Bohas et Dat (2007 : 179, 220, 221) l’élément pivot de la matrice et [continu] l’élément satellite. L'élément pivot confère au groupe matriciel la charge mimophonique. On s'attend donc à trouver dans d'autres langues le même pivot avec d’autres satellites[7] .
Invariant notionnel
Les ramifications de l’invariant notionnel seront les suivantes :
1. Le nez
1. 1. l’organe lui-même et ce qui l’affecte
1. 2. spécification des parties (le haut, les côtés)
1. 3. être pointu>saillant>précéder>commencer
2. 1. spécifications de l’organe (gros, petit...)
2. 2. animal ou humain qui présente ces spécifications
3. Lever le nez : mouvement d’orgueil ou de mépris
4. Le nez et l’air : inspirer, expirer, percevoir des odeurs, flairer
5. L’influence du nez sur la voix : son nasillard ; cris d’animaux ressemblants (bourdonnement-grognement)
6. Diverses sécrétions (morve, glaires) qui passent par le nez ou liquides qui rentrent dans le corps par le nez
Analyse des données lexicales
La présentation des analyses peut se faire de deux manières : reprendre les rubriques du tableau ci-dessus et disposer les mots analysés sous chacune d'elles. Le problème, en ce cas, est que certains mots entrent dans plusieurs rubriques. L'autre solution, que nous allons suivre dans l'analyse de cette matrice, consiste à indiquer dans une colonne (à droite) la ou les rubriques dans lesquelles entrent les mots. Les données sont tirées de Kazimiro qui est la base de données en laquelle nous[8] avons transformé le dictionnaire Kazimirski.
I- Étymons impliquant la nasale n
hanna pleurer ou rire d’une voix nasillarde, comme par les narines 5.
hunânun morve des chameaux 6.
hunnatun voix nasillarde, parler par le nez plus fort et plus désagréable que gunnatun 5.
hanînun rires ou pleurs accompagnés d’un son nasillard 5.
’ahannu, pl. hunnun qui a une voix nasillarde, qui parle ou rit par le nez (syn.’agannu) 5.
mahannatun nez, ou bout du nez 1./1.2
yatakallamu belmaxannati voix nasillarde,il parle par le nez 5.
hanhana parler d'une manière inintelligible, p. ex., par le nez, au point qu'on ne peut pas distinguer les paroles (comp. hanna) 5.
haniba avoir la morve 6.
hanabun morve 6.
hinnâbun qui a un gros nez 2.1.
hinâbatun, hinnâbatun
et hunnâbatun bout du nez grand et gros 1.2/2.
le haut du nez 1.2.
fig. fierté, orgueil 3.
au duel, alhanâbatâni les deux extrémités du nez, ou les deux ailes du nez 1.2.
habana rire ou pleurer par le nez, avec un son nasillard 5.
nahara ronfler[10] 4.
nuharatun pointe du museau, du groin 1.2.
narine 1.2.
manhar, minharun, munharun narine 1.2.
nez 1.1.
nahhârun grand ronfleur, épithète du cochon 2.2.
nahaga[11] ôter ou jeter les glaires du nez en se mouchant, se moucher 6.
F.VIII jeter les glaires du nez, se moucher 6.
nahafa faire sortir l'air par le nez, comme si l'on voulait jeter les glaires4./6.
aspirer l'air par le nez 4.
F. IV renifler 4./6.
na›iyf respiration qu'on fait sortir par le nez, comme si l'on jetait les glaires4./6.
na›matun Ce que l'on jette par la bouche ou par le nez, comme pituite, glaire, etc.6.
nu݉matun Pituite ou glaire que l'on jette par la bouche ou le nez 6.
étymon {n,d}
danna couler dégoutter, tomber (se dit de la morve) 6.
dunânun et ‡anînun morve, mucosité très liquide qui coule du nez (chez l’homme ou chez les chameaux 6.
’adannu morveux 6.
nadîdun salive ou glaire ; ce qu'on jette par le nez ou par la bouche6.
étymon {n,š}
naša’a[12] F. X avoir senti quelque odeur en flairant 4.
nušû’un bonne odeur 4.
naša‘a[13] injecter ou introduire dans le nez ou dans la bouche un médicament 6.
F. IV injecter ou introduire un médicament dans le nez ou dans la bouche 6.
F.VIII prendre un médicament en l'introduisant dans la bouche ou dans le nez 6.
našû‘ médicament que l'on prend par injection dans la bouche ou dans le nez 6.
qui intercepte la respiration 4.
našaga[14] injecter ou introduire dans la bouche ou dans le nez un médicament 6.
-Au passif se laisser sans difficulté introduire ou injecter un médicament dans le
nez ou dans la bouche 6.
našûgun médicament que l’on injecte dans les narines ou dans la bouche d’un malade 6.
našiqa aspirer quelque chose, attirer dans les narines 4.
našaqun odeur 4.
našûqun poudre qui se prend par le nez, par l'aspiration, ou tout médicament dont on aspire l'odeur ou la vapeur 6 .
manšaqun organe de l’odorat ; nez ou narines 1.1.
našâ ressentir une odeur 4.
našwatun odeur que l’on ressent, qui frappe l’odorat 4.
étymon {n,g}
gunnatun son nasillard, son rendu par le nez 5.
bourdonnement des insectes 5.
’agannu qui parle par le nez, qui rend un son nasillard, une voix nasillarde 5.
des gazelles qui font entendre une voix qui leur est particulière) 5.
nagafun sorte de ver qui s'engendre dans le nez des brebis et des chameaux[15] 6
nagafatun ordures sèches que l'on retire du nez 6.
nagifa avoir beaucoup de vers dans le nez (se dit d'un chameau atteint de cette maladie) 6.
étymon {n,f}
’anfun nez 1.1.
’anfaanun qui porte le nez haut ; fier 3.
’anafa arriver, monter jusqu'au nez, atteindre le nez 1.1.
frapper quelqu’un sur le nez, au nez 1.1.
’anifa avoir mal au nez 1.1.
se détourner ou s'abstenir de quelque chose par pudeur, par honte 3.
F. II faire rougir quelqu’un 3.
incommoder quelqu’un 3.
aborder le premier quelque chose ; prendre quelque chose par la partie antérieure et saillante ;
commencer par le commencement 1.3.
F. X commencer 1.3.
’anifun qui a mal au nez 1.1.
’ânifuun qui a mal au nez 1.1.
qui précède, qui est en première ligne. 1.3.
’unâfiyyun qui a un grand nez. 2.1.
nafata éternuer et jeter quelque chose du nez (se dit d'un bouc) 6.
FV avoir le nez couvert de postules (se dit des chèvres) 1.1.
éternuer et jeter les glaires du nez (se dit d'un bouc) 6.
II- Étymons impliquant la nasale m
daman odeur désagréable 4.
étymon {m,š}
šamma flairer 4.
se donner des grands airs, se montrer fier 3.
F. II flairer 4.
F. III flairer quelqu’un, en s'approchant de lui 4.
F. IV flairer 4.
faire flairer quelque chose, donner quelque chose à flairer, à aspirer à quelqu’un 4.
passer à côté de quelque chose en levant la tête, le nez en l'air 3.
šamamun belle forme du nez, qui consiste en ce qu'il est dégagé et fin, que sa partie supérieure est égale, qu'il est un peu saillant vers la fin et puis ramené en bas 2.1.
’ašammu qui a le nez bien fait, mince, droit, un peu saillant vers l'extrémité, et puis descendant tout à fait au bout. De là 1.2.
fier, qui porte la tête haute, et susceptible à l'endroit de son honneur ou de son droit 3
étymon {m,z}
wamaza remuer le nez (en parlant, p. ex., d'un homme agité par la colère ou par quelque autre affection de l'âme) ;
avoir un tressaillement du nez 1.1.
4. Reprise de l'argumentation
On ne peut manquer d’observer qu’il y a une masse de termes qui réalisent cette matrice {[nasal], [+continu]} lesquels tournent tous autour de l’invariant notionnel « le nez ». Pourquoi ne s’en est-on pas aperçu plus tôt ? Simplement parce que l’organisation des dictionnaires en racines, qui sont des composés ordonnés de phonèmes, occulte complètement les relations que l’organisation en traits met en valeur. Pour nous, l’émergence du sens, la combinaison du son et du sens se situe au niveau de la matrice. Si donc on motive la relation entre les traits phonétiques qui composent cette matrice et l’invariant notionnel « le nez », on motive ipso facto tous les mots qui en sont issus.
Cette corrélation entre les [nasal] et l’invariant notionnel qui s’organise autour du nez, ne semble pouvoir s’expliquer que par la motivation corporelle, le trait [nasal] étant, le traducteur d’une articulation ou sonorité traductrice d’un signifié. Si l’on admet, que le signe linguistique est arbitraire, selon Martinet, (1993) rappelons-le : « En termes simples, il [l'arbitraire du signe] implique que la forme du mot n'a aucun rapport naturel avec son sens : pour désigner un arbre, peu importe qu'on prononce arbre, tree, Baum ou derevo. », les données que nous venons d’analyser devraient poser un problème : il semble en effet difficile de nier l’existence d’un rapport naturel entre [nasal] et le nez, ce rapport étant de type mimophonique. Nous entendons par mimophonie qu’il existe une analogie entre la matière phonétique de la matrice et l’objet auquel renvoie l'invariant notionnel. Selon Guiraud (1967), les bases physiologiques de cette analogie sont de trois types : « acoustique, là où les sons reproduisent un bruit ; cinétique, là où l’articulation reproduit un mouvement ; visuelle, dans la mesure où l’apparence du visage (lèvres, joues) est modifiée ; ce qui comporte d’ailleurs des éléments cinétiques. » Pour nous, la mimophonie est donc conçue comme une caractéristique des signes linguistiques qui conservent des propriétés naturellement perceptibles des objets auxquels ils renvoient. Si une masse de termes se rattachent à quelques matrices, comme nous venons de le montrer pour cette matrice et si ces matrices trouvent une justification mimophonique, il est bien difficile d'admettre que la langue est une pure forme sans attaches avec la réalité et que le signe linguistique est arbitraire.
Une fois que l’on a motivé cette relation entre le trait [nasal] et « le nez », on doit se demander comment cette combinaison se réalise, en d’autres termes, essayer d'aller plus loin que la perception d'une analogie. Ici le linguiste ne peut pas rester dans son domaine, il lui faut se tourner vers les sciences cognitives. Justement, Allott a tracé la voie dans de multiples travaux, qui sont à la disposition de tous sur la Toile (et dont les linguistes français ne semblent pas tenir grand compte, du moins à notre connaissance), comme dans The Physical Foundation of Language (1973), part one, chapter one : Hypothesis of Phonological/Semantic Equivalence [16]
A. Tout acte d’énonciation est associé à un schéma invariant spécifique au niveau de l’organisation du cerveau. Ce schéma est celui qui sous-tend la forme et la coordination des processus articulatoires impliqués dans l’acte d’énonciation [d’un mot].
B. Le schéma associé ainsi à l’acte d’énonciation [d’un mot] n’est pas dérivé tout simplement du processus articulatoire : il est antérieur à celui-ci et entretient une relation particulière à l’égard de la signification du mot. C. Cette relation particulière entre le schéma d’un mot et la signification de celui-ci peut prendre différentes formes selon la catégorie du mot en question.
- le cas le plus simple concerne les mots qui renvoient au corps humain, à ses [différentes] parties, ou à des actions qui renvoient au corps. En ce cas, le schéma sous-tendant le mot se trouve être, typiquement, le produit de l’état d’organisation cérébrale qui accompagne le mouvement de la partie du corps concernée, la désignation [gestuelle] de celle-ci (par exemple en pointant du doigt) ou bien, plus généralement, qui accompagne la perception de cette partie du corps ou la perception d’un sentiment corporel spécifique ;
- dans ce cas, le moins problématique, la relation entre le schéma articulatoire du mot et le schéma d’organisation cérébrale associé au mouvement de la partie du corps désignée existe parce que le cerveau est un organe unique qui fonctionne de manière intégrale. Le mouvement d’une partie du corps modifie celui des autres parties du corps, y compris les organes et muscles articulatoires ;
- de même, il existe généralement une relation spécifique, non arbitraire, entre les mots qui renvoient à des actes de perception (entendre, voir) et le percept spécifique qui constitue la signification d’un mot quelconque. De sorte que le fait d’entendre un son produit un schéma d’organisation cérébrale qui se transforme en un processus articulatoire permettant de produire un mot qui désigne le son en question.
La combinaison du son [nasal] et de l’invariant notionnel « nasalité » compris comme tout ce qui a à voir avec le nez semble bien se situer à ce que Allott appelle le niveau le plus simple.
« le cas le plus simple concerne les mots qui renvoient au corps humain, à ses [différentes] parties, ou à des actions qui renvoient au corps. En ce cas, le schéma sous-tendant le mot se trouve être, typiquement, le produit de l’état d’organisation cérébrale qui accompagne le mouvement de la partie du corps concernée »
Soyons bien clairs : toute la motivation dont nous avons parlé jusqu’ici n’a rien à voir avec l’onomatopée du type glou-glou,cui-cui, tic-tac, etc. Quand je dis que šamma « flairer » rubrique 4. est motivé parce qu’il est un développement de la matrice [+nasal] [+continu], il n’y a en cela aucune onomatopée du type glouglou. La motivation tient à la mimophonie, ou, comme le dit Allott,
à ce que, en ce cas, le schéma sous-tendant le mot se trouve être, typiquement, le produit de l’état d’organisation cérébrale qui accompagne le mouvement de la partie du corps concernée.
Cette motivation qui tient à l’organisation même de l’être humain est le plus souvent inconsciente, et c’est pour cela qu’il est si facile de « faire avaler » aux gens que le signe est arbitraire. En revanche, on peut amener les gens à une prise de conscience, et c’est ce que nous sommes en train de faire – du moins je l'espère – : ne vous paraît-il pas curieux que dans les mots suivants : français, nez, italien, naso, anglais, nose, arabe ’anf, turc burun il y ait une nasale ? Ne vous paraît-il pas curieux qu’il en aille de même dans un grand nombre de langues, comme cela apparaît dans la liste suivante [17] :
Albanian hundë
Bosnian nos
Breton fri
Catalan nas
Czech nos
Danish næse
Dutch neus
English (Old English) nosu
Esperanto nazo
Faeroese nøs
Finnish nenä
Frisian noas
German Nase
Greek µήτη
Hungarian orr
Icelandic nef
Italian naso
Latin naris; nasus
Malay hidung
Norwegian nese
Papiamento nanishi
Polish nos
Portuguese nariz
Romanian nas
Russian нос [18]
Scottish Gaelic sròn
Spanish nariz
Sranan noso
Swahili pua
Swedish näsa
Tagalog ilóng
Turkish burun
Il ne reste que le hongrois, le swahili ou le breton où cela n’est pas le cas. On objectera le chinois pi ou bi. Il n’y a certes pas de [nasal] car le mot est relié au champ conceptuel du « mouvement de l’air [19] » : autre aspect de la mimophonie. Pourquoi cette unanimité ? Pourquoi observe-t-on dans presque toutes les langues cette corrélation entre le nez et la présence d’une nasale dans le nom qui le désigne[20] ? La réponse arbitriste ferait appel au hasard. On finit bien par amener les gens à découvrir qu’il y a un rapport entre le nez et les opérations qui lui sont propres (odeur, respirer, sentir) et la présence d’une nasale, mais, que cette prise de conscience s’effectue ou pas, cela ne change rien au fait que cette motivation existe ; on peut parler à ce sujet de motivation intrinsèque ou objective. Elle n'est pas consciente chez le locuteur, mais on peut lui en faire prendre conscience, sauf dans des cas d'arbitrisme désespérés. Tandis que par onomatopée, on entend l’existence d’une évocation consciente chez le locuteur d’une propriété saillante de l’être ou de la chose qu’on veut nommer ; nous avons parlé à ce sujet de motivation subjective. Comme on le voit, il n’y a rien de commun entre cette motivation là et la première, et il importe de les distinguer soigneusement. On ne saurait blâmer Saussure de n’avoir pas eu accès à ce premier type de motivation : les sciences de l’organisation cérébrale sont d’un développement récent. Mais on peut blâmer ses épigones qui sur ce point n’ont pas progressé d’une semelle, n’envisageant toujours que la motivation du type glou glou et cui-cui et négligeant totalement la motivation objective, qui est, évidemment, la seule qui remette en cause fondamentalement le postulat de l’arbitraire du signe.
Revenons au point 3. lever le nez, mouvement d’orgueil ou de mépris. Une fois qu’on a rendu compte du rapport entre le [nasal] et le nez il reste à suivre l’émergence des sens dérivés. Nous venons de voir que « l’orgueil » ou le « mépris » font, en arabe, référence au mouvement « lever le nez ». En égyptien ancien[21], dès l’ancien empire, le classificateur qui indique le nez est le mufle du singe cynocéphale :
On observe que les verbes S.N, iS.NY, S.NS.N et SvSSin quand ils signifient « être contigu », « être au contact intime de » portent ce classificateur. Peut-on expliquer ce fait ? Ici le rapport tient au phénomène éthologique observé chez les cynocéphales ou le soumis fait acte de soumission en flairant le mufle du dominant, le sens premier du terme S.N étant « renifler ». La « contigüité » est donc bien dérivée d’un acte qui implique le nez. Enfin, en français, le verbe renifler dont le sens premier (dans le TLF) [Le suj. désigne une pers.] Aspirer plus ou moins bruyamment l'air ou des mucosités à travers les narines. Ferdinand boucha l'une de ses narines avec le pouce et renifla pour soulager un éternel rhume de cerveau (DUHAMEL, Terre promise, 1934, p. 11): est évidemment motivé par la présence de la nasale, comme ’anf en arabe, en vient à revêtir le sens de :
1. Fam. Deviner, soupçonner. Synon. flairer (fam.), subodorer. Renifler qqc. de louche. T'es un copain, et un copain pas fier, quoiqu'tu soyes bachelier... J'tai reniflé, comprends-tu, et j'sais comment qu'tu causes (BENJAMIN, Gaspard, 1915, p. 13). Thérèse: Mais ce n'est pas ma faute si je l'aime! Gosta: Non, bien sûr. C'est ton instinct. Je te croyais propre mais tu reniflais l'argent avec ton sale petit museau comme les autres (ANOUILH, Sauv., 1938, I, p. 161).
2. Arg. [Dans des tournures nég.] Supporter. Synon. blairer (pop.), sentir (fam.). Il peut pas me renifler. Il avait bien plu, et à tout le monde, dans ses fonctions. Et puis à un moment donné il a cessé de plaire... Ils en ont eu marre de sa gueule et de ses façons... Ils pouvaient plus le renifler (CÉLINE, Mort à crédit, 1936, p. 31) (TLF).
On voit donc que des concepts comme : « orgueil », « mépris », « contiguïté », « deviner, soupçonner » et « supporter », qui paraissent parfaitement arbitraires dans l’organisation standard en morphèmes ou monèmes, trouvent en fait leur motivation initiale au niveau le plus simple : celui des « mots qui renvoient au corps humain, à ses [différentes] parties, ou à des actions qui renvoient au corps ». Ils se développent à partir de composants objectivement motivés, dans le sens que j'ai donné à ce terme. Donc ils sont motivés. Donc tout est motivé, ce qui n'implique absolument pas que les Grecs comprennent les Barbares et les Barbares les Grecs.
Bibliographie
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Notes
[1] Voir Dat (2002).
[2] Desbordes (2007), p. 166.
[3] J'emprunte ce terme à Toussaint qui a fait dans ce domaine un travail de pionnier, dont il a été fort mal récompensé.
[4] TLF.
[5] Ces deux termes désignent aussi le coq dans le langage enfantin. Le verbe "chanter" (en parlant d'un coq) est directement branché sur l'onomatopée : qawqa&.
[6] Nous avons retenu la proposition qui a été faite dans Kouloughli (2002) pour désigner par « vecteur » chaque colonne de la matrice.
[7] Pour plus de développements sur ce point, voir Bohas et Dat (2007).
[8] D. E. Kouloughli, G. Bohas et certains de leurs étudiants.
[9] Dans Bohas et Darfouf (1993), il a été longuement démontré que les étymons ne sont pas ordonnés. Voir aussi Bohas (1997).
[10] Pour ce sens, ce verbe peut être mis en rapport avec l’étymon {›,r} : ›arra : ronfler, ›ar›ara : ronfler, voir Saguer (2002b) pour les acceptions : narine, nez c’est l’analyse {n,›}r qui s’impose.
[11] Ce radical est sans doute obtenu par croisement (sur ce processus voir Bohas, 1997) : n› x ›® ce second étymon étant lié à la notion d’expulser vers l’extérieur (›a®a’a : jeter au dehors, jeter à l’extérieur).
[12] Pour le sens « grandir », ce radical s’analyse en n{š’}.
[13] Ce radical manifeste aussi le sens de « arracher ou enlever violemment » pour lequel se justifie l’analyse n{š’}.
[14] Ce radical a aussi le sens de « boire de l’eau en puisant avec le creux de la main » et on peut donc l’analyser comme n{š™}, l’étymon {š™} se manifestant aussi dans : ša™ša™a « boire à petits traits ».
[15] Ces trois mots ne désignent pas directement la morve, mais lui sont fortement connectées.
[16] http://www.percepp.demon.co.uk/pfollst.htm. Je remercie Dennis Phelps d’avoir traduit toutes les textes anglais cités ici.
[17] Extraite de http://en.wiktionary.org/wiki/nose dont nous reproduisons les termes sans changer les transcriptions.
[18] À prononcer : nos.
[19] Je remercie mon collègue Frédéric Wang qui m’a fourni cette indication.
[20] On m’a objecté qu’en français argotique on désignait aussi le nez par « tarin » . En fait, le dictionnaire des argots (Esnaut, 1965) donne lui-même la motivation : « le tarin, oiseau à bec conique ; d’ou métonymie du tout pour la partie ». Le tarin est en effet un « petit passereau à plumage vert et jaune tacheté de noir, à bec conique très pointu, qui vit dans les régions tempérées (nord de l'Europe, de l'Afrique et de l'Amérique) », voir TLF.
[21] Je remercie Gérard Roquet qui m'a permis de construire cet argument.
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Pour citer cette ressource :
Georges Bohas, Didier Bottineau, Les motivations du signe linguistique : vers une typologie des relations signifiant/signifié, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), novembre 2009. Consulté le 21/12/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/langues-et-langage/langues-et-langage-comment-ca-marche/les-motivations-du-signe-linguistique-vers-une-typologie-des-relations-signifiant-signifie