«Norte» d'Edmundo Paz Soldán

Par Elodie Pietriga
Publié par Elodie Pietriga le 18/12/2015

Activer le mode zen

Norte, c'est le fameux Nord, le nord du continent américain (les États-Unis), qui fait rêver tant de Latinos, même s'il est loin d'être idyllique. De fait, ce Nord, décrit par Edmundo Paz Soldán fait plutôt cauchemarder. Le livre se compose de trois récits qui s'entrecroisent. Trois destins différents à des époques différentes, mais les trois témoignent d'une incompréhension du monde américain, ou du moins d'une grande difficulté d'intégration, qui peut expliquer peut-être la violence des personnages contre les autres, ou contre eux-mêmes.

L'écrivain

Paz SoldánNé en 1967 à Cochabamba en Bolivie, Edmundo Paz Soldán enseigne la littérature latino-américaine à l'université de Cornell dans l'état de New York. Il a publié de nombreux romans et obtenu le prix national de Bolivie en 2012 pour El delirio de Turing.

Norte (2011) est le premier de ses romans à avoir été traduit en langue française.

Le roman "Norte"

norte_1450427399800-jpg

Norte traductionNorte, Barcelona, Mondadori, 2011, 280 pages.

La présentation s'appuie sur la traduction en langue française de Robert Amutio. Toutes les citations proviennent de cette édition: Edmundo Paz Soldán, Norte, Paris, Gallimard, 2014, 338 pages. ISBN 978-2-07-013713-8


Norte, c'est le fameux Nord, le nord du continent américain (les États-Unis), qui fait rêver tant de Latinos, même s'il est loin d'être idyllique. De fait, ce Nord, décrit par Edmundo Paz Soldán fait plutôt cauchemarder.

Le livre se compose de trois récits qui s'entrecroisent. Trois destins différents à des époques différentes, mais les trois témoignent d'une incompréhension du monde américain, ou du moins d'une grande difficulté d'intégration, qui peut expliquer peut-être la violence des personnages contre les autres, ou contre eux-mêmes.

Pour écrire ce livre l'auteur s'est inspiré de l'artiste Martín Ramírez, dont il n'a pas changé le nom, d'un tueur en série, surnommé le “Railroad Killer”, qu'il a appelé, Jesús. Le troisième personnage, Michelle, est inventé ou inspiré de l'une de ses étudiantes ou de son propre parcours.

Jesús est un jeune mexicain qui vit pauvrement avec sa mère et sa sœur depuis que son père est parti chercher du travail de l'autre côté de la frontière et surtout pour fuir ceux qu'il avait arnaqués. La mère se tue à la tâche et rentre tard. Jesús se console en jouant avec sa sœur. Mais celle-ci grandit et s'éloigne peu à peu. Jesús commence à trainer et la violence devient le moyen d'évacuer ses frustrations. Embauché par un garagiste peu scrupuleux, il commence à se lancer dans le trafic de voitures et passe régulièrement de l'autre côté de la frontière.

Mais le “Norte” pour Jesús, c'est avant tout des combines pour passer la ligne sans se faire repérer, des astuces pour échapper à la MIGRA, la police des frontières, des vols, des viols et de plus en plus de violence.

Arrêté et condamné à plusieurs années de détention avant d'être relâché, Jesús découvre l'horreur des prisons américaines. Battu, violé régulièrement il sortira avec encore plus de haine et de rage qu'avant, souhaitant uniquement "Kill them all" (p. 165). Et même la rencontre de Renata au Mexique et leur mariage ne parviendront pas à calmer cette soif de violence. Jesús sera finalement arrêté et condamné à mort.

Martín Ramírez a quitté le Mexique pour venir travailler aux États-Unis, espérant gagner plus d'argent afin de subvenir aux besoins de sa nombreuse famille. Et puis la guerre des Cristeros a éclaté et Martín n'a plus reçu de nouvelles. Il a de sérieux troubles mentaux et des pertes de mémoire. D'abord emprisonné il est finalement conduit en hôpital psychatrique. C'est là qu'un médecin va s'intéresser à ses dessins et les faire connaître en les envoyant au Guggenheim. Martín Ramírez est aujourd'hui considéré comme un maître de l'art brut.

Martín pense sans arrêt à sa famille, restée au Mexique, et surtout à sa femme, qui se serait engagée dans la révolte. Les souvenirs l'obsèdent et surtout les doutes : qu'est-il arrivé à sa famille? Pourquoi n'a-t-il plus de nouvelles? Mais il ne peut en parler. Pourtant il n'est pas muet, non, c'est juste qu'il est Mexicain et qu'il ne comprend pas l'anglais, cette “langue bizarre” (p.35) et qu'il ne connaît personne aux États-Unis, ni parents, ni amis.

Que c'est difficile de vivre dans un pays dont on ne comprend pas la langue. Martín en fait des cauchemars :

...et tout d'un coup il y avait des mots qui pleuvaient sur lui. Ils étaient lourds et lui cognaient dessus.” p.35

Alors Martín dessine : "Pourquoi faire les mots si on pouvait dessiner?" p. 36

Martín est fasciné par les images. Il regarde des revues, surtout les publicités et puis il pense à sa femme María Santa Ana. Les images suscitent les rêveries et permettent d'oublier la douleur de l'exil :

« Ou même ça serait pas mieux si personne allait autre part? Ça faisait si mal, de partir. » p. 89

Mais Martín est parti et ne retournera pas au Mexique : il finira sa vie à l'hôpital psychiatrique.

Michelle, personnage de fiction, est une étudiante bolivienne, qui abandonne sa thèse, pour se consacrer à la bande-dessinée. À moins que ce ne soit pour s'éloigner de Fabián, son ancien professeur dont elle était devenue la maîtresse.

Elle est chargée de rédiger un texte inspiré de l'un des dessins de Martín Ramírez pour l'exposition qui va lui être consacrée à Landslide. Son meilleur ami et amant occasionnel, Sam, doctorant, anime une émission de radio consacrée aux assassins. Jesús lui écrit et Sam accepte de se rendre à la prison en compagnie de Michelle.

Michelle fait donc le lien entre ces deux personnages, un peu comme l'auteur, dont elle pourrait être une sorte de double puisque, comme lui, elle est Bolivienne, passionnée de littérature latino-américaine et qu'elle écrit, même si ce ne sont pas des romans mais des bandes-dessinées. Michelle adore aussi la culture populaire américaine, les BD, les séries télé, la musique.

Cependant elle est loin de se sentir bien intégrée. Elle prétend ne pas se poser de questions sur son identité, mais le fait même qu'elle le mentionne régulièrement prouve le contraire. Ainsi alors qu'elle est en train de dessiner l'héroïne de la bande-dessinée qu'elle prépare, elle ne peut s'empêcher de penser à ce qu'aurait dit son frère :

« Mon frère Toño m'aurait suggéré de dessiner Samanta avec des traits hispanos [... ] et je n'en aurais pas tenu compte» p. 29.

Mais finalement, des mois plus tard, Michelle aura choisi de faire de Samanta (prénom bien américain) une latino (p. 248). Après avoir vu les dessins de Ramírez, son projet de BD évolue et au lieu d'y mettre des zombis elle envisage de créer des personnages « calaveras » (p.253), des têtes de mort, très populaires dans l'iconographie mexicaine. D'ailleurs, le scénario de son livre Luvina, se passe dans une ville dont le territoire se divise en Sud et Nord, séparés par un fleuve (p.248) comme le Río Grande sépare le Mexique des États-Unis, le Sud et le Nord ...

De même lorsqu'elle parle des jeunes texanes, elle adopte un point de vue extérieur, comme quelqu'un qui ne fait pas partie du groupe :

« Les filles texanes pouvaient bien avoir un look ordinaire, ça ne l'empêchait pas d'être étudié » p. 73

Et quand Fabián s'énerve, il l'appelle « petite Indienne de Bolivie » (p. 120) pour lui rappeler, avec mépris, qu'elle n'est pas Américaine, qu'elle n'appartient pas à ce pays, en somme qu'elle n'est pas vraiment à sa place.

Michelle est imprégnée de culture américaine, car elle a grandi aux États-Unis et y a fait une bonne partie de ses études. Mais elle est née en Bolivie et ses parents lui ont transmis leur langue et leur culture. Elle ne peut complètement renier ses origines. Contrairement aux deux autres personnages, dont l'identité mexicaine est claire, Michelle possède une double culture et apprécie les deux mais malgré tout elle a l'impresion de rester une étrangère aux yeux des Américains, une "petite Indienne de Bolivie". En cela elle rejoint les personnages de Jesús et de Martín, qui n'ont pas pu s'intégrer non plus et ont sombré dans la folie.
Michelle en s'inspirant de ces deux personnages va pouvoir créer son livre et ainsi s'éloigner de Fabián (autre exilé qui, incapable de s'intégrer dans le monde universitaire, sombre dans l'alcool et la drogue) et de la folie. Malgré tout le livre est très sombre et les scènes de violence sont parfois insoutenables. L'image de l'immigration aux États-Unis est ici très éloignée du "rêve américain".

Côté pédagogie :

Ce livre peut servir de support à trois des notions du programme de Baccalauréat :

  • Mythes et héros : le rêve américain, un mythe plus qu'une réalité
  • Espaces et échanges : L'immigration, le mélange des cultures, notamment à travers le personnage de Michelle
  • L'idée de progrès : quitter son pays avec l'espoir d'une vie meilleure

Compléments :

 

Pour citer cette ressource :

Elodie Pietriga, "«Norte» d'Edmundo Paz Soldán", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), décembre 2015. Consulté le 19/04/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/litterature/litterature-latino-americaine/la-dictature-dans-la-litterature/norte-d-edmundo-paz-soldan