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Le défi de Fatima Mernissi face aux arguments essentialistes sur l'islam et les droits des femmes

Par Hilal Yucel : Etudiante en Master 1 en Études Moyen-Orientales - ENS de Lyon
Publié par Yucel Hilal le 13/06/2024

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Dans son livre « Le voile et l'élite masculine », Fatima Mernissi aborde la question de l'islam et des droits de la femme sous un angle nouveau. Elle remet en question l'idée selon laquelle l'islam est intrinsèquement opposé aux droits des femmes, affirmant au contraire que la religion a été manipulée par les élites masculines pour servir leurs propres intérêts. Mernissi analyse soigneusement un certain nombre de hadiths qui ont été utilisés pour justifier l'exclusion des femmes de la vie publique, arguant que ces hadiths ne sont souvent pas fiables ou ont été mal interprétés. Elle étudie également le rôle du hijab, ou voile islamique, dans la perpétuation de l'inégalité entre les hommes et les femmes.

                       Cet article a été rédigé dans le cadre d'un stage à l'ENS de Lyon

Introduction

Fatima Mernissi, dans son ouvrage intitulé « Le voile et l'élite masculine », traite la question avec ses propres mots : « L'islam s'oppose-t-il aux droits des femmes ? ». L'ouvrage commence par cette question, précisant plus loin que Mernissi vise à analyser la relation entre la démocratie et la religion, car elle explique que l'Occident considère souvent l'Islam comme un obstacle aux droits des femmes. L'auteure continue à poser des questions sur cette situation qui semble être un obstacle à l'égalité, sans nécessairement nier la nature visible de l'inégalité dans le monde musulman, mais plutôt en explorant les concepts, les acteurs et les obstacles qui sont suffisamment puissants pour créer ou alimenter ce blocage. À cet égard, le livre vise à comprendre le concept d'égalité dans l'Islam et ses réflexions au fil des siècles, en prenant l'exemple de l'époque du Prophète comme base, et en le comparant aux quatre périodes califales, ou au monde d'aujourd'hui lorsque cela est nécessaire

La préface du livre commence par une déclaration radicale concernant la question principale du livre, à savoir qu'aucune religion n'est plus répressive qu'une autre, ce qui signifie qu'il doit y avoir certains concepts affectant les sociétés dans lesquelles la religion est active, les rendant plus ou moins sensibles au blocage ou à la motivation de l'égalité. Mernissi identifie ici ce concept comme étant celui du « profit », lié à un intérêt direct dans les sociétés musulmanes qui aboutit à bloquer les droits des femmes. Pour l'auteure, nier la revendication démocratique des femmes musulmanes par des arguments essentialistes sert à camoufler l'intérêt personnel dans ce sens, ce qui signifie que proclamer que l'islam et la démocratie sont faits pour exister séparément, mais jamais ensemble, est un faux argument qui balaie la lutte des femmes musulmanes pour les droits politiques sous le tapis. Pour prouver que les deux concepts peuvent aller de pair dans une société, l'auteure choisit de faire référence au passé et, en d'autres termes, de reprendre des documents de l'histoire musulmane rédigés par des érudits tels qu'Ibn Hisham, Ibn Hajar, Ibn Sa'ad et Tabari, et de les commenter. Comme elle le déclare, son objectif premier est de prouver que la démocratie et l'égalité ne doivent pas être considérées comme des éléments radicalement différents de l'Islam. Ce faisant, l'objectif est de prouver que les demandes de participation des femmes à la vie sociale et politique ne sont pas uniquement des valeurs occidentales importées, mais plutôt un appendice d'un climat et d'une tradition déjà existants dans les sociétés musulmanes. Tout en décrivant la situation des femmes à l'époque du Prophète comme étant en quelque sorte des « participantes égales » à la construction de l'histoire, elle affirme que la principale raison en est que chaque femme qui est venue à Médine sous la direction du Prophète a pu accéder à la pleine citoyenneté, au statut de sahabi, compagnon du Prophète, donnant l'existence d'une version féminine du mot arabe sahabi, sahabiyat, comme preuve de l'existence des femmes dans la construction de l'histoire de l'Islam. Fatima Mernissi affirme que son devoir avec ce livre est de rafraîchir la mémoire des musulmans, ce qui signifie qu'en donnant des références à l'époque du Prophète, elle vise à activer de nouvelles articulations de la mémoire collective, en ne tombant pas dans le « piège du profit ».

1. La question du leadership et des droits politiques

Dans la partie Introduction, l'auteure tente quelque chose de rafraîchissant pour le lecteur, en posant une question au public, mais aussi en changeant sa méthode de traitement du sujet. Dans cette partie, il est possible de voir une compréhension plus personnelle, plus réelle des questions. Mernissi pose une question au lecteur, en lui demandant si une femme peut être le chef des musulmans. Mais le lecteur n'est pas le seul à recevoir la réponse, car Mernissi pose la même question à de nombreuses personnes différentes dans la vie de tous les jours, comme elle le décrit dans certains extraits de ses rencontres personnelles décrivant ces personnes comme le baromètre de l'opinion publique. Grâce aux réponses qu'elle a obtenues lors de ces rencontres, elle cherche à établir une base pour ce que l'on appelle l'opinion publique, afin de répondre aux questions du public en prenant cette base comme point de départ.

Comme le public, dans sa vie quotidienne, ne semble pas convaincu de la capacité des femmes à diriger, elle relie cette base aux réalités politiques, c'est-à-dire aux résultats des élections. En ce sens, elle sent et détecte une dure vérité qui est visible dans les rencontres quotidiennes mais aussi dans la vie politique : aucun sentiment d'autorité ou de confiance n'est accordé aux femmes lorsqu'il s'agit de politique dans les sociétés musulmanes. Cette vérité révèle également une autre réalité : le droit de vote des femmes, aussi naturel ou ordinaire qu'il semble être, n'est jamais sans résistance, car il signifie toujours une certaine capacité à faire, ce qui signifie qu'il continue toujours à avoir une signification symbolique. Sous ces réalités, Mernissi détecte quelques croyances ou arguments communs qui sont habituellement perçus par la majorité de la société, généralement par les hommes, et elle suppose que ces croyances ou arguments proviennent du manque d'information, ou d'une certaine volonté à préférer ces croyances car elles sont plus préférables pour l'ordre patriarcal existant de la société, et donc pour les élites masculines des sociétés et des États. Elle affirme qu'il n'est pas facile de parcourir la littérature religieuse et que les croyances erronées ou les arguments destructeurs sont difficiles à effacer des esprits et à remplacer, car tout le monde les connaît, mais personne ne prend le risque de se plonger dans l'énorme quantité de littérature religieuse existante. En ce sens, Mernissi vise à prendre ce risque et à plonger dans cet océan, afin de comparer et de commenter les malentendus probables ou les questions controversées.


Pour justifier l'exclusion des femmes du domaine politique, Mernissi relève l'usage très courant d'un certain hadith : « Ceux qui confient leurs affaires à une femme ne connaîtront jamais la prospérité »(('Asqalani, Isaba, vol. 8, p. 224)). Pour traiter de l'existence et de l'authenticité d'un tel hadith, elle commence par donner certains exemples indiquant le rôle d'influence du public et de participation active aux affaires politiques de la figure d'Aïcha. Cet exemple ne vise pas à prouver qu'elle doit être considérée comme une figure positive ou négative, mais plutôt à prouver que l'existence des femmes dans l'élaboration de l'histoire de l'islam n'est pas effaçable. À un moment donné, l'auteure pose la question suivante : mais comment la figure des femmes en politique a-t-elle été programmée pour être considérée soit comme inexistante, soit comme mauvaise ? Elle détermine que les conclusions d'Al-Afghani concernant la personnalité d'Aïcha ont contribué à cette compréhension des femmes, en les dépeignant comme nécessairement hors du champ politique. Lorsqu'Al-Afghani parle d'Aïcha comme étant responsable de la division du monde musulman en deux factions après "la bataille du Chameau", il généralise cette image selon laquelle les femmes devraient être tenues à l'écart de la politique ((Al-Afghani, ‘A’isha wa al-siyasa, p. 34)). Ce portrait des femmes peut être considéré comme une double inexactitude : les femmes ne sont jamais considérées comme suffisamment puissantes pour connaître les éléments essentiels de la vie et de la religion par ces personnes, mais d'une certaine manière, ces mêmes femmes sont considérées comme responsables de l'affaiblissement de la religion et de la sécession de la Oumma. Mernissi critique la généralisation faite par Al-Afghani et d'autres savants sur ces sujets, remettant en question les sources qui lui permettraient de généraliser le cas d'Aïcha à celui de toutes les autres femmes, les rendant inéligibles à l'obtention et à l'utilisation des droits politiques((Ibid., p. 142)). Ce faisant, elle critique également l'exclusion des femmes de la vie publique, créant un lien entre l'existence et l'activité dans le domaine politique et la vie publique elle-même. À travers ces critiques, Mernissi affirme qu'il existe une certaine manipulation des textes sacrés par les élites masculines, mais aussi que cette manipulation est devenue une caractéristique structurelle de la pratique du pouvoir dans les sociétés musulmanes. Cette manipulation structurelle ne modifie pas seulement l'opinion publique et les modes d'utilisation du pouvoir, mais elle supervise également la mémoire. En ce sens, Mernissi vise à faire un rappel de cette mémoire manipulée.

2. Se tourner vers le passé comme reflet de la mémoire surveillée

En abordant le concept de temps, l'auteure met en évidence le lien entre la mémoire manipulée et le réflexe de regarder le passé qu'elle détecte dans les sociétés musulmanes. En citant des savants tels que Khatibi et Al-Jabri, elle affirme que le fait de regarder le passé est un signe de manque dans le présent((‘Abd al-Kabir Khatibi, “Les Arabes entre la post-modernité et la modernité”)). Alors que l'Occident utilise le concept de futur comme principal marqueur du temps et comme outil de domination, les sociétés musulmanes ont tendance à regarder le passé comme un moyen de fuir les lacunes d'aujourd'hui((Muhammad Abed al-Jabri, Nahnu wa-l-turath, p. 22)).En ce sens, Mernissi vise à guérir la mémoire surveillée en se concentrant sur les possibilités actuelles sans manipulation par le pouvoir. En réfléchissant à la crise d'identité actuelle, l'auteure met en évidence la nature connexe de la relation de la société au temps, au pouvoir et à la féminité. Dans l'élaboration de la crise d'identité, elle détecte la présence ou l'absence d'individualité au sein de la société. Tout en expliquant qu'après la décolonisation, une certaine métamorphose s'est produite pour tous les acteurs de ces sociétés, les femmes passant du statut d'objet voilé à celui de citoyenne, elle anticipe le fait que ce processus de métamorphose a souvent ignoré une chose, le manque de reconnaissance de l'individu dans l'identité traditionnelle. Si l'individu est considéré comme un danger pour l'identité collective des musulmans, les femmes sont d'autant plus exclues qu'elles sont considérées par leur rapport à la soumission à l'autorité. Ainsi, l'auteure détecte une certaine mauvaise structure ou une perte de structure dans la construction de la démocratie dans les sociétés musulmanes. Étant donné que la conception traditionnelle des femmes en tant que groupe marginalisé, voilé et masqué n'a jamais changé, mais que le concept de citoyenneté a été introduit brusquement mais pas efficacement, une étape importante vers la démocratie et, partant, vers l'égalité a déjà été manquée. À cet égard, les appels et les soupirs vers le passé cherchent souvent à donner aux femmes leur place dans l'identité traditionnelle, en faisant d'elles la partie marginalisée et voilée de la société, au risque qu'elles quittent elles aussi les territoires qu'elles viennent de conquérir. Ainsi, l'auteure n'accepte pas de chercher la voie des femmes dans les conceptions traditionnelles ou dans l'islam primitif, car cela signifie aussi la perte de droits et d'existences nouvellement acquis. Au contraire, elle propose une nouvelle structuration de la société, non seulement basée sur le concept politique de citoyenneté, mais surtout sur le dévoilement des femmes dans la société par des moyens sociaux et politiques.

3. La Sunna et les Hadiths comme sources, ou un autre mode de contrôle ?

3.1 La Complexité des hadiths et leur interprétation

Après la mort du Prophète, pour répondre au besoin naissant de créer une loi sacrée qui exprime et incarne la volonté divine, la charia a été établie et le corpus de connaissances religieuses a émergé sous le nom de fiqh. Le fiqh est un ensemble de connaissances religieuses qui consiste en l'interprétation du Coran, de la Sunna (tradition) et des versions écrites des paroles du prophète, les Hadiths. Le Hadith qui a été répété par le public au sujet du leadership des femmes, « Ceux qui confient leurs affaires à une femme ne connaîtront jamais la prospérité », est exploré selon son authenticité par Fatima Mernissi((‘Asqalani, Isaba, vol. 8, p. 224.)). Elle décrit les relations de profit, ce profit ne devant pas être compris uniquement dans le sens d'un profit matériel, ce qui rend l'authenticité des hadiths ambiguë. Alors que ce hadith est censé avoir été entendu par Abu Bakra selon Al-Bukhari, Mernissi étudie les deux sources d'un point de vue historique et méthodologique, afin de parvenir à une compréhension non ambiguë de ce hadith.((Bukhari, Sahih, vol. 4, p. 226.))

3.2 L'Impact des conflits personnels sur l'interprétation des hadiths

En explorant la figure d'Abu Bakra, l'auteure explique les problèmes personnels d'Abu Bakra concernant sa généalogie, et donc sa présence dans l'ordre tribal. Selon cette compréhension, il est possible que l'identité d'enfant sans père puisse affecter le statut des femmes, rendant l'individu plus ou moins conciliant envers les figures féminines. Dans ce sens, comme Abu Bakra s'est donné une identité en ayant l'islam comme réseau, il est possible qu'il soit plus sensible à la probabilité d'une guerre civile au sein de la communauté ((Ibn al-Athir, Usd al-ghaba fi tamyiz al-sahaba, vol. 5, p. 38.)). Pour ces raisons, l'ambiguïté du hadith choisi commence ici selon l'auteure. Alors que ce hadith est présenté aujourd'hui comme la vérité inattaquable telle qu'elle a été recueillie par Al-Bukhari, Mernissi explique que ce hadith n'a en fait pas été débattu par beaucoup des savants. Au contraire, les fuqaha n'étaient pas d'accord sur le poids à accorder à ce hadith concernant les femmes et la politique. Bien que certains puissent l'utiliser pour exclure les femmes du domaine politique et de la sphère publique, certains érudits comme Al-Tabari ne considèrent pas ce hadith comme une base suffisante pour laisser les femmes en dehors du processus de prise de décision et de la politique.((‘Asqalani, Fath al-bari, vol. 13, p.47.))

Bien que ce hadith puisse être considéré comme résolument misogyne, il ne s'agit pas d'un cas unique pour Fatima Mernissi. Plus tard, elle se plonge dans sa vie personnelle, explorant la relation entre elle et la religion principalement à travers ses souvenirs à l'école. Elle mentionne ensuite le hadith qui considère les femmes comme une cause d'interruption de la prière, au même titre que les ânes et les chiens. Bien que ce hadith soit strictement misogyne de par sa nature, puisqu'il considère les femmes comme un « obstacle », comme les autres éléments mentionnés, l'auteure choisit de critiquer ce hadith en donnant la réponse d'Aïcha, qui dit : « J'ai vu le Prophète faire ses prières alors que j'étais là, allongée sur le lit, entre lui et la qibla » ((Bukhari, Sahih, vol. 1, p. 211)).Cet extrait pourrait également être considéré comme une source de fiqh, ce qui signifie que, selon votre position, A'isha pourrait être la source de la raison dans ce domaine également. Cependant, comme la collecte des hadiths était principalement un sujet manipulé par l'élite masculine, la situation n'a pas évolué de manière à rendre les paroles d'Aïcha précieuses en tant qu'explication. Mernissi critique ces manipulations car elle considère qu'elles polluent l'essence de la féminité dans l'Islam. Dans plusieurs hadiths, l'auteure insiste sur les ambivalences de ceux qui rappellent les hadiths sur les femmes, en soulignant la figure de l'élite masculine qui supervise ce récit. Dans le dernier exemple, les conflits personnels entre Abu Hurayra, le principal récitant du hadith choisi, et A'isha sont mentionnés afin de montrer la nature ambiguë mais aussi la haine contre la féminité de la figure du récitant dans ce cas ((‘Asqalani, Isaba, vol. 7, p. 440)). Mais aussi, plus loin dans la partie intitulée Une tradition de misogynie, Mernissi nous met en garde contre les généralisations qui consisteraient à qualifier toutes les sources et tous les personnages de misogynes. A titre d'exemple, l'imam Zarkashi occupe une place importante puisqu'il a consigné par écrit les objections d'Aïcha ((Imam Zarkashi, Al-lijaba, pp. 37 & 38)). En les explorant, l'auteure donne une place crédible à A'isha en tant qu'accommodatrice de la mémoire, et discute de la réputation et de la crédibilité d'Abu Hurayra en tant que rappel.

4. Le voile entre le divin et le féminin

4.1 Le Hijab comme un symbole

Le hijab, le voile, occupe une place centrale dans l'islam, qui semble, par rapport aux autres religions monothéistes, être la plus accommodante en ce qui concerne le conflit entre le divin et le féminin. Fatima Mernissi explore la notion de voile et son lien avec la mentalité préislamique, posant des questions pour comprendre l'« essence » de l'islam en examinant la nature du hijab. Dans la section intitulée « Le hijab, le voile », l'auteure insiste sur la double nature du hijab, la première étant la révélation de Dieu et la seconde étant la descente d'un objet matériel pour distinguer deux sphères distinctes. En ce sens, le concept de hijab est expliqué comme étant tridimensionnel, se fondant la plupart du temps l'un dans l'autre, la première dimension étant visuelle, pour cacher quelque chose de la vue. La deuxième dimension est spatiale, pour séparer et marquer une frontière. La dernière dimension est éthique et appartient au domaine de l'interdit. Par conséquent, dans tous les sens du terme, l'espace caché par un hijab est un espace interdit. L'auteure explique également une autre compréhension du hijab, dans le cas du hijab soufi, qui est l'obstacle qui empêche l'individu de voir le Divin.

4.2 Le Contexte politique du hijab

En abordant le sujet du voile, l'auteure examine également le contexte politique de l'édition dans et sur l'Islam. Alors que les livres nouvellement publiés par des autorités religieuses « soucieuses de l'avenir de l'islam » affirment que leur objectif est de se préoccuper de l'avenir de l'islam et de « sauver la société musulmane du danger représenté par le changement », Fatima Mernissi identifie ce processus comme se produisant au cours de la même période de crise de l'édition de textes arabes. Se penchant à nouveau sur le concept de profit, elle examine comment il se fait qu'en pleine crise, les prix des autres livres augmentent, alors que les livres nouvellement publiés sur la protection de l'Islam contre les attaques du changement en rendant les femmes responsables de la conservation restent à des prix étonnamment bas. L'auteure affirme qu'il s'agit d'une campagne médiatique complète, qui fait de la dissimulation du corps féminin son obsession. Parmi ces livres, Husn al-uswa de Muhammed Siddiq Hasan Khan Aş-Qannuji semble surpasser les autres par sa misogynie, selon l'auteure ((Muhammad Siddiq Hasan Khan al-Qannuji, Husn al-uswa bima tabata minha allahi fi al-niswa)). Dans ces livres, la protection des femmes est présentée comme un concept, et la méthode habituelle recommandée pour cette pratique reste le voile, non seulement au sens physique, mais aussi dans un sens qui trace une ligne et crée deux sphères, rendant l'une d'entre elles (la place publique) et ses échos hors de portée des femmes. À cet égard, le corps des femmes est considéré comme une représentation symbolique de la communauté.
Cette division des univers de l'espace musulman en deux espaces, l'univers intérieur (la maison) et l'univers extérieur (l'espace public) ouvre la voie à des discussions sur l'opposition et l'imbrication des espaces privés et publics et sur leur relation avec la notion de hijab. Fatima Mernissi explique ici que si la division des espaces publics et privés existait encore à l'époque du Prophète, l'espace privé était compris comme l'espace de vie du Prophète, tandis que l'espace public était compris comme les lieux de rassemblement de la communauté et de prières. Elle rappelle également que le Prophète n'a jamais appliqué une telle division dans sa vie personnelle, faisant divers passages entre les espaces publics et privés. Mais comment se fait-il qu'une ségrégation des espaces publics et privés soit née ? Et comment cette séparation s'est-elle nourrie et transformée en quelque sorte en ségrégation des sexes dans l'espace public ?

5. Vie personnelle et intimité dans la division des espaces

5.1 L'Intimité et la division des espaces

Discutant des passages entre les espaces publics et privés du Prophète, l'auteure souligne que les questions privées du Prophète étaient considérées comme un exemple, et dans ce cas, elles n'étaient jamais invisibles ou interdites aux yeux. Dans ce sens, les sujets physiques, ainsi que l'intimité, deviennent le centre d'intérêt de l'auteure. Mernissi, soulignant que le Prophète n'a jamais été considéré comme un homme asexué, uniquement concentré sur le pouvoir, explique également que l'intimité physique n'est jamais restée en arrière-plan pour lui permettre de se concentrer sur des sujets plus « importants », tels que les affaires militaires ou religieuses. Au contraire, l'auteure affirme qu'il a tenu à mettre sur un pied d'égalité sa vie privée et sa vie publique. Cette visibilité des deux domaines de sa vie a cependant parfois causé des problèmes sur le plan personnel et communautaire. Le contrôle social n'a jamais été effacé de la vie communautaire, même pour le Prophète. Mernissi affirme que ce contrôle social, qui est une tradition datant de très longtemps, a toujours porté sur les espaces, et qu'avec le temps, ce contrôle s'est transformé en une certaine résistance au changement. Le contrôle social était en fait un outil au service d'un objectif plus grand, celui voulu par l'élite masculine. Comme la suprématie masculine ne pouvait être consolidée et continuer à exister que dans la conservation d'une division nette entre la vie publique et la vie privée, ces sujets étaient considérés comme presque sacrés. Mernissi observe l'espace à l'époque du prophète comme « où la division entre la vie privée et la vie publique était annulée, et où les seuils physiques ne constituaient pas des obstacles ». Cette observation se reflète également en ce qui concerne les femmes, l'auteure affirmant qu'une telle équation entre le public et le privé facilite la formulation par les femmes de revendications politiques, ne les excluant jamais complètement de l'un des espaces, ce qui leur permet d'être plus facilement des actrices des deux espaces.
Plus loin, dans la partie Médine en révolution, l'auteure commente la sourate 4, An-Nisa, qui contient de nouvelles lois sur l'héritage, privant les hommes de leurs privilèges. Ce commentaire pourrait être considéré comme plus unilatéral. Mais aussi, Mernissi explique plus tard pourquoi les sujets tels que l'héritage sont restés largement problématiques, car les hommes étaient concernés, ils n'étaient pas satisfaits des interventions de l'Islam dans leurs relations avec les femmes. Étant donné qu'une telle intervention signifiait souvent la perte de leurs privilèges, les hommes insistaient souvent pour rester dans le même ordre que l'ère pré-islamique en ce qui concerne leurs relations avec les femmes, même pendant la période du Prophète. Cependant, les femmes de cette époque ne devaient pas être considérées comme des sujets passifs du changement. Au contraire, on nous rappelle que le Prophète était confronté à un défilé constant de femmes qui venaient réclamer l'application des lois nouvellement introduites par l'islam. Cela signifie qu'en raison de la nature ambiguë de la langue arabe et de sa traduction dans d'autres langues, les lacunes et les espaces vides ont souvent été considérés comme une occasion pour l'élite masculine d'en tirer profit, et ils ont organisé ces espaces vides en fonction de leurs propres privilèges. De même, même dans les sujets qui semblaient n'être que matériels, les revendications des femmes n'ont jamais signifié une demande unique. Chaque demande et chaque opposition étaient également de nature politique et étaient souvent considérées comme une remise en cause des fondements mêmes de la suprématie masculine.

5.2 La Réinterprétation des versets du hijab

Selon l'auteure, la personnalité d'Umar pourrait servir d'exemple à la conservation du statu quo existant. Elle observe que, tout leader charismatique qu'il était, il soutenait l'idée que la vie privée devait rester soumise aux conditions préislamiques. Si Umar est un exemple célèbre, il n'est pas un cas unique. De nombreux compagnons du Prophète sont restés sur cette position concernant l'égalité. Dans ce cas, alors qu'ils ont été initiés à un certain sens de l'égalité, Fatima Mernissi décrit la position des femmes dans l'Islam comme « libérée et en même temps confinée ». Elle établit un lien entre la position de l'Islam vis-à-vis de l'esclavage et la question des femmes. Selon elle, si l'Islam était favorable à la libération des esclaves, il n'y avait pratiquement aucune position concernant leur traitement en tant qu'égales. Mernissi affirme qu'il en va de même pour les femmes. Mais il est également clair que l'Islam condamne l'esclavage, alors comment a-t-il pu continuer à exister ? L'auteure affirme ici que les astuces linguistiques et juridiques utilisées par l'élite masculine sont une fois de plus responsables et constituent un obstacle à l'égalité. Venant expliquer certaines des astuces linguistiques auxquelles l'élite masculine a eu recours, l'auteure utilise certaines interprétations de versets, comme le verset 34 de la sourate 4, al-Nisa, et elle explique que les politiciens modernes préfèrent souvent certaines interprétations qui légitimeraient leur fanatisme et qui affirmeraient la suprématie masculine. Elle condamne ainsi ceux qui profitent des vides de la traduction ou de l'interprétation à leur propre profit. Tout en rappelant que l'ordre chronologique des versets revêt une grande importance pour déterminer le nasikh (ce qui abroge) et le mansukh (ce qui est abrogé), elle mentionne également que le contexte dans lequel ces versets et sourates ont été introduits occupe une place importante pour le commentaire et l'interprétation de ceux-ci. À cet égard, Mernissi considère qu'il est nécessaire de réinterpréter les versets concernant le hijab, expliquant le contexte dans lequel ils ont été introduits comme un contexte où il était presque impossible pour les femmes de se promener dans la ville sans être harcelées. Alors que dans un tel contexte, l'acte de se voiler signifierait protéger les femmes, l'auteure affirme que le hijab a toujours incarné, exprimé ou symbolisé le recul officiel du principe d'égalité, à la fois dans le sens de l'égalité des sexes, mais aussi dans le sens où l'acte de se voiler dans le premier contexte visait à protéger les femmes libres, à faire en sorte que les esclaves restent non voilées, et à rendre les esclaves plus vulnérables aux agressions.

Conclusion

L'ouvrage de Fatima Mernissi, « The Veil and the Male Elite » (Le voile et l'élite masculine), se penche sur la relation complexe et souvent considérée comme contradictoire entre l'islam, les femmes et l'égalité des sexes. Grâce à une analyse critique des textes religieux, des récits historiques et des expériences personnelles, Fatima Mernissi remet en question les arguments essentialistes qui décrivent l'islam comme intrinsèquement oppressif à l'égard des femmes. Au contraire, elle présente une compréhension nuancée de la tradition islamique, en soulignant son potentiel d'interprétations égalitaires et les luttes menées par les femmes pour parvenir à une pleine participation à la société.

L'argument central de Mernissi tourne autour du concept de « profit », qu'elle identifie comme une force motrice derrière la manipulation des textes religieux et la perpétuation des structures patriarcales. Elle soutient que les élites masculines ont stratégiquement interprété et appliqué les enseignements islamiques pour maintenir leur domination, souvent au détriment des droits des femmes. Cette manipulation s'est étendue à l'interprétation des hadiths, les paroles du prophète Mahomet, qui ont été utilisés pour justifier l'exclusion des femmes des rôles de direction et de la participation politique. L'ouvrage de Mernissi n'est pas seulement une critique des interprétations patriarcales de l'islam ; c'est aussi un appel à une compréhension renouvelée du potentiel égalitaire de la foi. Elle souligne également le travail d'érudits progressistes qui ont interprété les textes islamiques de manière à promouvoir l'égalité entre les hommes et les femmes.

En conclusion, « The Veil and the Male Elite » de Fatima Mernissi est un ouvrage puissant et stimulant qui remet en question les arguments essentialistes sur l'islam et les droits des femmes. Son travail témoigne de l'importance de l'analyse critique et de la possibilité d'un changement social positif grâce à une compréhension plus approfondie des traditions religieuses.

Bibliographie

Fatima Mernissi, The Veil and the Male Elite (Reading, MA: Addison-Wesley, 1991).

Additional Sources:

Abd al-Kabir Khatibi, "Les Arabes entre la post-modernité et la modernité" (paper delivered at the Twentieth Anniversary Meeting of the Middle East Studies Association of North America, Boston, 20-23 November 1986).

Bukhari, Sahih, vol. 3; French trans. by Houdas.

Ibn al-Athir, Usd al-Ghaba fi Tamyiz al-Sahaba (n.p.: Dar al-Fikr li al-Tibaa wa al-Tawzi, n.d.), vol. 5.

Ibn Hajar al-Asqalani, Al-Isaba fi Tamyiz al-Sahaba (Cairo: Maktaba al-Dirasa al-Islamiya, n.d.).

Ibn Hajar al-Asqalani, Fath al-Bari (Cairo: Al-Matbata al-Bahiya al-Misriya, n.d.), vol. 13.

Imam Zarkashi, Al-Ijabah li Irad ma Istadrakathu 'A'isha 'ala al-Sahaba, 2nd ed. (Beirut: Al-Maktab al-Islami, 1980).

Muhammad 'Abid al-Jabiri, Naqd al-'Aql al-'Arabi (Beirut: Al-Markaz al-Thaqafi al-'Arabi, Al-Dar al-Bayda, and Dar al-Tali'a, 1980).

Muhammad Siddiq Hasan Khan al-Qannuji, Husn al-Uswah bima Thabata 'an Allah fi al-Rusul (Beirut: Mu'assasa al-Risala, 1981).

Sa'id al-Afghani, 'A'isha wa al-Siyasa, 2nd ed. (Beirut: Dar al-Fikr, 1971).

Notes

Pour citer cette ressource :

Hilal Yucel, "Le défi de Fatima Mernissi face aux arguments essentialistes sur l'islam et les droits des femmes", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), juin 2024. Consulté le 26/06/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/arabe/civilisation/monde-arabe/le-defi-de-fatima-mernissi-face-aux-arguments-essentialistes-sur-lislam-et-les-droits-des-femmes