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Guerre d’Algérie et bande dessinée : l’exemple d’Azrayen’

Par Tristan Martine : Doctorant en histoire médiévale - Marne-la-Vallée / Université de Lorraine
Publié par Narimane Abd Alrahman le 29/03/2013

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Cet article synthétise différents éléments abordés le 20 juin 2012 lors d'une journée d'études sur les relations entre l'histoire et la bande dessinée, en présence de Frank Giroud. Il s'intéresse plus particulièrement à Azrayen', bande dessinée de Lax et de Frank Giroud consacrée à la guerre d'Algérie.

La guerre d'Algérie : un sujet peu abordé dans la bande dessinée francophone

C’est un lieu commun que de dire que la guerre d’Algérie est un sujet tabou au sein de la société française. Si cette affirmation peut être nuancée dans de nombreux domaines, force est de constater la faiblesse des bandes dessinées françaises traitant de ce sujet. Faiblesse quantitative, certes, faiblesse qualitative également.

La première bande dessinée française consacrée à cette question fut publiée en 1982[1], vingt ans après la fin de la guerre (même s’il fallut en réalité attendre 1999 pour que les autorités françaises, qui parlaient jusque-là des « évènements d’Algérie », reconnaissent officiellement le statut de guerre à ce conflit). Il s’agissait d’Une éducation algérienne[2], scénarisée par un ancien rédacteur en chef de la revue Pilote mais qui ne connut pas un grand écho à l’époque de sa publication. Ce n’est que dans les années 1990 que le neuvième art commença à s’emparer réellement de ce thème, avec notamment Le chemin de l’Amérique[3] qui reçut l’Alph-Art du meilleur album à Angoulême en 1991 ou encore la série des Petit Polio[4].

Mais ce sont deux œuvres en particulier qui montrèrent que la bande dessinée pouvait traiter de ce sujet complexe avec brio : Azrayen’[5], tout d’abord, dont l’analyse sera l’objet de cet article, et Carnets d’Orient[6], ensuite, série de dix albums dans lesquels Jacques Ferrandez couvre toute la période de l’occupation française en Algérie, de 1830 à 1962. Le tome 6 de cette série[7] reçut le prix de la BD France info au festival d’Angoulême en 2003, tandis que le premier volume d’Azrayen’ avait reçu dès 1999 le prix de le critique à Angoulême.

Ces deux séries connurent une reconnaissance aussi bien critique que publique et inspirèrent de nombreux auteurs qui s’attaquèrent à ce sujet dans les années 2000. Sans prétendre à l’exhaustivité, on pourrait ainsi citer Là-bas[8], D’Algérie[9], Tahya El-Djazaïr[10], Octobre Noir[11], ainsi que de nombreuses autres bandes dessinées dans lesquelles la guerre d’Algérie n’est qu’un élément secondaire de la trame narrative, comme c’est le cas dans Le combat ordinaire[12] ou dans Babel[13].

Enfin, s’inscrivant dans la commémoration de l’anniversaire des accords d’Évian, de très nombreuses BD parurent l’an dernier, en 2012, à l’image de Charonne-Bou Kadir[14], d’Alger la Noire[15], de Retour à Saint-Laurent-des-Arabes[16], d’El Djezaïr[17], de Demain, demain[18] ou encore de Leçons coloniales[19]. On remarquera au passage que, de manière significative, trois de ces cinq ouvrages s’inscrivent dans une importante dynamique contemporaine, puisqu’il s’agit de bandes dessinées documentaires relevant de ce que l’on appelle le BD-journalisme ou BD-reportage, qui s’inspire de la méthode et des travaux du dessinateur américain Joe Sacco[20]. Jeanne Puchol et Daniel Blancou ont tous deux mené une enquête minutieuse, notamment auprès de leurs parents, tandis que Laurent Maffre s’appuie également sur de nombreux témoignages pour décrire le bidonville de Nanterre.

Si le neuvième art a été autant mis à contribution pour commémorer cet évènement, c’est qu’il paraît désormais tout à fait légitime pour aborder ce sujet. Et c’est selon une telle logique que l’une des principales expositions organisée en France à cette occasion fut centrée sur l’œuvre de Jacques Ferrandez : l’exposition « Algérie 1830-1962 », présentée au Musée de l’Armée, mit en effet en regard des objets issus des fonds du Musée et des planches de bande dessinée.

Présentation de l'oeuvre et de ses auteurs

Frank Giroud possède un profil particulier au sein du petit monde de la bande dessinée, non seulement parce qu’il a touché à de nombreux domaines (écrivant ainsi plusieurs chansons pour la chanteuse Juliette sur l’album Assassins sans couteaux), mais aussi parce qu’il possède une solide formation d’historien. Ancien élève de l’École des Chartes, agrégé d’histoire, ancien professeur d’histoire, F. Giroud a néanmoins voulu dès son plus jeune âge se consacrer aux fictions, et il écrivit ses premiers scénarios pour les éditions Larousse, qui publiaient alors une histoire du Far West en BD, dès l’âge de 23 ans

L’histoire est omniprésente dans l’œuvre de F. Giroud, qu’il s’agisse du XVIIe siècle avec Taïga[21] et Pieter Hoorn[22], de la Révolution française avec Les Patriotes[23], du début du XXe siècle avec Louis la Guigne[24] ou encore de la guerre d’Indochine avec Les oubliés d’Annam[25]. Mais son œuvre  n’est pas constituée que de bandes dessinées historiques et son plus grand succès de librairie, le Décalogue[26], n’en est d’ailleurs pas une, selon l’auteur lui-même :  « Le Décalogue n’a de rapport avec l’Histoire qu’au sens où les intrigues sont situées dans le passé, et il en est de même pour [la série] Secrets : dans L’Écharde[27], l’Histoire n’apparaît qu’à travers les allusions aux événements de Mai 68, et dans Le Serpent sous la Glace[28], qu’à travers l’anecdote de l’expédition soviétique au Pôle nord. Allusions et anecdote qui servent à construire l’intrigue et non à brosser un tableau de l’époque. Quant à L’Expert[29], dont une partie se déroule dans la Lituanie du XVe siècle, il s’agit là d’une vision beaucoup plus romanesque qu’historique. […] Le destin personnel devient historique dans deux cas : lorsque l’individu, par ses actes ou ses prises de position, influe sur le cours des événements (par exemple lorsque Louis la Guigne, dans L’Escouade pourpre, empêche, sans saisir toutes les implications de son acte, un attentat contre Mussolini) ; ou lorsque le destin individuel devient emblématique. Dans Les Oubliés d’Annam, par exemple, Henri Joubert n’accomplit aucun exploit, mais par ses choix, ses espoirs, ses souffrances et ses désillusions, il représente ceux que l’on appelait les « Ralliés » ou les « Soldats blancs d’Hô-Chi-Mihn ». »[30]. Quant à l’œuvre qui nous intéressera ici, Giroud la classe clairement dans la rubrique historique de son œuvre : « Lorsque dans Azrayen, je raconte les destins croisés du capitaine Valera, du jeune Meissonnier et de Takhlit, l’institutrice berbère, je porte effectivement, au-delà de ces drames individuels, un regard sinon d’historien, du moins d’enquêteur sur la Guerre d’Algérie. […] D’ailleurs, avant d’attaquer [ce] récit, j’ai épluché une masse de documentation considérable, et je n’ai pas hésité à me rendre sur place »[31].

L’œuvre de Christian Lacroix, dit Lax, comprend également un important pan historique, à partir de 1987, notamment, quand il commence à dessiner le XVIIIe siècle, sur un scénario de Patrick Cothias[32]. Lax porte plusieurs casquettes, celle de dessinateur bien sûr, mais aussi celle de scénariste[33] et celle d’ "auteur complet "[34]. Sa rencontre avec F. Giroud fut un moment important de sa carrière et leur duo publia trois bandes dessinées "historiques" marquantes[35] dans la prestigieuse collection « Aire Libre », chez Dupuis. Celle qui nous intéresse, Azrayen’, marqua un véritable tournant dans son œuvre. En effet, à l’occasion de cet album, Lax remit complètement en question son style, exerçant une véritable "mue graphique" et aboutissant à un style désormais extrêmement reconnaissable. Avant de s’attaquer à Azrayen’, Lax s’est enfermé plusieurs mois dans son atelier, changeant ses outils de travail, abandonnant tous ses réflexes de dessinateur. Si Azrayen’ est le résultat de cette révolution esthétique, il en est aussi en un sens la cause, Lax sentant qu’il devait changer ses habitudes de travail pour aborder un sujet aussi délicat et important que celui-ci.

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Couverture de l’intégrale d’Azrayen’

L’histoire d’Azrayen’ prend pour cadre la Kabylie de 1957. Le lieutenant Messonier, à la tête d’une section de harkis, a disparu sans laisser de traces depuis plus de deux semaines. Le capitaine Valéra, aidé notamment par l’amante du disparu, une institutrice berbère, part à leur recherche. Faute d’indice, il commence par essayer de comprendre qui était ce lieutenant, surnommé Azrayen’, c’est-à-dire l’ange de la mort en kabyle. Cette intrigue, relativement simple, permet aux auteurs de dresser un portait assez large de la situation algérienne et des différents protagonistes des « évènements d’Algérie ».

L'Histoire au service de l'histoire

Ce n’est pas ici le lieu de proposer une analyse détaillée de l’œuvre de Frank Giroud. On peut cependant remarquer que celle-ci est divisée en deux pans relativement différents. Le jeune Frank, celui de Louis la Guigne[36], Louis Ferchot[37], Pieter Hoorn[38], Les Patriotes[39] ou Le Crépuscule des braves[40], construit des scénarios parfois politiquement engagés, toujours très documentés d’un point de vue historique, dans lequel chaque bouton de manchette a supposé des heures de recherche en archives, ce qui accompagne un penchant parfois didactique[41]. Le Giroud de la maturité construit des histoires dans lesquelles la trame historique joue un rôle généralement secondaire, l’engagement politique se fait beaucoup moins sentir et l’aspect didactique a complètement disparu. Frank Giroud est d’ailleurs le premier à noter cette évolution : « Je ne suis pas certain que la formation d'historien aide en quoi que ce soit [à rédiger des récits historiques]. Au début je ne saurais dire si c'était plus une aide ou un handicap. J'étais en effet tellement marqué par ma soif d'authenticité que je me refusais à toute approximation et me lançais dans des tas de recherches inutiles. Or je ne suis pas historien mais raconteur d'histoires. Par contre, j'aime toujours suivre l'actualité historique. Je lis des revues comme L'Histoire, que je mets en fiches et où je pioche parfois une idée. Plus que ma formation, c'est donc ma passion pour l'histoire qui influe sur les sujets que je traite »[42]. N’éprouvant plus de plaisir à faire de longues recherches en bibliothèque, Giroud délègue désormais ce travail, pour pouvoir mieux se consacrer aux questions purement fictionnelles.

 De manière un peu schématique, on pourrait dire qu’Azrayen’ se situe au tournant de ces deux pans de son œuvre, puisque s’il s’agit bien d’une œuvre extrêmement documentée, nous allons tâcher ici de montrer qu’elle évite les écueils du didactisme ou du manichéisme.

Azrayen’ fut l’une des premières bandes dessinées à proposer un système désormais relativement habituel dans les bandes dessinées historiques : le rejet dans le paratexte de tout ce que l’on pourrait qualifier d’apparat critique. La bande dessinée historique a en effet fréquemment besoin d’utiliser les notes de bas de page pour expliciter ses références historiques, linguistiques ou géographiques. Leur lecture peut rendre malaisée la lecture, surtout quand, comme c’est le cas dans la série Murena[43], ces notes de bas de page sont regroupées en début ou en fin d’album. Azrayen’ compte trente-deux notes de bas de page, sur un total de cent douze pages. Ce chiffre pourrait paraître important, mais il est en réalité relativement faible, car la quasi-totalité de ces notes (27/32) ne sert qu’à traduire du kabyle, de l’arabe ou du jargon militaire. Il ne s’agit ici pas d’une logique d’érudition mais d’une volonté, que l’on retrouve de plus en plus dans la bande dessinée contemporaine[44], de ne pas traduire les langues étrangères et de laisser, dans la mesure du possible, de nombreuses cases non traduites, afin de justement mieux rendre le décalage ressenti par les personnages centraux qui, eux non plus, ne comprennent pas le kabyle ou l’arabe. Les auteurs ne nous traduisent d’ailleurs que l’essentiel des dialogues et plusieurs passages en kabyle demeurent incompréhensibles au lecteur, qui ne peut que deviner les propos. Trois notes de bas de page explicitent des sigles. Finalement, seules deux notes[45] relèvent d’une érudition habituellement bien plus bien plus présente dans la BD historique.

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Exemple de bas de page à vocation didactique,
Giroud, Frank, Lacaf, Fabien, Les patriotes, tome 1, Glénat, 1988, p. 29.

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Des notes de bas de page servant ici avant tout à traduire le kabyle,
Azrayen’, p. 31.

Si Giroud n’a pas besoin de parsemer son ouvrage de notes de bas de page expliquant le contexte historique, les principales dates ou personnages historiques, c’est qu’il a pu "évacuer" tout ce bagage évènementiel dans le paratexte, en l’occurrence dans un dossier historique en début de volume. Ce dossier comprend une introduction de l’historien Benjamin Stora, expliquant la situation de la Kabylie en 1957, ainsi qu’une contextualisation effectuée par Frank Giroud lui-même, à l’aide de repères chronologiques, d’un court texte et de deux cartes de localisation. À la fin de l’album, on trouve également une bibliographie indicative, ainsi qu’un très important dossier rédigé par Giroud et agrémenté de nombreuses photographies et dessins de Lax. Ce dossier revient dans le détail sur les conditions de réalisation de l’album. De nombreux auteurs[46] fonctionnent aujourd’hui de la même manière, afin d’alléger le propos au sein des planches, tout en laissant la possibilité au lecteur de lire, s’il souhaite en savoir davantage, le dossier historique présent dans les premières ou les dernières pages de l’album. Ce procédé paraît permettre un équilibre relativement satisfaisant entre nécessaires explications historiques et refus d’un didactisme qui entraverait la lecture de l’histoire. Au-delà de la question des notes de bas page, il permet en effet à Giroud de ne pas avoir à faire dresser un portrait de la situation algérienne par un de ses personnages, comme c’est souvent le cas, de façon artificielle, dans les bandes dessinées historiques.

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Page extraite du dossier historique situé en début d’album.

De façon plus générale, on constate un primat des histoires fictionnelles sur l’histoire (avec un grand H) dans Azrayen’. Pour s’en convaincre, il suffit de constater l’absence des topoï habituels sur ce sujet : nulle allusion à la figure du général De Gaulle, aucune référence aux principales figures de ce conflit, aucune explication géopolitique globale, une focalisation sur des sentiments individuels, forcément subjectifs et qui n’auraient que difficilement leur place dans des manuels d’histoire. Surtout, Giroud évite de reproduire les images d’Épinal de la guerre d’Algérie : on échappe à la corvée de bois et les scènes de torture sont réduites au strict nécessaire et davantage suggérées que montrées. Cela est d’autant plus notable que ces différents épisodes, dans un but didactique et au nom d’un devoir de mémoire, se retrouvent dans la quasi-totalité des albums consacrés à la guerre d’Algérie. Giroud ne cherche ni à enseigner à son lecteur les principaux évènements militaires ni à lui rappeler les aspects marquants de la guerre d’Algérie, il cherche avant tout à tisser une histoire de fiction prenante, parce que sonnant "juste".

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L’évocation de la torture,
 Ibid., p. 106.

Un tel constat pourrait également être fait en comparant Les oubliés d’Annam du même duo Giroud/Lax et Dans la nuit, la liberté nous écoute[47], de Maximilien Le Roy. Ces deux ouvrages traitent exactement du même thème, à savoir le passage à l’ennemi de soldats français pendant la guerre d’Indochine, pour des raisons idéologiques. Si Giroud développe une histoire haletante, insistant sur les rapports humains forts entre des personnages de pure fiction, Le Roy dresse le portrait d’un personnage ayant réellement existé et évite soigneusement de s’éloigner de la réalité historique, enlevant peut-être par là-même une partie de son « souffle » à son histoire. Mais il s’agirait là d’une autre étude…

Pourtant, Giroud aurait pu, lui aussi, suivre les pas d’un acteur de ce conflit, en l’occurrence son propre père. En effet, Michel Giroud était, en 1957, appelé du contingent en Algérie, et son fils a lu les différents carnets qu’il a tenus à cette époque, discuté avec son lui, il pourrait dresser une biographie de son père, un peu à la manière de ce que fit Emmanuel Guibert avec Alan[48]. Giroud père et fils sont allés ensemble en Algérie, en 1993, en repérage, à la recherche d’une intrigue, car si Frank Giroud a pour objectif de restituer les sensations d’un appelé plongé malgré lui dans le conflit algérien, le lecteur doit avant tout être emporté dans une histoire à l’intrigue forte. Son père est bien présent dans l’album, sous les traits de Paturel, le chauffeur du colonel, mais, de manière tout à fait significative, le seul personnage « réel » de cette histoire est ainsi relégué au rang de personnage secondaire. Giroud se « nourrit à la réalité »[49], mais cette réalité doit rester en arrière-plan, car, loin d’un Joe Sacco, Giroud n’entend en aucun cas adopter une méthode d’historien ou de journaliste : « Moi, ça ne m’intéresse pas de raconter une histoire vraie. Le moment le plus jouissif dans mon travail, c’est de raconter des histoires, d’inventer. Pour cela j’ai besoin d’un stimulus de départ, d’une étincelle. Ce stimulus de départ doit être très mince. J’ai habité en Afrique, Amazonie, où j’ai vécu des aventures, mais ça ne m’intéressait pas d’en faire des reportages pour les raconter»[50].

 En somme, Giroud refuse que l’histoire, fût-elle paternelle, vienne entraver son processus de création. Prenons un simple exemple pour illustrer de point : le lieu où se déroule cet album : la Kabylie. Frank Giroud est parti d’une anecdote véridique pour construire son intrigue : un incident dramatique à la frontière avec la Tunisie, en plein désert. « Mais j’en [ai] modifié le cadre. Je veux qu’on grelotte ! Car si dans l’imagerie populaire la guerre d’Algérie reste liée à des paysages ocres et poussiéreux, écrasés de soleil, le souvenir des « gus », dans la réalité, se colore souvent d’une tout autre nuance. Les flocons dont ils parlent, le brouillard givrant, les sommets couverts d’une calotte immaculée, l’eau glacée des torrents appartiennent à un univers fort éloigné de ceux de R.A.S. ou d’Avoir vingt ans dans les Aurès. J’opte donc plutôt pour la Kabylie. Choix d’autant plus logique qu’avec les Aurès, c’est elle qui a payé le plus lourd tribut à la guerre. Mais le souci de vraisemblance n’est pas seul à me guider : quelques photos du Djurdjura et des Béni-Ouacif, superbes, impressionnantes, renforcent mon envie de situer l’histoire dans cette région »[51]. On voit bien là tout le paradoxe de Giroud, guidé à la fois par un souci de vraisemblance, une volonté de se rapprocher du vrai (c’est dans les Aurès que son père a servi) et à la fois par des désirs d’ordre esthétique, une course après le beau ! C’est là toute la particularité de cette œuvre, ni pure fiction, ni pur objet historique.

Giroud a recueilli de nombreuses anecdotes lors de ses repérages en Algérie et il les distille astucieusement dans ces planches, à l’instar de ces soldats attaqués par des singes ou de ces algériennes ravitaillant les maquisards de manière extrêmement originale. Ce sont justement de telles anecdotes extrêmement prosaïques qui permettent à ce récit de sonner « vrai ». De toutes ces histoires individuelles collectées, de tous ces témoignages divers, Giroud tire un récit quasiment entièrement fictionnel et qui pourtant "parle" bien davantage à de nombreux acteurs de cette guerre que la plupart des livres d’histoire, plus arides et difficiles d’accès.

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Exemple d’anecdotes vécues, recueillies par Giroud et intégrées dans la trame de sa fiction.
Ibid., p. 72, 78.

Finalement, l’on pourrait ainsi juger que cet album a tenu l’objectif que lui fixait Frank Giroud : « Notre vœu le plus cher, c’est que tous les "gus" qui ont participé à ces "opérations de maintien de l’ordre", tous les acteurs de cette "Guerre sans Nom", s’ils tiennent un jour l’album entre leurs mains, y retrouvent un peu leur propre histoire. Comme mon père l’y a retrouvée lorsqu’il a découvert ces pages. Et qu’ils se disent, en pensant aux milliers de lecteurs feuilletant ce même récit, des lecteurs dont beaucoup ont l’âge qu’ils avaient eux-mêmes lorsqu’ils sillonnaient les djebels : "on ne nous a pas tout à fait oubliés" »[52]. De fait, son histoire a permis à bien des acteurs de la guerre d’Algérie de revivre et de faire partager leurs histoires, ce dont de nombreux lecteurs ont témoigné auprès des auteurs d’Azrayen’.

Une histoire non monolithique

Cette bande dessinée n’est pas l’œuvre de Frank Giroud qui connut le plus grand succès de librairie, mais quand un journaliste ou un lecteur vient lui parler de son travail, c’est d’Azrayen’ qu’il est le plus souvent question. Une des raisons du succès de cette bande dessinée tient probablement au savant dosage, non seulement entre fiction et histoire, mais aussi, et surtout, entre description d’une situation complexe et refus de juger. Le choix de ne pas prendre parti et de ne pas porter un regard critique a posteriori est un point commun entre Azrayen’ et Carnets d’Orient, et ce n’est d’ailleurs probablement pas un hasard si ces deux œuvres sont celles qui ont le plus marqué les lecteurs de bande dessinée.

Jacques Ferrandez, Frank Giroud et Lax n’ont pas vécu directement la guerre. Le premier est fils de pied-noir, le père du deuxième servit comme appelé du contingent et celui du dernier comme gendarme en Algérie, et l’on ne peut pas nier l’apport de leur histoire personnelle à leur vision personnelle de ce conflit. Il ne s’agit pas ici d’essayer de montrer que ces auteurs sont objectifs, là où d’autres BD seraient partisanes[53]. La vision de Frank Giroud est nécessairement subjective, mais il tente néanmoins d’éviter de faire passer un quelconque message : « Pas de message ! Je me méfie un peu du terme car nous sommes avant tout des conteurs. À travers les histoires que l'on bâtit, que l'on raconte, on fait passer ce que l'on ressent, on fait part d'un certain humanisme, on ressort de là-dedans en sachant ce que l'on pense. Il n'y a pas d'engagement manichéen, on n’est pas anti-ceci ou anti-cela »[54].

Ce refus de toute approche manichéenne passe par l’évocation de très fortes dissensions au sein des forces françaises comme des forces algériennes en présence, il s’agit de réfuter l’idée de deux blocs monolithiques qui seraient opposés de manière caricaturale. Prenons ainsi l’exemple de l’armée : dans de nombreuses bandes dessinées, la « grande muette » est représentée comme composée uniquement de soldats réactionnaires, usant sans cesse de la torture, des viols et des massacres. Giroud restitue la diversité des points de vue en mettant en scène des différents entre militaires : certains prônent la torture pour obtenir des informations quand d’autres refusent de justifier l’utilisation de tous les moyens.

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Une armée française non monolithique, Ibid., p. 43.

A l’opposé, les rangs des indépendantistes algériens sont, eux aussi, décrits de manière réaliste, c’est-à-dire extrêmement divisés. Les protagonistes de cette histoire assistent ainsi aux conflits sanglants entre le F.L.N. et le M.N.A.[55].

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Allusion aux divisions jamais mentionnées en bande dessinée entre le M.N.A. et le F.L.N., Ibid., p. 94

Dans la mesure du possible, Giroud essaie de montrer la complexité des forces militaires en présence et de leurs intérêts extrêmement divergents. La scène de marché ci-dessous met, significativement, sur le même plan les logos du F.L.N., de l’A.L .N.[56] et un tract de l’O.A.S., les renvoyant dos-à-dos sans juger l’un ou l’autre.

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F.L.N., A.L.N. et O.A.S. traités sur le même plan et mis sur le même pilier, Ibid., p. 23

De même, Giroud dresse un constat social sans parti-pris. Il montre bien les conditions de vie difficiles de nombreux algériens, les excès d’une exploitation coloniale encore flagrante en 1957, mais refuse pour autant de dresser un portrait idyllique de la société algérienne, et plus précisément kabyle dans cet album. L’un de ses personnages s’oppose ainsi à la coutume kabyle qui fait de la femme un objet que la famille marie à son gré et déclare : « À quoi bon un pays débarrassé de l’occupant s’il règne encore la tyrannie des coutumes et des barbaries d’un autre âge !? ».

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Divisions entre membres du F.L.N., Ibid., p. 50

Pour autant, les Français ne représentent en aucun cas la civilisation morale, bien qu’ils utilisent ce mot pour justifier leurs actions, et quand le capitaine Valéra, écœuré par la situation des femmes en Kabylie déclare : « Charmante civilisation ! », la jeune institutrice kabyle s’empresse de le remettre à sa place : « C'est vous qui parlez de civilisation ? Vous qui rasez des villages entiers ? Vous qui déportez leurs habitants dans des camps immondes ?! Vous qui torturez les patriotes dans le secret de vos caves !? […] Et la guillotine ? Vous trouvez sa lame plus civilisée que celle d’Akli !? […] Si nos traditions vous déplaisent, allez-vous-en ! Et laissez-vous le temps d’évoluer à notre rythme ! Nous y arriverons, soyez tranquilles ! Et sans votre aide !».

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Discussion autour du terme « civilisation », Ibid., p. 52

Finalement, Giroud entend montrer sans cesse les deux faces d’une même médaille. Ainsi, quand il évoque longuement les massacres de Philippeville[57], c’est d’abord par la bouche d’un pied-noir, qui évoque la mort de ses parents, tués par des « centaines de paysans ivres de sang, fanatisés par la propagande du F.L.N. », puis par celle d’une indépendantiste algérienne qui oppose les deux cent victimes du F.L.N. aux douze mille victimes de l’armée française et conclut ainsi : « Tu vois, nous sommes tous les deux des soldats du vingt août ! », montrant bien qu’un même évènement put servir la propagande d’un camp comme de l’autre[58].

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L’évocation des massacres de Philippeville : deux visions d’un même évènement, Ibid., p. 93-94.

Si l’histoire n’est pas présentée de manière monolithique, les personnages ne le sont pas non plus. Nul héros auquel s’identifier facilement dans cet album. Ici, le thème central, c’est bien la guerre et ses multiples conséquences sur des acteurs très différents et contradictoires entre eux. Aucun personnage ne reste longtemps sympathique au lecteur, tous semblent divisés et dépassés par les évènements. Azrayen’ est l’une des seules bandes dessinées de Giroud à fonctionner ainsi, l’une des seules sans héros positif autour duquel se polarise l’album. Mais si cette histoire est, sans conteste, l’une des plus réussies de son auteur, c’est justement parce que cette situation permet de brosser des portraits fins, à la psychologie étoffée. À l’aide des flash-back, Giroud nous éclaire sur le passé de la majorité des personnages principaux, nous permettant de comprendre les choix, ou les non-choix, de ses protagonistes.

Là encore, Azrayen’ marque une rupture dans le traitement scénaristique de ses personnages par Giroud, qui en est tout à fait conscient : « A l’origine, je plaçais la lutte collective au-dessus du reste. Progressivement, j'ai découvert l'importance de disciplines plus centrées sur l'individu et dont je n'étais pas familier, comme la psychanalyse, le développement personnel, la méditation ou la recherche spirituelle hors de tout courant... Sans renier aucunement le combat de groupe, j'ai acquis la certitude que la transformation de la société passe d'abord par la transformation de l'individu lui-même. Je pense que cette prise de conscience a des répercussions dans ce que j'écris. […] En ce qui concerne l'épaisseur des personnages, oui : leurs conflits intérieurs sont plus nombreux. Même si je pense n'avoir jamais créé de héros vraiment manichéen, ceux d'aujourd'hui sont sans doute moins monolithiques qu'ils ne pouvaient l'être avant. Et ma construction scénaristique est sûrement plus sophistiquée, puisqu'elle bénéficie de l'expérience acquise au cours de vingt-cinq années d'écriture. Quant aux histoires, elles ont sans doute gagné en densité dans la mesure où elles sont recentrées sur le personnage, et où le contexte historique et global s'efface au profit de l'environnement immédiat de ce dernier »[59].

Des images et des couleurs

Ce travail scénaristique extrêmement maîtrisé ne saurait toucher son lectorat sans un dessin tout aussi efficace. Pour Azrayen’, Lax a bouleversé complètement son dessin, nous l’avons dit, inventant un nouveau style que Giroud décrit en ces termes : « Il a conservé cette clarté, ce sens du détail indispensable à un récit comme Azrayen’ (ceux qui ont connu l’Algérie de 57 retrouveront le G.M.C. pourvu de ses moindres boulons, ou la porte des mechtas ornée de ses moindres gravures !), mais sa patte a gagné en puissance et en nervosité. Plus de maniérisme, plus d’affiquets inutiles : le trait simple et direct confine presque à la caricature, notamment dans les visages. À présent, les voici tous dotés d'une expression saisissante qui porte à fleur de pommette, d'arête ou de regard la quintessence du personnage. Avant même de les voir agir ou parler, le lecteur pourrait presque deviner leur caractère, voire leurs fêlures profondes. Pourtant, nul manichéisme dans cette représentation des femmes et des hommes »[60].

Le trait de Lax est en effet devenu bien plus rugueux, à la fois plus épuré et plus nerveux, ce qui lui confère un caractère extrêmement puissant. Dessinant à la plume, Lax atteint un degré d’expressivité tout à fait exceptionnel. Benjamin Stora emploie des adjectifs encore plus forts pour qualifier ce dessin à mi-chemin entre « réalisme et stylisation géométrique »[61], puisqu’il le juge « "dramatisé", brisé, hérissé »[62].

Mais son dessin n’atteint sa pleine efficacité que grâce à une mise en couleur qui permet de créer de multiples ambiances extrêmement réussies dans cet album. Deux tons dominent l’ensemble de l’histoire, mais avec d’infinies nuances d’une planche à l’autre, comme l’analyse le dessinateur-coloriste : « Dans Azrayen', on ne retrouve que deux dominantes: jaune-sépia pour la plupart des scènes (dénominateur plus ou moins commun des uniformes, des engins militaires, des roches et des façades), et rouge pour les flash-backs (symbole de la violence et de la passion) »[63]. La couleur nous plonge dans des atmosphères souvent lourdes, brûlantes ou poussiéreuses.  Ainsi sur cette scène de marché, tandis que le dessin fourmille de détails et que chaque personnage au second plan est doté d’un caractère propre, la couleur ocre écrase cette profusion de détails et baignant l’ensemble de couleurs à la fois chaudes, teintées de rouge et d’orange, réussit merveilleusement à évoquer avec une grande finesse l’atmosphère chaude d’une fin d’après-midi méditerranéenne.

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L’importance des couleurs pour recréer une ambiance et une atmosphère, Ibid. p 22

Enfin, il nous faut évoquer la grande efficacité de la mise en page et plus particulièrement du cadrage. Cet élément est sans doute moins spectaculaire qu’une superbe mise en couleur, qu’un dessin impressionnant ou qu’un dialogue bien ciselé, mais il n’en reste pas moins indispensable à la réussite d’une histoire. Avant de refermer cet article, arrêtons-nous ainsi un instant sur cinq cases bien particulières. La dernière vignette de la page 108 montre quatre enfants au regard étonné et attristé à la fois : l’un de leurs camarades vient d’être abattu par un soldat français qui lui a tiré dans le dos alors qu’il tentait de s’enfuir. Page suivante, le chef du village a été tué à bout portant, une balle lui ayant fait exploser la cervelle devant tout le village réuni. La dernière case, en parfait symétrie avec la dernière case de la page précédente, montre exactement les mêmes visages des mêmes enfants, le cadrage est quasiment identique, les couleurs sont à peine plus saturées. Deux différences cependant : on aperçoit quelques gouttes de pluie qui zèbrent le dessin, tout d’abord, et, surtout, le regard des enfants s’est durci et leurs visages commencent à se fermer. Onze pages plus tard, leur village est en feu, leurs pères sont embarqués par les Français, probablement pour être tués, du moins le pensent-ils. Il s’agit de la dernière planche de l’album. Les trois dernières cases représentent à nouveau ces mêmes enfants, avec des plans de plus en plus rapprochés. La couleur est cette fois-ci complètement saturée, il s’agit du rouge des braises, de la couleur de l’incendie derrière eux. Selon un mouvement quasi cinématographique, les auteurs nous montrent ces visages à l’aide de plans toujours plus serrés. La deuxième case reprend le même cadrage déjà utilisé dans les pages précédentes. La dernière case de l’album est centrée sur le regard de deux de ces enfants. Un simple commentaire du narrateur accompagne ces images : « En quelques minutes, leurs yeux avaient perdu toute innocence. Ils étaient devenus durs, impitoyables et cruels comme ceux de leurs aînés… C’était fini… Nous ne pouvions plus gagner cette guerre ».

Ces cinq cases qui se répondent dans l’album résument, à mon sens, tout cet album : elles nous font comprendre de manière extrêmement fine, à travers un exemple particulier, le durcissement de la situation et le dialogue devenu impossible entre les deux partis à la fin de la guerre d’Algérie. Nul grand discours pacifiste, aucune tentation didactique. Un simple plan de plus en plus serré sur des regards, qui suscite chez le lecteur une émotion plus forte que tout discours.

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Une question de regards,
 Ibid., p. 108, 109, 120.

Pour conclure, je voudrais signaler la responsabilité de Frank Giroud et de Lax. Leur œuvre a bien plus d’audience que celle de tout historien, dont les ouvrages connaissent généralement bien des difficultés à se diffuser au-delà d’un cercle restreint d’érudits. Cela explique la nécessité d’être à la fois suffisamment documenté pour que les lecteurs approchent au mieux une réalité passée et à la fois suffisamment éloigné de cette réalité pour que le lecteur n’ait pas l’impression de lire un ouvrage didactique.

Pour l’historien M. Porret, une bande dessinée historique est réussie si elle « mêle la pédagogie de l’histoire bien vulgarisée à la jubilation intellectuelle et récréative liée au bonheur des bulles »[64].  Il n’y a, selon moi, pas à hésiter : Azrayen’ remplit pleinement tous ces différents critères. Giroud a réussi à éviter les nombreux écueils inhérents au genre de la bande dessinée historique tandis que Lax a inventé un nouveau style graphique, simple et puissant à la fois. Pour toutes ces raisons, il serait heureux que cette bande dessinée soit non seulement travaillée par des professeurs du secondaire[65] ou du supérieur, mais qu’elle serve également de modèle à ceux qui souhaiteraient à l’avenir aborder de nouveau un tel thème.

Notes

 

Pour citer cette ressource :

Tristan Martine, "Guerre d’Algérie et bande dessinée : l’exemple d’Azrayen’", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mars 2013. Consulté le 04/05/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/arabe/arts/arts-plastiques/arts-plastiques/guerre-d-algerie-et-bande-dessinee-l-exemple-d-azrayen-