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«La Havane année zéro» de Karla Suárez

Par Caroline Bojarski : Titulaire d'un Master 2 Pro (Traduction littéraire et édition critique) - Université Lumière Lyon 2
Publié par Christine Bini le 20/11/2012

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Présentation du roman de Karla Suárez.

Karla Suárez, La Havane année zéro, Métailié, 2012, traduit de l'espagnol (Cuba) par François Gaudry.

C'était en 1993, année zéro à Cuba. L'année des coupures d'électricité interminables, quand la Havane s'est remplie de vélos et que les garde-mangers étaient vides. Il n'y avait plus rien. Pas de transport. Pas de viande. Pas d'espoir. J'avais trente ans et des problèmes à la pelle, c'est pour ça que je me suis laissé embringuer dans cette histoire, même si au début je ne me doutais pas que, pour les autres, les choses avaient commencé bien avant, en avril 1989, quand le journal Granma a publié un article intitulé “Le téléphone a été inventé à Cuba” où il était question de l'Italien Antonio Meucci.

 

suarez-fr_1353440784978.jpgEn quoi un italien, certes potentiel inventeur du téléphone, a-t-il bien pu intéresser des cubains, vivant avec le strict minimum et touchés de plein fouet par la crise économique provoquée par la chute de l'URSS ? Et pourtant, celui que tous poursuivent, c'est lui, Antonio Meucci, dont le nom hante les esprits et qui en cette « période spéciale » représente pour Julia, Euclides, Leonardo et Ángel un but, un espoir, la manière de garder la tête hors de l'eau.

Dans La Havane année zéro, l'histoire sonne comme un problème mathématique : Julia entend parler par son ancien professeur et amant Euclides, d'Antonio Meucci, un italien qui aurait inventé le téléphone bien avant Graham Bell, et de l'existence d'un manuscrit qui prouverait son rôle dans l'invention du téléphone. Il incite Julia a rechercher le manuscrit chez Ángel, son beau-fils, de qui elle tombe amoureuse. Ángel est aussi à la recherche de ce manuscrit, mais croit que c'est Euclides qui en est le possesseur et qui brouille les pistes en envoyant Julia chez lui. Entre en scène un troisième homme, Leonardo, un écrivain bohème voulant retracer la vie de Meucci à travers un roman, et qui prétend que c'est son ami  Ángel qui possède le manuscrit.

Julia, influencée par son ancien amant, son nouvel amour et son ami écrivain, se rend rapidement compte que tous mentent. Pourquoi son ancien professeur lui a-t-il caché qu'il avait publié sa thèse en y mettant son nom ? Pourquoi son « ange » ne lui a-t-il pas dit qu'il voyait une autre femme dans son dos ? Pourquoi le fantasque poète déclare-t-il avoir voyagé alors qu'il n'a jamais quitté Cuba ? À qui faire confiance ?

Et si Julia était celle en mesure de trouver se manuscrit, devrait-elle le donner à son ancien professeur pour qu'il puisse faire éclater la vérité sur Meucci, ou bien le confier à son amant, avec qui elle se sent si bien, pour qu'il puisse enfin mettre un point final à une ancienne histoire d'amour (le manuscrit provenant de la famille de son ex-femme), ou encore le remettre à Leonardo pour qu'il puisse faire de son livre un chef d’œuvre ?

Ces hommes, que Julia côtoie de près, ne peuvent pas tous dire la vérité ! Pourquoi veulent-ils réellement ce manuscrit ? L'inconnu est bel et bien le manuscrit, qui reste introuvable, mais le mensonge rode lui aussi et ne fait que perturber Julia dans ses sentiments et dans sa quête de la vérité. Tous se mentent pour se sauver individuellement. Cependant, et même si le mensonge est omniprésent, Julia, la narratrice, parle en son âme et conscience, sans détours, considérant le lecteur comme un ami, un confident.

J'ai quelque chose à vous demander. Ça vous gênerait qu'on se tutoie ? Je suis en train de vous raconter des choses très personnelles et le vouvoiement crée une certaine distance. Alors, on se tutoie ? Bon, je continue.
 

Pour Karla Suárez, l'art et les sciences ne sont pas opposés. Pour elle, les mathématiques ont toujours fait partie de sa vie et c'est pour cela que ses personnages sont souvent des scientifiques. Ici, Julia est professeure de mathématiques en lycée technologique, et Euclides, professeur de Sciences à l'université. Elle mêle aisément des raisonnements scientifiques à son histoire, rappelant que les sciences ont pour but de rendre visible ce que nous voyons, sans en avoir conscience. Pour voir quelque chose, il faut parfois savoir regarder, être là au bon moment. Un peu comme pour la littérature, qui se veut aussi le reflet du monde, son expression, son explication par le biais d'histoires. La science, dit-elle, « c'est une étincelle qui pour être visible doit se produire devant une personne qui sache la voir ».


Qui était Antonio Meucci ?

meucci_1353441151582.jpgC'est une intrigue complexe, passionnante, qui va petit à petit se nouer autour de la figure d'Antonio Meucci, cet italien né à Florence en 1808, mécanicien, qui travaillera dans différents théâtres italiens avant d'arriver en 1835 à Cuba, au somptueux théâtre de La Havane. C'est au cours d'expériences réalisées à l'aide d'électrochocs dans le but de lutter contre certaines maladies qu'il découvre une manière de transmettre la voix humaine. Aux États-Unis, il réalise un prototype du téléphone appelé le Telettrofono et crée même la Telettrofono Company. Cependant, la Western Union rejette son projet. Réduit à vivre dans une extrême pauvreté, il ne peut renouveler l'avertissement du brevet de son invention. La même année, Graham Bell dépose le brevet du téléphone... Malgré les efforts de Meucci pour voir son invention reconnue, il meurt sans obtenir gain de cause.

En 1989, Basilio Catania, ancien directeur général de l'agence de recherche et de développement des télécoms italiens, redécouvre les travaux de Meucci. Il découvre entre autres choses que Bell avait volé l'invention de Meucci grâce à la complicité de la Western Union Telegraph Company à qui il reversa pendant dix-sept ans 20 % des profits du téléphone. Ainsi, en 2002, le Chambre des Représentants des États-Unis reconnut la contribution et le mérite dans l'invention du téléphone de l'Italo-américain Antonio Meucci.

 

Pour citer cette ressource :

Caroline Bojarski, "«La Havane année zéro» de Karla Suárez", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), novembre 2012. Consulté le 29/03/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/litterature/litterature-latino-americaine/la-dictature-dans-la-litterature/la-havane-annee-zero