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Le sublime de John Muir

Par Jean-Daniel Collomb : Professeur des universités - Université Grenoble Alpes
Publié par Clifford Armion le 16/05/2007

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Le motif esthétique du sublime constitue un véritable fil rouge tout au long de l'œuvre de John Muir. Chez l'auteur d'origine écossaise, le sublime sert le plus souvent à décrire une nature grandiose et divine qui laisse l'observateur sans voix, comme en transe. Pour comprendre ce qu'est le sublime dans les écrits de Muir, il convient tout d'abord de mesurer l'influence romantique qui enveloppe la seconde partie du vingtième siècle américain.

Introduction

Le motif esthétique du sublime constitue un véritable fil rouge tout au long de l'œuvre de John Muir. Chez l'auteur d'origine écossaise, le sublime sert le plus souvent à décrire une nature grandiose et divine qui laisse l'observateur sans voix, comme en transe. Pour comprendre ce qu'est le sublime dans les écrits de Muir, il convient tout d'abord de mesurer l'influence romantique qui enveloppe la seconde partie du vingtième siècle américain. Dans son ouvrage intitulé The Tourist in Yosemite, l'historien Stanford E. Demars s'attache à montrer l'apport du romantisme britannique à la formation des goûts artistiques américains de l'époque. Demars isole trois notions qui dominent alors les jugements esthétiques outre-Atlantique : le beau, le pittoresque et le sublime. La première de ces notions renvoie aux paysages ruraux idylliques de la pastorale. La seconde marque un déplacement vers une nature plus sauvage et plus impressionnante sans pour autant faire l'économie de la présence humaine. Le pittoresque souligne par conséquent l'harmonie de l'homme avec la nature mais aussi sa maîtrise de l'environnement. A l'inverse, le sublime s'écarte sensiblement de ces deux notions en ce qu'il dessine les contours gigantesques d'une nature sauvage et parfois menaçante pour l'homme, qui lui est extérieure. De plus, le sublime porte la marque du divin dans l'imaginaire romantique. Après analyse, il apparaît que Muir emprunte à ces trois conventions à divers moments de sa carrière littéraire même s'il lui arrive aussi de s'en détourner pour ne plus proposer qu'un message radicalement écologique. Le présent article a pour objet l'analyse de la place du sublime dans l'œuvre de John Muir. En la matière, l'ouvrage séminal d'Edmund Burke, A Philosophical Enquiry into the Origin of our Ideas of the Sublime and the Beautiful publié en 1757 nous fournit une matrice théorique en fonction de laquelle le sublime de Muir peut être commenté. D'après le philosophe irlandais, le sentiment du sublime émane de la peur de l'homme face à des scènes dont la grandeur, la force et la puissance le dépassent infiniment :

[...] if the pain and terror are so modified as not to be actually noxious, if the pain is not carried to violence, and the terror is not conversant about the present destruction of the person, as these emotions clear the parts, whether fine, or gross, of a dangerous and troublesome encumbrance, they are capable of producing delight; not pleasure, but a sort of delightful horror, a sort of tranquillity tinged with terror; which as it belongs to self-preservation is one of the strongest of all the passions. Its object is the sublime. Its highest degree I call astonishment, the subordinate degrees are awe, reverence, and respect [...]. (Burke, 1757, p.123)

Sous la plume de Burke, le sublime est une notion ambivalente qui marie douleur et plaisir, peur et fascination.

Il importe ici de savoir jusqu'à quel point Muir qui utilise le terme de sublime à l'envi, souscrit à cette définition qui fait autorité. Autrement dit, en quoi est-il fidèle à la vulgate burkienne et en quoi s'en écarte-t-il ? L'analyse du sublime muirien fait émerger plusieurs points de convergence mais également et surtout une différence fondamentale, l'effacement de la terreur. Doit-on voir dans ce décalage un usage abusif du terme sublime par Muir ? Ou faut-il y déceler au contraire l'évolution de la manière avec laquelle la nature et le divin sont perçus à l'époque ? Il ne suffit pas cependant de décrire la forme que prend le sublime chez Muir car ce serait oublier la valeur politique prépondérante de son œuvre. En effet, le natif de Dunbar n'écrit pas seulement par goût de l'esthétique et des paysages, mais il cherche avant tout à recruter des partisans du préservationnisme qui pourront, à terme, plaider la cause de la nature sauvage dans l'arène politique. C'est pourquoi il faudra identifier la place du sublime comme outil dans le combat politique de l'auteur.

1. Le sublime bienfaisant

1.1 La bonté de la nature

Quel sublime chez Muir ? A l'aune de la Philosophical Enquiry de Burke, force est de constater que le sublime muirien s'apparente à une version originale, voire dissidente du texte de référence. En effet, le traité esthétique de Burke accorde une place centrale aux sentiments de peur, d'effroi et même de douleur :

[...] it [the sublime] comes upon us in the gloomy forest, and in the howling wilderness, in the form of the lion, the tiger, the panther, or rhinoceros. Whenever strength is only useful, and employed for our benefit or our pleasure, then it is never sublime; » (Burke, 1757, p.60)

Burke évoque une nature faite de mystère, de puissance et de danger face à laquelle l'homme est quantité négligeable. C'est ainsi que le spectacle d'une nature puissante et gigantesque suscite l'effroi chez un lecteur ou un observateur bien conscient de son insignifiance. En fait, seule la distanciation qu'implique l'art permet à l'observateur de goûter à cette esthétique de l'effroi puisqu'il n'y est qu'indirectement soumis, ce qui le met hors de danger. Or c'est bel et bien dans le sentiment provoqué par le sublime que réside la différence fondamentale entre Muir et Burke. Difficile en effet de découvrir un sentiment d'effroi dans les écrits de Muir alors même que ce dernier ne cesse de souligner l'émerveillement qui résulte immanquablement d'un contact direct avec la nature. Pour bien saisir cette absence de peur, le lecteur doit garder à l'esprit le motif constant de la nature bienveillante dans les textes de Muir. Selon l'écrivain américano-écossais, la nature est bonne et parfaite. Il n'apporte presque jamais de nuances à ce jugement, comme l'illustre ce commentaire sur les forêts californiennes : « It would seem impossible that any one, however incrusted with care, could escape the Godful influence of these sacred fern forests. » (Muir, 1911, p.176) La répétition incessante des adjectifs « perfect », « glorious », « wonderful », « delightful » atteste d'un choix rhétorique simple qui consiste à dépeindre la nature californienne comme un pays des merveilles où l'harmonie divine règne sans partage. Le philosophe François Dagognet glose sur cette tendance à représenter la nature comme fondamentalement bonne en elle-même qui naît selon lui à la fin du dix-neuvième siècle en tant que réaction contre les turpitudes de l'industrialisation : « [...] le naturel arrive à côtoyer le normal, le premier ou l'originel, l'inné, le sincère, le spontané, le vrai même, l'incontournable, le juste, le bienfaisant. » (Dagognet, 1999. p.165) Cette nature est celle de John Muir.

Dans ces conditions, il n'est guère surprenant que le sublime muirien ne soit rien d'autre que le reflet majestueux d'une nature certes époustouflante, mais jamais effrayante. Face à des paysages grandioses et ahurissants de beauté, l'homme admire sans avoir peur. Par exemple, Muir s'efforce de voir dans le déploiement gigantesque des forces naturelles l'expression d'un principe de destruction créatrice :

Reading these grand mountain manuscripts displayed through every vicissitude of heat and cold, calm and storm, upheaving volcanoes and down-grinding glaciers, we see that everything in Nature called destruction must be creation -a change from beauty to beauty. » (Muir, 1911, 288)

Ici, Muir refuse de s'effrayer d'un phénomène, les irruptions volcaniques, parce qu'il appartient à l'économe générale d'une nature qui promeut encore et toujours la beauté. Peut-on dans ce cas réellement parler de sublime concernant l'œuvre de Muir ? Puisque, à de rares exceptions (dans Stickeen, Muir fait état de sa crainte de la mort dans l'environnement grandiose des glaciers d'Alaska mais il ne se départit jamais de son émerveillement pour la beauté des lieux) la peur n'a pas droit de cité, l'emploi récurrent du terme « sublime » par l'auteur est-il bien justifié ?

A condition de considérer le sublime comme une notion protéiforme, susceptible d'évoluer avec le contexte culturel et intellectuel du moment, la réponse est oui. Dans un ouvrage collectif primordial publié en 1959, Marjorie Hope Nicholson a voulu analyser l'évolution de l'idée de sublime en littérature à travers l'exemple des pionniers du romantisme britannique que furent Lord Byron et William Wordsworth, jusqu'à leurs prolongements au cours du dix-neuvième siècle. Nicholson identifie le glissement d'un sublime fondé sur l'effroi (à l'image de celui théorisé par Burke) à un sublime donnant naissance à l'émerveillement. Elle affirme en outre que cette dichotomie s'articule autour d'une transition entre un Dieu de puissance et un Dieu de bonté. Il est donc aisé de comprendre que le sublime de Muir appartient à la seconde génération, ce qui correspond d'ailleurs à son rejet de la pratique calviniste morose de la religion chrétienne que lui avait inculquée son père lors de sa jeunesse, au profit d'un sentiment religieux beaucoup plus optimiste et enjoué. A ce moment de notre réflexion, il est intéressant de se tourner vers la brève étude livrée par Immanuel Kant sur le sujet du sublime. Dans ses Observations sur le sentiment du beau et du sublime publié en 1764, Kant distingue trois sortes de sublime :

Le sentiment du sublime, tantôt s'accompagne de tristesse ou d'effroi, tantôt de tranquille admiration, et tantôt s'allie au sentiment d'une auguste beauté. J'appellerai sublime-terrible, la première sorte de sublime, sublime-noble la deuxième, sublime-magnifique la troisième. » (Kant, 1764, p.19)

Si la première version recensée par Kant est largement absente du corpus muirien, les deux autres semblent correspondre parfaitement au cadre choisi par l'auteur, notamment la troisième. Il convient à présent de mettre en lumière les divers ressorts du sublime de Muir.

1.2 La force harmonieuse

En 1911, il publie My First Summer in the Sierra, ouvrage qui narre sa première visite dans la vallée du Yosemite en 1869. A cette occasion, le motif du sublime se révèle être un outil sûr pour exprimer l'émerveillement du jeune vagabond (il devient alors berger) face aux paysages grandioses qu'il découvre pour la première fois. Ainsi, au cinquième chapitre intitulé « The Yosemite », Muir brosse un tableau de la vallée sur le mode du sublime. D'emblée, l'auteur a recours à un langage hyperbolique qui vise à imprimer dans l'esprit du lecteur la force, la grandeur et la beauté du paysage, comme l'atteste l'emploi récurrent des termes « sublime » et « glorious ». Le procédé rhétorique choisi par l'auteur repose sur une surenchère des pluriels, de nombreuses accumulations de mots évoquant le merveilleux et le recours systématique à l'hyperbole :

Nearly all the upper basin of the Merced was displayed, with its sublime domes and canons, dark upsweeping forests, and glorious array of white peaks deep in the sky, every feature glowing, radiating beauty that pours into our flesh and bones like heat rays from fire. (Muir, 1911, p.219)

Cette propension à l'hyperbole dans la description du spectacle naturel souligne sa préoccupation du lecteur qu'il cherche avant tout à impressionner. Le lecteur doit être frappé par le sublime, sans la moindre équivoque :

The most extravagant description I might give of this view to any one who has not seen similar landscapes with his own eyes would not so much as hint its grandeur and the spiritual glow that covered it. (Muir, 1911, p.219)

L'allusion au domaine spirituel n'est pas anodine en ce qu'elle souligne le caractère métaphysique d'un tableau éclairé par une lumière quasi divine. Plus loin, Muir fait état de sa réaction face à cette scène d'une indicible beauté : « I shouted and gesticulated in a wild burst of ecstasy. » Cet emballement passionnel n'est pas sans rappeler la ferveur religieuse des « revival meetings » qui secouèrent les Etats-Unis au dix-neuvième siècle. Muir rompt alors avec la retenue calviniste de son père et s'abandonne à ses sentiments les plus exaltés. C'est dire si la contemplation du sublime de la nature s'inscrit chez lui dans une optique religieuse. Ce manque d'inhibition ne laissait pas de surprendre certains de ses contemporains. A. Hunter Dupree, auteur d'une biographie du grand botaniste américain Asa Gray, raconte le décalage entre la froideur toute victorienne de cette grande figure de la science du dix-neuvième siècle et l'exaltation transcendantaliste de Muir lors d'une excursion au mont Shasta au nord de la Californie, entreprise en 1877 par Gray sous l'égide de Muir. Ce dernier hurlait et gesticulait face à la splendeur du paysage cependant que Gray restait de marbre. Dans l'esprit de l'auteur, le sublime est par conséquent associé à un sentiment religieux intense, ce qui laisse transparaître le lien émotionnel très fort qui l'unit à la nature bien qu'il soit dans le même temps un scientifique rigoureux. La raison logico-déductive ne lui suffit pas et le sublime agit comme un canal dans lequel ses émotions peuvent s'engouffrer. Enfin, il faut noter une fois encore l'absence totale de sentiments négatifs dans sa description : admirez mais ne craignez rien.

Un phénomène naturel peut permettre au lecteur de saisir encore davantage les diverses facettes du sublime chez Muir : la tempête. L'auteur montagnard n'aime rien plus que ces déchaînements naturels. Bien loin d'y déceler le moindre danger, il jouit des tempêtes et des avalanches comme des points d'orgue du sublime. The Mountains of California, premier ouvrage publié par l'auteur en 1894, nous en offre un exemple emblématique à travers un passage intitulé « A Wind-Storm in the Forests ». Muir se remémore le bonheur et le plaisir qu'il a éprouvés lors d'une tempête dans la Sierra Nevada en décembre 1874 : « One of the most beautiful and exhilarating storms I ever enjoyed in the Sierra [...]. » (Muir, 1894, p.487) En préambule, il évoque la pureté d'une nature fondamentalement bienfaisante :

The day was intensely pure, one of these incomparable bits of California winter, warm and balmy and full of white sparkling sunshine, redolent of all the purest, influences of the spring [...]. (Muir, 1894, p.467)

Lorsqu'il réalise qu'une tempête va se déclarer, il quitte immédiatement la maison de l'ami chez qui il loge pour se précipiter au cœur de la tempête, au mépris d'un danger qu'il juge négligeable :

For on such occasions Nature has always something rare to show us, and the danger to life and limb is hardly greater than one would experience crouching deprecatingly beneath a roof. (Muir, 1894, p.467)

En d'autres occasions, l'auteur narrera ses moments délicieux passés au milieu des avalanches. Reste qu'une fois encore, une situation qui susciterait la peur de nombre de ses congénères ne revêt aucun danger à ses yeux. Au contraire, Muir relève la luminosité délicieuse qui enveloppe le lever du jour, référence évidente à la lumière divine. Pendant des heures, des arbres sont abattus et déracinés mais le beau se mêle au sublime car la nature déploie toute sa force sans perdre de son attrait et de sa joie. Au-delà de la puissance inouïe dégagée par la tempête, Muir s'emploie surtout à traduire la dimension majestueuse de la scène, comme lorsque les arbres les plus anciens sont comparés à des patriarches. Le sublime permet de dépeindre une nature en habit royal, époustouflante de beauté mais jamais dangereuse :

But the Silver Pines were now the most impressively beautiful of all. Colossal spires 200 feet in height waved like supple goldenrods chanting and bowing low as if in worship, while the whole mass of heir long, tremulous foliage was kindled into one continuous blaze of white sun-fire. The force of the gale was such that the most steadfast monarch of them all rocked down to its roots with a motion plainly perceptible when one leaned against it. Nature was holding high festival, and every fiber of he most rigid giants thrilled with glad excitement. (Muir, 1894, p.468) 

Il ne faut pas occulter par ailleurs le recours au champ lexical religieux qui implique une nature divine, à vénérer. Le vent devient alors un hymne retentissant, les arbres le chœur sublime d'une cathédrale dont les dimensions excèdent largement celles de Chartres. L'homme n'est rien devant ce concert naturel mais la nature, dans son infinie grandeur, parvient à allier force et doigté, puissance et raffinement :

Even when the grand anthem had swelled to its highest pitch, I could distinctly hear the varying tones of individual trees - Spruce, and Fir, and Pine, and leafless Oak, - and even the infinitely gentle rustle of the withered grasses at my feet. Each was expressing itself in its own way, - singing its own song, and making its own peculiar gestures, - manifesting a richness of variety to be found in no other forests I have yet seen. (Muir, 1894, p.468-469)

Finalement, emporté par ses pulsions, Muir se précipite vers les arbres et grimpe sur l'un d'entre eux afin de sentir ses mouvements exaltants. Une fois encore, Muir donne libre cours à ses émotions à travers un rapport quasi mystique à la nature.

Cette présence du divin dans la nature nous aide à comprendre pourquoi la nature est inlassablement bonne aux yeux de l'auteur. Le spectacle offert par les éléments étant l'œuvre du divin, il ne peut être que bon. Comme à son habitude, Muir surprend son lecteur en renversant des perceptions bien établies : les avalanches, les tempêtes et les inondations ne sont plus synonymes de danger et de désolation, bien au contraire. Les déchaînements naturels réfléchissent la méthode divine de la nature pour paraphraser Ralph Waldo Emerson. Cette vision positive de la nature sauvage témoigne d'un glissement des paradigmes. Edmund Burke considérait la nature sauvage comme l'incarnation du chaos planétaire après la Chute. Si Dieu tire les ficelles, il n'en introduit pas moins la notion de danger et de mal dans la nature, absentes du jardin d'Eden et sorte de punition pour le péché originel. En conséquence, les déchaînements naturels traduisent le hiatus qui sépare désormais l'homme de Dieu. D'où des sentiments de peur et d'effroi. En revanche, Muir réinvestit un Dieu bienfaisant dans la nature sauvage, qui devient par là même infiniment supérieure à la civilisation des hommes. La nature donne à voir un spectacle de pureté, de beauté et de perfection au regard duquel la corruption inhérente à la société humaine fait pâle figure. De fait, le sublime perd ses caractéristiques négatives. On en revient à la distinction opérée par M.H. Nicholson entre le Dieu de puissance et le Dieu de bonté. L'étude du sublime chez Muir nous donne l'opportunité d'éclairer la nature de ses croyances religieuses. Muir accompagne l'esprit du dix-neuvième siècle américain qui tend à abandonner le Dieu vindicatif des puritains (et de son père) pour se tourner vers la vision plus optimiste dun Créateur bon et compréhensif envers l'homme.

La nature est bonne et le sublime reflète la bonté et la perfection du Créateur. Dont acte. Mais Muir désire-t-il se cantonner à un rôle de peintre de la nature, écrivain simplement pour la beauté du geste ?

2. Le sublime comme arme politique

A aucun moment, il ne faut occulter le pragmatisme d'un auteur qui prend sa plume avant tout pour défendre les intérêts de la nature. Le sublime, parmi d'autres procédés, est utilisé comme arme de recrutement politique. Grâce à ces passages hyperboliques, l'auteur vise à montrer la grandeur du Yosemite à l'homme moderne qui, pris dans le tourbillon de l'industrialisation et de l'individualisme, ne perçoit plus l'évidence. Muir endosse le costume de Samuel T. Coleridge qui, un siècle plus tôt, déplorait la myopie chronique de ses contemporains, incapables de voir la beauté là où elle se trouve. Muir aurait pu écrire avec son homologue britannique : « [...] in consequence of the film of familiarity and selfish solicitude we have eyes, yet see not, ears that hear not, and hearts that neither feel nor understand. » (Coleridge, 1817, p.169) Les écrits de John Muir recèlent de ces complaintes contre la cécité des hommes qui ne parviennent pas à s'extraire de la routine qui fait leur vie quotidienne : « It seems strange that visitors to Yosemite should be so little influenced by its novel grandeur, as if their eyes were bandaged and their ears stopped. » (Muir, 1911, p.263) Partant de ce constat, Muir s'assigne pour mission d'éveiller les consciences américaines en ouvrant les yeux de ses compatriotes aux merveilles naturelles dont le pays peut se targuer. Ainsi, l'intensité du sublime constitue une force de persuasion redoutable. C'est aussi pourquoi Muir met tant de soin à guider son lecteur. Dans un passage de The Mountains of California intitulé « Snow Banners », il prend ni plus ni moins par la main le lecteur afin qu'il ne manque rien du sublime de la scène. Il cherche à communiquer au lecteur sa jubilation devant une tempête de neige. Pour ce faire, il emprunte au vocabulaire de la peinture en comparant la scène à un tableau : « And there in bold relief, like a clear painting, appeared a most imposing scene. » (Muir, 1894, p.341) Puis il s'adresse directement au lecteur en ayant recours au pronom personnel « you » et à l'impératif : « Fancy yourself standing on this Yosemite ridge looking eastward. » (Muir, 1911, p.342) John Muir se plie ici à une convention du sublime bien connue de ses lecteurs : il assume le rôle d'intermédiaire entre le lecteur et le paysage, en initiant par là même un rapport indirect à la scène qui protège le lecteur. Ce faisant, il peut s'adonner à une description picturale en conformité avec les canons artistiques connus de ses lecteurs :

Mark, too, how grandly the banners wave as the wind is deflected against their sides, and how trimly each is attacked to the very summit of its peak, like a steamer at a masthead; how smooth and silky they are in texture, and how finely their fading fringes are pencilled on the azure sky. (Muir, 1911, p.342)

Le narrateur contrôle totalement l'appréciation esthétique de ses lecteurs. Il s'efforce de demeurer dans un contexte artistique que le lecteur connait et plébiscite bien que cette description s'opère au détriment de sa vision rationnelle et écologique. En effet, les livres de John Muir commencent à être publiés dans les années 1890 et rencontrent un franc succès. Cette époque correspond aussi à son entrée en politique. Il s'attache dès lors à promouvoir les parcs nationaux auprès de ses compatriotes. En homme judicieux, Muir instaure une relation de séduction avec le public américain. Bien conscient de la méconnaissance générale des rythmes et des besoins de la biosphère chez ses compatriotes, il décide d'instrumentaliser une convention littéraire rendue populaire par les auteurs romantiques pour recruter des partisans d'une nature protégée sous contrôle fédéral. Muir est convaincu à ce moment précis que des idées aussi novatrices que l'égalitarisme entre les espèces, la valeur intrinsèque de tous les êtres vivants ou encore une critique du matérialisme ambiant, le mettraient en porte-à-faux avec une opinion publique pourtant indispensable au combat préservationniste.

De plus, l'auteur fait preuve d'opportunisme au moment où, comme l'explique Demars, le thème d'une nature  américaine sublime et démesurée joue un rôle primordial dans l'élaboration du patrimoine national. Longtemps victimes d'un complexe d'infériorité à l'égard de leurs cousins européens, les Américains de la seconde partie du dix-neuvième siècle réalisent que le gigantisme des paysages de leur pays confère aux Etats-Unis une supériorité sur l'Europe qu'il serait impossible d'acquérir sur le plan culturel à ce moment de l'histoire, et ce malgré les exhortations de R.W. Emerson dans The American Scholar. Muir, discrètement et sans faire vibrer bruyamment la corde d'un patriotisme exacerbé, contribue à ce mouvement en fournissant des arguments de poids aux zélateurs de l'exception géographique américaine. De ce ferment pourra émerger une prise de conscience qui mènera à la création de parcs nationaux, à travers l'intervention du gouvernement fédéral. Bien que simple outil parmi d'autres, le sublime occupe une place importante dans l'arsenal rhétorique de l'auteur.

Dans sa thèse de doctorat, Yves Figueiredo pointe les limites de la démarche de l'auteur qui s'est, selon lui, enfermé dans un discours patrimonial aux dépens d'une vision réellement écologique. A ce titre, Muir s'est trouvé cantonné à des conventions esthétiques et subjectives. Figueiredo cherche à démontrer que, après avoir été l'un des premiers à forger des savoirs écologiques aux Etats-Unis, l'auteur n'a pas su les mettre en avant car il préférait préserver des acquis obtenus grâce à une philosophie étrangère à l'écologie. Faut-il en conclure que l'un des premiers écologistes américains a finalement entravé la progression de l'idéal écologique en se fondant sur les attentes du public plutôt que sur la centralité de la biosphère et de son équilibre global ? La réponse doit être nuancée car, en dépit de limites bien réelles, le discours de Muir a contribué à sauver ce qui pouvait l'être à un moment où un discours écologiste à part entière aurait été parfaitement inaudible. Par ailleurs, la publication à titre posthume de volumes plus novateurs tel que A Thousand-Mile Walk to the Gulf ont été une source d'inspiration pour plusieurs mouvements écologistes du vingtième siècle. L'héritage de John Muir doit par conséquent être détaillé en deux temps : le premier, frappé du sceau du pragmatisme et fondé sur l'élaboration d'un consensus large à travers l'usage de conventions littéraires comme le sublime, et le second, caractérisé par un radicalisme à retardement qui refera surface à un moment historique plus favorable. On mesure ici toute la complexité du personnage de John Muir.

Références

Edmund Burke, A Philosophical Enquiry into the Origin of our Ideas of the Sublime and Beautiful, Oxford, New York, Oxford University Press, 1757, 1998.

Samuel Coleridge, Biographia Literaria or Biographical Sketches of my literary Life and Opinions, London, Everyman's Library, 1817, 1971, p169.

François Dagognet, Considérations sur l'idée de nature, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1999, 2000.

Yves Figueiredo, Du monumentalisme à l'écologie. Politique et esthétique de la nature en Californie, 1846-1916, thèse présentée en 2005.

Immanuel Kant, Observations sur le sentiment du beau et du sublime, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1764, 1997.

John Muir, The Mountains of California, 1894 in John Muir, Nature Writings, New York, The Library of America, 1997.

John Muir, My First Summer in the Sierra, 1911, in John Muir, Nature Writings, New York, The Library of America, 1997.

ANNEXE : extrait pour la classe

The Mountains of California (John Muir)

One of the most beautiful and exhilarating storms I ever enjoyed in the Sierra occurred in December, 1874, when I happened to be exploring one of the tributary valleys of the Yuba River. The sky and the ground and the trees had been thoroughly rain-washed and were dry again. The day was intensely pure, one of those incomparable bits of California winter, warm and balmy and full of white sparkling sunshine, redolent of all the purest influences of the spring, and at the same time enlivened with one of the most bracing windstorms conceivable. Instead of camping out, as I usually do, I then chanced to be stopping at the house of a friend. But when the storm began to sound, I lost no time in pushing out into the woods to enjoy it. For on such occasions Nature has always something rare to show us, the danger to life and limb is hardly greater than one would experience crouching deprecatingly beneath a roof.

It was still early morning when I found myself fairly adrift. Delicious sunshine came pouring over the hills, lighting the tops of the pines, and setting free a steam of summery fragrance that contrasted strangely with the wild tones of the storm. The air was mottled with pine tassels and bright green plumes, that went flashing past in the sunlight like birds pursued. But there was not the slightest dustiness, nothing less pure than leaves, and ripe pollen, and flecks withered bracken and moss. I heard trees falling for hours at the rate of one every two or three minutes; some uprooted, partly on account of the loose, water-soaked condition of he ground; others broken straight across, where some weakness caused by fire had determined the spot. The gestures of the various trees made a delightful study. Young Sugar Pines, light and feathery as squirrel-tails, were bowing almost to the ground; while the grand old patriarchs, whose massive boles had been tried in a hundred storms, waved solemnly above them, their long, arching branches streaming fluently on the gale, and every needle thrilling and ringing and shedding off keen lances of light like a diamond. The Douglas Spruces, with long sprays drawn out in level tresses, and needles massed in a gray, shimmering glow presented a most striking appearance as they stood in bold relief along the hilltops. The madonos in the dells, with their red bark and large glossy leaves tilted every way, reflected the sunshine in throbbing spangles like those one so often sees on the rippled surface of a glacier lake. But the Silver Pines were now the most impressively beautiful of all. Colossal spires 200 feet in height waved like supple goldenrods chanting and bowing low as if in worship, while the whole mass of their long tremulous foliage was kindled into one continuous blaze of white sun-fire. The force of the gale was such that the most steadfast monarch of them all rocked down to its roots with a motion plainly perceptible when one learned against it. Nature as holding high festival, and very fiber of the most rigid giants thrilled with glad excitement.

John Muir, The Mountains of California, 1894 in John Muir, Nature Writings, New York, The Library of America, 1997.

Commentaire

Le présent extrait de The Mountains of California est largement commenté dans l'article portant sur le sublime. Il faut noter la version positive du sublime que Muir propose ici. Certes la nature prend des allures grandioses mais elle n'est jamais menaçante. Il est intéressant d'analyser les choix lexicaux et stylistiques faits par l'auteur pour présenter la nature sous un jour positif. Attention aussi au rôle du narrateur qui prend véritablement le lecteur par la main en orientant sa perception de la scène. C'est le propre du sublime : un lecteur séparé de la scène, et donc protégé, par le narrateur. La fin du passage illustre la dimension hyperbolique du style de John Muir.

 

Pour citer cette ressource :

Jean-Daniel Collomb, "Le sublime de John Muir", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mai 2007. Consulté le 29/03/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/litterature/les-dossiers-transversaux/theories-litteraires/le-sublime-de-john-muir