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Théâtralisation et kathakali dans « The God of Small Things » d’Arundhati Roy

Par Florence Labaune-Demeule : Maître de conférences - Université Jean Moulin – Lyon 3
Publié par Clifford Armion le 30/05/2011

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Le roman d'A. Roy, ((The God of Small Things)), fait la part belle à la théâtralisation, que cette dernière se manifeste par de courtes références intertextuelles à Shakespeare par exemple, ou par de plus longs renvois au kathakali, genre dramatique typique du sud de l'Inde, qui allie théâtre, danse, chant et musique. La théâtralisation, dans ce roman, prend aussi un sens beaucoup plus général, car on observe que la codification extrême, parfois excessive, de la société anglophile d'Ayemenem conduit chacun à surjouer le rôle qu'il se donne. Cet article s'attachera donc à montrer comment théâtralisation et codification s'expriment au quotidien, avant d'analyser le lien qui s'établit entre théâtralisation, sacralisation et expiation grâce au kathakali. Enfin, on montrera comment l'écriture de Roy peut elle-même être perçue comme une forme de théâtralisation décentrée ou « ex-centrée » cette fois qui conduit le lecteur à une condition quasi extatique par la magie du verbe.

Duke S. Thou seest we are not all alone unhappy;
This wide and universal theatre
Presents more woeful pageants than the scene
Wherein we play in;

Jaq. All the world's a stage,
And all the men and women merely players;
They have their exits and their entrances;
And one man in his time plays many parts,
His acts being seven ages.

Ce célèbre échange entre le Duc et Jaque dans la pièce de William Shakespeare As You Like It (II, vii), dont la teneur des propos se retrouve par exemple chez Beys (Gefen, 2002, 146-47) pourrait parfaitement s'appliquer au roman d'Arundhati Roy, The God of Small Things (1997), bien que les deux œuvres appartiennent de toute évidence à des époques, des contextes, et des genres littéraires éloignés. C'est la relation étroite que l'on peut établir entre le théâtre et la réalité qui nous intéresse ici.

S'il ne s'agit pas de revenir sur les nombreuses analyses théoriques de la mimèsis, cet art de la « représentation des choses par les signes et transposition du monde par la littérature » (Gefen, 2002, 14), ou « l'interprétation du réel à travers la représentation (ou « imitation ») littéraire » (Auerbach, 549), il convient de rappeler simplement que l'idée introduite par Platon dans la République, et développée par Aristote dans La Poétique met justement en évidence un lien particulier entre réalité et drame (au sens de théâtre), puisqu'étymologiquement, la mimèsis « renvoie aux mimes, saynètes rythmées, chantées et dansées de la Grèce du Ve siècle » (Gefen, 23). La représentation la plus directe de la réalité dans l'art poétique, si l'on suit ce que dit Platon dans la République,  est « spécifique au théâtre, car celui-ci fait coïncider un personnage et son interprète devant les yeux mêmes des spectateurs » (Gefen, 23). On s'intéressera donc ici aux liens qui s'établissent entre réalité, théâtre et théâtralisation.

La théâtralisation se manifeste, dans le roman d'Arundhati Roy, à trois niveaux différents : d'abord, au niveau de l'histoire, à travers les interactions entre les personnages dans la double chronologie de 1969 et 1992 ; ensuite, au niveau de la représentation artistique qu'est le kathakali, ou pour reprendre la terminologie genétienne, au niveau métadiégétique ; enfin, au niveau du discours narratif constitué par le roman lui-même.

Toutefois, s'il est utile de distinguer ces niveaux pour montrer la complexité de la notion de théâtralisation chez Roy, il apparaît plus judicieux de traiter de la théâtralisation selon des axes plus thématiques afin de montrer comment ce mode de représentation de la « réalité » s'insinue imperceptiblement dans l'histoire des personnages autant qu'à travers des représentations explicitement identifiées comme dramatiques, dont le kathakali est l'illustration la plus frappante.

 Après avoir étudié les manifestations de la théâtralisation au sens d'artifice et ses liens avec la notion de codification, il conviendra de s'interroger sur les relations qui peuvent être établies entre théâtralisation et expiation, ce qui conduira enfin à percevoir, de manière assez inattendue, la théâtralisation comme un mode opératoire du décentrage ou de l'« ex-centricité ».

1. Théâtralisation et codification

Si le théâtre comme genre dramatique est bien présent dans The God of Small Things sous la forme de nombreuses références à Shakespeare et surtout au kathakali, la théâtralisation, c'est-à-dire la mise en scène de certains épisodes ou événements, est quant à elle omniprésente. La plupart des personnages, à un moment ou à un autre, jouent de la théâtralisation dans des buts différents. Pourtant, cette dernière est toujours le signe d'une obéissance à une codification, d'une mise en œuvre de critères répondant à des normes d'ordre social. La théâtralisation ponctuelle, dans le roman, répond généralement à une mise en abîme de la normalisation excessive de la société décrite.

L'illustration première d'une telle théâtralisation concerne la venue de Sophie Mol, la fille biologique de Chacko, qui vit en Angleterre avec sa mère Margaret. Lorsque s'ouvre le récit des événements de décembre 1969, l'arrivée de Sophie est prétexte à une mise en scène remarquable, qui se joue longtemps avant même l'accueil à l'aéroport de Cochin. Les jumeaux sont sur ce point les victimes de l'entraînement intensif que leur fait subir Baby Kochamma, qui s'octroie le rôle de grand ordonnateur cherchant à prouver que l'anglophilie quasi légendaire de la famille Ipe - Pappachi était « imperial Entomologist » (48) - est indéfectible. S'ensuivent donc des séries de réprimandes et de punitions lorsque Esthappen et Rahel enfreignent la « loi » de Baby Kochamma en préfèrant parler malayalam plutôt qu'anglais (36) ; des répétitions multiples du chant d'accueil pour Sophie Mol, avec de fortes contraintes pour parvenir à la « Prer NUN sea ayshun » (36) adéquate, le tout s'inscrivant dans le cadre de la semaine préparatoire de l'arrivée : cette dernière (« It had been the What Will Sophie Mol Think ? week », 36) cristallise surtout le désir de se montrer à la hauteur des espérances supposées des deux Anglaises et de leur proposer un spectacle digne d'elles.

Mais la codification de la semaine préparatoire ne s'arrête pas aux répétitions linguistiques. Elle affecte le code vestimentaire de chacun : Estha est caractérisé par ses « beige and pointy shoes and his Elvis puff » (37) ; Rahel avec ses cheveux retenus dans son « Love-in-Tokyo », avec sa montre « with the time painted on it », porte « her Airport Frock » accompagnée de « matching knickers » (37) qui la transforment même en « Airport Fairy » (139) ; Chacko est également boudiné dans « a funny tight suit », et arbore « a shining smile » (137) tout en portant deux roses rouges (142).

Dans ce qui devient « The Day of the Play » (136), un rôle est assigné à chacun, les jumeaux devenant « Ambassadors of India » (139) et se trouvant contraints d'obéir à un code de bonne conduite strict, que Baby Kochamma s'applique elle même à respecter (« [...] Baby Kochamma said in a strange new British accent », 144), avant qu'Ammu ne se laisse aussi tenter par le rôle de bonne mère et de parfaite éducatrice. Lorsque Estha n'obtempère pas, osant braver le code, cette dernière surjoue sa colère dans son désir de se conformer aux préceptes élémentaires de toute bonne éducation. Le champ sémantique du droit et celui de l'artifice théâtral sont bien présents : « And an angry feeling rose in her and stopped around her heart. A Far More Angry Than Necessary feeling. She felt somehow humiliated by this public revolt in her area of jurisdiction. She had wanted a smooth performance. A prize for her children in the Indo-British Behaviour Competition » (145). La représentation théâtrale à l'aéroport est un fiasco (« The play had gone bad », 146). Ce n'est que lorsque, dans une diatribe prémonitoire, Ammu menace les enfants de se séparer d'eux pour qu'ils soient « sent away to somewhere where you will jolly well learn to behave », (148) que les jumeaux se soumettent et acceptent le rôle que Baby Kochamma leur a fait réciter toute la semaine précédente (154).

L'apogée de cette représentation théâtrale se situe bien sûr dans la scène d'arrivée dans la maison d'Ayemenem, où Mammachi et Kochu Maria attendent les vacancières avec d'autres stéréotypes : avec le port altier qui la caractérise, la grand-mère joue un mouvement du Water Music de Haendel au violon, donnant lieu à une véritable représentation picturale, « Blind Mother Widow with a violin » (166-167), tandis que la cuisinière naine se dresse sur la pointe des pieds pour terminer le glaçage du « tall, double-deckered WELCOME HOME OUR SOPHIE MOL cake. » (169) Là encore, toute la scène n'est qu'artifice, obéissance à des critères prédéfinis qui occultent et nient toute spontanéité. Le champ sémantique du théâtre (« stage », « performance », 165 ; « play », « a Small part », 172 ; « out of the play », « offstage », 175, « back into the Play », 177, etc.) est explicite (Labaune-Demeule 166-174 ; Sacksick 112) et l'épisode tout entier est assimilé à une mise en scène : le tablier de Kochu Maria est « absurdly incongruous » (170), toute activité de l'usine s'arrête (171) et le public se met en place, « a silent blue-aproned army gathered in the greenheat to watch » (172) pour attendre l'entrée régalienne des acteurs principaux, Chacko, Margaret et Sophie (173). Même à la fin de la scène, les regards restent braqués sur Sophie comme autant de projecteurs (186).

Si la théâtralisation est ici poussée à l'extrême, il n'en demeure pas moins qu'elle se retrouve dans l'œuvre tout entière. Le théâtre est omniprésent, non seulement par les références intertextuelles à Shakespeare (The Tempest, Julius Caesar, Macbeth par exemple), mais aussi par d'autres renvois à la notion de mise en scène ou d'artifice (Guignery, 49 ; Dvorak 52-53, etc). On se souvient par exemple de la récitation mécanique de Lochinvar de Sir Walter Scott par la nièce de Pillai, Latha, qui s'invente un auditoire à la mesure de ses prétendues compétences (269-273), ou encore de la tirade que débite Lenin Pillai sans en comprendre un traître mot, comme le révèle le découpage sémantique fantaisiste qu'il en fait (275). Ces deux récitations illustrent la fierté qui découle de l'étalage d'une culture anglaise mais cette dernière, mal assimilée, est dénoncée dans cette version linguistique parodique. Même la déclamation de Jules César reprise par Estha au cours d'un jeu (« 'Et tu ? Brute ? - Then fall Caesar' », 83 ; « 'Et tu ? Kochu Maria ? Then fall Estha !' », 83) est une référence tragique et proleptique, mais elle est aussi perçue par Kochu Maria de façon ridicule, la cuisinière y voyant l'expression d'une injure (83 ; 171).

La théâtralisation peut aussi se faire plus insidieuse dans le roman et être moins directement liée au théâtre. Une des illustrations d'une telle théâtralisation « décentrée », ou plus métaphorique, peut se trouver dans le commentaire de la photographie des enfants dans la maison d'Ayemenem, qui peut être lue comme une représentation métaphorique de leur avenir : dans le décor artificiel de Noël, avec ses étoiles de carton et « Baby Kochamma's Christmas trimmings [that] hung in loops from the ceiling » (134), Estha, Rahel et Lenin Pillai, pris sur le vif, « looked like frightened animals that had been caught in the headlights of a car » (134). Les codes associés à Noël - célébration religieuse, fête des enfants, joie, bonheur - ne sont pas perceptibles dans l'attitude des enfants. Seule Sophie Mol y a l'allure grotesque d'une petite fille facétieuse qui fait des grimaces (135) et s'affranchit des codes stéréotypés de la photographie.

De plus, le souci qu'ont certains personnages de se mettre en scène révèle souvent des traits de caractères qui peuvent être perçus comme des stéréotypes. Il en va ainsi de Chacko et de sa « Reading Aloud voice » (55), des costumes trois pièces que porte Pappachi en pleine chaleur (51), du statut particulier de « self-proclaimed Marxist » de Chacko (65), dont la « feudal libido » et les « Man's Needs » (168) sont le reflet de ses paradoxes intérieurs restitués par son surnom de « Pickle Baron » (281). Même un personnage comme Comrade Pillai, dont le rôle structurel est important mais les apparitions plus réduites, aime jouer de la mise en scène pour se valoriser, ce que révèle par exemple le véritable culte qu'il voue à son corps (128-129), ou son besoin de se créer un auditoire ou d'avoir l'impression d'en posséder un pour se donner plus d'importance (« Comrade Pillai lowered his voice as though there were people listening, though there was no one about », 131 ; « As an aspiring politician, it was essential for Comrade Pillai to be seen in his chosen constituency as a man of influence. He wanted to use Chacko's visit to impress local supplicants and Party Workers », 273).

C'est justement contre ces codifications extrêmes des comportements, cette absence de spontanéité et de liberté que s'insurge Ammu - sciemment ou non, ce qui est la marque de son « unsafe edge » (44). Ses manifestations de provocation, son refus d'obéir aux schémas sociaux prédéterminés depuis la nuit des temps, depuis que les Love Laws furent instituées (33), sont la marque de sa liberté extrême, de son émancipation : elle croit faire un mariage d'amour pour échapper à un père odieux, mariage qui se solde par une séparation et un divorce, l'obligeant à revenir dans le giron familial ; elle est alors privée, ainsi que ses enfants, de tout statut social (Baby Kochamma insiste sur leur absence de « Locusts Stand I » (188 par exemple) et perçoit les enfants comme des êtres hybrides et sataniques, tandis que Sophie les convainc de leur bâtardise (135) ; Ammu a une nature incontrôlée, « sauvage », qui rappelle celle d'une sorcière prise d'une frénésie de liberté lorsque son transistor mandarine joue certaines chansons... (331-332)

Comme elle, seuls quelques personnages échappent au moins en partie à la mise en scène sociale généralisée : ce sont les enfants et Velutha. Le Paravan dispose, en effet, d'une liberté inhabituelle, rejetant la plupart des codes de conduite : il disparaît mystérieusement pendant plusieurs années à l'étranger, apprend un métier qui défie la classification des castes, dispose d'un statut particulier dans l'usine de Mammachi et a droit à un traitement de faveur qui attise les jalousies... Il parvient donc à s'affranchir du code. Et c'est avec les enfants (et Ammu) que son comportement est le plus spontané et libre. D'où son plaisir à se déguiser en dame indienne (189-190) dans une scène où la théâtralisation sociale est encore dénoncée, mais cette fois par la mise en scène même du jeu. Les comportements sociaux y sont caricaturés dans un but d'inclusion et d'égalité dans le jeu. De plus, le déguisement et le maquillage, essentiels dans la théâtralisation du jeu, sont immédiatement acceptés par Velutha qui, de ce fait, enfreint les lois du genre, se transformant en femme grâce au sari qu'il porte et au vernis à ongle que les enfants lui ont passé dans la préparation du jeu.

En acceptant instantanément d'entrer dans le jeu des enfants, sans questionnement, Velutha devient une des « ladies in Ayemenem », et Rahel adulte peut y lire l'étendue de l'amitié qu'il leur portait, « the sweetness of that gesture. [...] instinctively colluding in the conspiracy of their fiction, taking care not to decimate it with adult carelessness. Or affection. [...] To let it be, to travel with it, as Velutha did, is much the harder thing to do » (190). Et c'est pourquoi Velutha est considéré de haut par les policiers dans le Cœur des Ténèbres, car son vernis à ongles féminin le place hors de la société des hommes : « A carpenter with gaudy nails. The posse of Touchable policemen had looked at them and laughed. / 'What's this ?' one had said. 'AC-DC ?' » (190). Même Pillai insiste sur ce point (288), et le narrateur reprend l'image de la nudité absolue de Velutha dont le seul accessoire témoin de son humanité est ce vernis à ongles (290) qui revient comme un leitmotif dans la scène de torture par les hommes de main de l'Histoire (307 ; 310). Velutha, le hors caste, est aussi mis au ban de la société par cette attitude assimilée à de l'homosexualité (310-311). Enfin, la brutalité extrême des policiers à l'encontre de Velutha est elle-même exprimée en termes de théâtralisation : « History in live performance » (309).

La théâtralisation paraît ainsi placée au cœur même de la société, reflétant les normes qui ont cours ou, au contraire, le désir d'affranchissement des codes sociaux et moraux, plaçant les contrevenants à la marge, dans une forme d'« ex-centricité ».

Mais la théâtralisation s'entend aussi dans le roman d'Arundhati Roy comme la mise en place de spectacles, à l'instar de celui que donnait la famille Ipe pour accueillir Sophie. Plusieurs formes de spectacles sont perceptibles dans The God of Small Things, dont la principale est bien sûr l'expression artistique qui s'approche le plus du théâtre : le kathakali.

2. Théâtralisation et expiation : un chemin vers la rédemption ?

L'art du spectacle que le terme théâtralisation évoque explicitement pour le lecteur est bien sûr le kathakali, ce mélange d'arts scéniques typique du Kérala qui repose sur la danse, le théâtre, la musique et le chant, « a distinctive 'traditional' genre of dance-drama performance particular to India's south-west coast » (Zarilli, xi) que les connaisseurs modernes appellent aussi « a 'nonwordly' 'theatre of the mind' » (Zarilli, 18) et dont l'étymologie du nom signifie, de manière significative, « story play » (Zarilli, 3 ; 12). Aux acteurs-danseurs se joignent les musiciens et les chanteurs « [who sing the entire text, including both third person narration and first-person dialogue, in a vocal style characterized by elaboration and repetition » (Zarilli, 4).

Sans revenir sur l'évolution de ce genre au cours des siècles, il convient de rappeler que les représentations reposent sur des textes écrits par des dramaturges-compositeurs en malayalam à partir de textes fondateurs en sanskrit vers la fin du dix-septième siècle, puis constamment remodelés (Zarilli, 17-38) : « Like most traditional modes of story-telling and performance in India, kathakali plays enact one or more episodes from regional versions of the pan-Indian religious epics (Ramayana and Mahabharata) and Puranas [...] » (Zarilli, 3). Traditionnellement, les rôles étaient tous joués par des acteurs-danseurs masculins qui, après avoir pratiqué des exercices extrêmement difficiles pendant des années, pouvaient incarner les dieux ou démons des textes mythiques. Joëlle Célérié-Vitasse revient sur ce point pour insister sur le mélange des genres sexués que l'on retrouve dans le roman d'A. Roy, dans ce qu'elle nomme « l'inversion et le motif du travestissement » (Célérié-Vitasse, 6-8).

Quoique libre d'interpréter chaque rôle de manière très personnelle, l'artiste revêt dans le même temps une série d'accessoires très codifiés (vêtements, maquillage, coiffe) qui le rendent immédiatement identifiable par le public. A cela s'ajoute une autre forme de codification, liée aux déplacements scéniques, aux pas de danse, ainsi qu'à une gestuelle précise des mains (mudras), dont P. Zarilli explique qu'elle correspond à « literally 'speaking' their character's dialogue with their hands » (Zarilli, 4). Enfin, des expressions faciales et oculaires précises, qui expriment l'état d'esprit du personnage (bhava), complètent chaque rôle.

La technicité pointue et la codification exacerbée de cet art requièrent des spectateurs des connaissances particulières et une forme d'initiation : c'est ce qui se produit pour les jumeaux dans The God of Small Things, qui apprennent les rudiments de la tradition non pas avec leur père, presque toujours absent du roman, mais avec une figure « paternelle » inattendue, Comrade Pillai, qui devient en quelque sorte le gardien de la tradition du Kérala, alors même qu'il s'inscrit en réformateur communiste et est désapprouvé par Baby Kochamma (236). Paradoxalement, c'est lui, l'image du destructeur (« Ayemenem's egg-breaker and Professional omeletteer », 236) qui les initie, « explaining the language and gesture of kathakali » (236) et leur explique ce qui deviendra une histoire prémonitoire, l'histoire de Raudra Bhima, à laquelle nous reviendrons.

Pourtant, la plupart des références au kathakali dans le roman n'ont que peu de liens avec la technicité ou la quasi religiosité du spectacle. Le kathakali est d'abord associé, dans le roman, au domaine de la publicité, puisque le danseur « with his face green and skirts swirling » (46), peint sur les panneaux de la Plymouth, est l'emblème que Pillai l'imprimeur a proposé à Chacko pour accroître la notoriété de la conserverie de Mammachi (46-47). Ce danseur évoque les membres de la famille Ipe, « Emperors of the Realm of Taste », ce qui flatte Chacko qui s'imagine déjà exportateur international (47). Seule Ammu en dénonce le ridicule, percevant la dérision incongrue et grotesque de ces publicités, « like a travelling circus » (47).

Le danseur de kathakali est encore un autre emblème publicitaire, un « ambassadeur » visuel du Kérala, lorsqu'il accueille les touristes à l'aéroport de Cochin par un namasté (139) et que les masques de kathakali n'ont qu'une fonction commerciale de souvenir (137). Vingt-trois ans plus tard, le kathakali n'est presque plus qu'un élément de folklore, rappelant une tradition quasi moribonde, placée au même niveau que tous les objets matériels qui constituent, dans le nouvel espace hôtelier ironiquement nommé « Heritage » qui s'est substitué au Cœur des Ténèbres de Kari Saipu, les vestiges d'une tradition en perdition.

Le kathakali pratiqué dans ce qui s'appelle ironiquement « God's Own Country » (124-125) est tout aussi pollué que l'environnement naturel dans lequel s'inscrit l'hôtel. Il est placé au rang de tous les souvenirs tangibles des « toy histories for rich tourists to play with » (126) qui s'attachent au lieu, ces souvenirs liés au « Kerala's Mao Tse-tung » (126), où « the furniture and knick-knacks that came with the house were on display. [...] They were labelled with edifying placards which said Traditional Kerala Umbrella and Traditional Bridal Dowry Box » (126), destinés - et le terme est signifiant - aux non-initiés (« uninitiated », 126).

Dans ce contexte où toute tradition est réduite à un aspect matériel, le kathakali ne devient qu'une autre manifestation d'exotisme, où le spectacle est tronqué pour satisfaire les touristes occupés à d'autres activités plus ludiques (Baneth-Nouailhetas, 23-27). La danse est désacralisée ; elle est l'objet d'un décentrage, d'une transposition complets : le temple a laissé place aux abords des piscines ; les « ancient stories were collapsed and amputated. Six-hour classics were slashed to twenty-minute cameos » (127), et la noirceur des histoires légendaires est diluée dans une insouciance de vacances, qui prive ces récits de tout leur sens. La tradition de façade de l'hôtel n'est encore qu'une représentation grotesque de l'Histoire - l'Histoire violente et bien réelle vécue par les jumeaux et Velutha (127). Les danseurs, contraints de trouver des subsides, n'ont d'autre choix que de corrompre leur art et de se corrompre. Ils ne peuvent, même aux yeux de leurs propres enfants, espérer susciter l'admiration (230).  Pourtant, rejeter complètement le kathakali leur paraît impossible puisqu'il s'agirait pour eux de renier leur propre personnalité. Les danseurs de kathakali modernes sont donc l'incarnation d'une ambivalence, d'un entre-deux, pas tout à fait tels qu'ils souhaiteraient être, pas tout à fait terre-à-terre comme leurs enfants (230-231). Si matériellement ils doivent pouvoir vivre de leur art folklorisé, les danseurs de kathakali n'en demeurent pas moins des ascètes qui sont l'incarnation du lien entre profane et sacré, humain et divin. La folklorisation nécessaire à leurs besoins humains prenant le pas sur l'expression du divin dans leur art, ils sont contraints d'expier ce dévoiement qu'il leur apparaît comme une faute, une impureté, une pollution.

C'est la conscience d'avoir péché qui exige des vrais danseurs de kathakali des actes d'expiation : des représentations longues comme autant d'actes de contrition. Le champ lexical du repentir et celui de la corruption sont essentiels : « they dansed to jettison their humiliation », « to ask pardon of their gods », « to apologize for corrupting their stories. For encashing their identities. Misappropriating their lives. » (229), « to ask pardon of the gods » (231). Dans cette mercantilisation de l'art, le danseur a presque perdu son âme. Car il se prive alors de l'aspect sacré et sacralisé des « Great Stories ».

C'est donc tout naturellement dans les temples que le danseur cherche à regagner la pureté de son art et l'intégrité de son identité. Chez lui, la danse est l'expression de l'âme et sa magie le transforme en raconteur d'histoires, ce qui n'est pas sans rappeler, de toute évidence, le rôle du narrateur et de l'écrivain, comme nous le verrons ultérieurement. Le danseur de kathakali, déplacé du monde humain par son art qui le lie au divin, jouit d'une position privilégiée : alors qu'il rapporte les légendes de héros, de dieux et de démons, il n'en reste pas moins humain (« He tells stories of the gods, but his yarn is spun from the ungodly, human heart », 230). P. Zarilli, citant Wendy O'Flaherty, insiste sur le fait que les mythes ne sont pas destinés aux dieux, ni ne sont écrits par les dieux, mais qu'ils sont au contraire « by, for, and about men. Gods and demons serve as metaphors for human situations. » (Zarilli, 4). Face au spectacle de kathakali, l'homme est donc confronté à une forme de représentation didactique, dont il peut tirer des enseignements grâce, notamment, au déplacement temporel qu'autorise le mythe :

Car outre les fonctions spécifiques qu'il remplit [...], le mythe est important aussi par les révélations qu'il nous apporte sur la structure du Temps. Comme on s'accorde à l'admettre aujourd'hui, un mythe raconte des événements qui ont eu lieu in principio, c'est-à-dire 'aux commencements', dans un instant primordial et atemporel, dans un laps de temps sacré. Ce temps mythique ou sacré est qualitativement différent du temps profane, de la durée continue et irréversible dans laquelle s'insère notre existence quotidienne et désacralisée. [...] En un mot, le mythe est censé se passer dans un temps [...] intemporel [...]. Par le simple fait de la narration d'un mythe, le temps profane est - au moins symboliquement - aboli : conteur et auditoire sont projetés dans un temps sacré et mythique. [...] Par conséquent, en récitant ou en écoutant un mythe, on reprend le contact avec le sacré et avec la réalité, et ce faisant on dépasse la condition profane, la « situation historique ». On dépasse, en d'autres termes, la condition temporelle et la suffisance obtuse qui est le lot de tout être humain. [...] Le mythe [...] projette l'auditoire sur un plan surhumain et surhistorique qui, entre autres choses, permet à cet auditoire d'approcher une Réalité impossible à atteindre sur le plan de l'existence individuelle profane. (Eliade, 73-77)

C'est précisément ce rôle de miroir que joue le kathakali pour les jumeaux spectateurs. En observant et revivant l'histoire de Karna, de Kunti et des Pandavas (Karna Shabadam, 231-234), ainsi que celle de Bhima, Dushasana and Draupadi (Duryodhana Vadham, 234-235), les jumeaux assistent en fait à une mise en abîme mythique de leur propre situation passée : Karna y est appelé « Karna Alone » (232), comme Estha devient « Estha Alone » aux toilettes du cinéma Abilash (94-96) puis face à l'Homme Orangeade-Citronnade (101). Rahel est aussi surnommée de la même manière à l'hôtel (115). Comme Rahel voit le monde à travers ses lunettes de soleil rouges, le rôle de Kunti est joué par un acteur aux yeux rouges (Lanone, 137). La promesse que Kunti extirpe à Karna rappelle aussi les liens du sang qu'Ammu et les jumeaux ont répétés comme des leitmotives (163, 329), de même qu'ils promettent à leur mère de toujours s'aimer, plaçant leurs liens gémellaires au-dessus de tout (225). Cette promesse évoque également la trahison de Velutha par Estha, qui cherche ainsi à protéger sa mère. Les Love Laws qu'invoque Kunti sont donc tout aussi intransigeantes, cruelles  et contraignantes pour Karna qu'elles le sont pour Ammu, Velutha et les enfants. –

Ces parallèles entre les personnages caractéristiques du kathakali et les personnages du roman d'A. Roy sont analysés par Joëlle Célérié-Vitasse (Célérié-Vitassse, 2-3) comme des moyens immédiats de reconnaissance, d'identification. Elle mentionne ainsi les « purisavesam, personnages masculins asuriques, démoniaques », « les strivesam, personnages féminins », identifiant encore des liens avec les katti violents - « These characters are arrogant and evil, yet have some redeeming qualities », [Zarilli 246] - , les tati (l'Homme Orangeade-Citronnade ; Vellya Paapen ; - « literally 'beard', the general term covering three different classes of beard' characters, including the 'white', 'red', and 'black'. », [Zarilli, 251] - , le kari (Baby Kochamma ; - « literally 'black' [...] They are close to the black beards, and are also dressed in black, and wear oversized comic false breasts. They are considered the most grotesque of kathakali characters, and are a vivid and direct contrast to the idealized females of the 'radiant' category », [Zarilli, 246]. Les jumeaux bisexués, qui rappellent par ailleurs le mythe des jumeaux Yama et Yami (Célérié-Vitasse, 7), et Ammu « pourraient [...] être associés à la catégorie des vasam minukku » (« Minukku, literally, 'radiant' or 'shining', this class of make-up and characters includes both idealized female heroines [...] and the purest and most spiritually perfected males [...] » [Zarilli, 247]), tandis que Velutha « s'apparente au type des pacca » (Célérié-Vitasse, 3-4) - « literally, 'green', this class of make-up/characters includes divine figures [...], Kings [...], and epic heroes [...]. The most refined among male characters, they are upright, moral, and ideally full of a calm inner poise [...] », [Zarilli, 248]. On le voit, le roman s'inspire fortement des conventions du kathakali.

D'autres parallèles peuvent être évoqués entre le mythe et l'histoire des personnages de The God of Small Things : Alex Tickell mentionne par exemple le fait que Karna soit le fils d'une mère non mariée, qui rappelle « l'infraction sociale » d'Ammu, divorcée puis amante de Velutha dans l'illégitimité de la transgression du système des castes. Karna, comme Velutha, a aussi enfreint la loi des castes en étudiant auprès d'un sage, etc.

De même, la violence de la pièce Duryodhana Vadham fait écho à la violence qui se déchaîne contre Velutha, puis contre les jumeaux et Ammu (rien ne paraît pouvoir arrêter l'acte de violence insensé de Bhima qui « continued to kill him long after he was dead », 235). La folie des hommes que redoutait Ammu (d'où la répétition de « Madness », 223-224) n'a d'égale que la folie sanguinaire des héros légendaires, et les cheveux baignés de sang de Draupadi ne sont qu'une image fortement ironique des épais cheveux d'Ammu dont les amants et les enfants se faisaient une tente protectrice. Le parallèle entre ces pièces de kathakali et l'histoire des jumeaux est encore plus prégnant lorsqu'est établie la comparaison entre Estha, Rahel et des acteurs englués dans la violence de leur propre histoire familiale, qui s'est jouée dans le passé (« they sat through the performance like this, separated by the breadth of the kuthambalam, but joined by a story. And the Memory of another mother », 234). La folie des rôles dansés sous leurs yeux est identique :

There was Madness there that morning. [...] It was no performance. Esthappen and Rahel recognized it . They had seen its work before. Another morning. Another stage. Another kind of Frenzy [...]. The brutal extravagance of this matched by the savage economy of that.

They sat there, Quietness and Emptiness, frozen two-egg fossils [...]. Separated by the breadth of a kuthambalam. Trapped in the bog of a story that was and wasn't theirs. (235-236)

Ceci ne saurait manquer de rappeler un autre passage du roman où les jumeaux sont associés au théâtre, plus métaphoriquement d'abord, plus explicitement ensuite. En effet, à la fin du chapitre 9, Rahel, seule dans le jardin, compare sa situation et celle d'Estha à « A pair of actors trapped in a recondite play with no hint of plot or narrative. Stumbling through their parts, nursing someone else's sorrow. Grieving someone else's grief. Unable somehow to change plays » (192).

Les rôles qu'ils ont endossés involontairement sont ceux des coupables. Or, pour pouvoir revivre un tant soit peu, il leur faudrait pouvoir se défaire de la responsabilité qu'on leur assigne. Il faudrait que leur situation soit inversée et qu'ils soient considérés comme les victimes d'un système qui les a écrasés sous ses rouages. C'est ce que Rahel, assise seule dans le jardin avant la représentation, n'ose qu'à peine envisager juste avant d'entendre le chenda du kathakali (191-192). L'aide imaginaire, voire magique qu'elle espère (« some cheap brand of exorcism », 191), c'est-à-dire la reconnaissance de leur position de victimes, est exprimée en termes de « crossing » (191), dont la visée aurait été expiatoire et thérapeutique (« Then they would have been able to put a face on it, and conjure up fury at what had happened. Or seek redress. And eventually, perhaps, exorcize the memories that haunted them », 191). C'est probablement ce qui conduit aussi Estha instinctivement à assister au spectacle de kathakali séparément de sa sœur. C'est ce « crossing » que permet la représentation de kathakali : cette projection de leur histoire leur donne enfin une nouvelle perspective d'adulte sur les faits et pourra peut-être leur permettre de revisiter leur propre responsabilité, comme le font les danseurs de spectacles tronqués. Alors que le regard était bien souvent décentré dans les scènes tragiques, il devient, avec le kathakali, de nouveau central (D'Souza, 161). Ceci explique pourquoi les jumeaux, « separated by the breadth of a kuthambalam » sortent de la représentation ensemble, unis dans leur vision et leur interprétation du spectacle. Le kathakali, dans la représentation intégrale des pièces qui dure toute la nuit, retrouve toute sa dimension sacrée - Rahel fait une offrande à l'éléphant du temple (192) qui l'accepte à son réveil (236). Le spectateur retrouve aussi une autre vision de faits semblables.

Peut-être le kathakali, par le déplacement de la réalité vers le mythe, pourra-t-il permettre une meilleure compréhension de la réalité et donnera-t-il aux fossiles prisonniers d'une histoire qui les dépasse, cette nouvelle vision, cette autre forme de pardon, en permettant aux jumeaux de retrouver la cellule indifférenciée, quasi fœtale (327) d'avant la Chute, à travers ce « He and She. We and Us » (237) qui conduira à l'inceste. Cette scène, dans laquelle ils restent finalement immobiles, mais éveillés (327), avant de pouvoir, pour la première fois, exprimer silencieusement leur chagrin (« Only that what they shared that night was not happiness, but hideous grief », 328), est peut-être le prélude à un possible changement, l'amorce d'une communication qui mettrait fin à Quietness and Emptiness, ces autres formes de « trous noirs dans l'univers » qu'étaient les jumeaux avant le spectacle. Le kathakali permet d'accéder à ce que Rahel avait appelé « A gift. The promise of a story » (192), le début peut-être d'une nouvelle histoire.

Et l'on voit bien ici que la mise à distance offerte par le spectacle de kathakali est effectivement, de manière surprenante, réflexion, révélation de soi : nous voici de nouveau conduits, de manière presque cyclique, au mystère et à la magie des Grandes Histoires, transposés, cette fois, au cœur même de l'intrigue d'Estha et Rahel. La narration n'a d'autre but que de rapporter autrement, à travers une autre forme de théâtralisation, l'histoire des jumeaux (story), écrasée par l'Histoire (History), peut être pour qu'elle soit rejouée, réexaminée comme toutes les Grandes Histoires, en faisant de la narration de The God of Small Things une autre forme de théâtralisation inspirée du kathakali.

3. Théâtralisation et décentralisation : « l'ex-centricité » de la narration

Avant d'aborder la narration comme un acte de théâtralisation inspirée du kathakali, il convient cependant d'observer que la représentation de kathakali à laquelle assistent les jumeaux n'est pas, dans ce roman, la seule forme de spectacle, notamment visuel, à laquelle on puisse faire allusion (Pesso-Miquel, 25-40 ; Dvorak, 52). Ainsi, lorsque Baby Kochamma est décrite comme une adepte du petit écran capable d'observer le monde entier et d'exercer son despotisme de manière métaphorique («  She presided over the World in her drawing room on satellite TV. [...] And in Ayemenem, where once the loudest sound had been a musical bus horn, now whole wars, famines, picturesque massacres and Bill Clinton could be summoned up like servants », 27). Pourtant, il ne s'agit pas, pour Baby Kochamma, d'un spectacle rédempteur : la télévision offre un spectacle effrayant, qui constitue une menace pour ses possessions matérielles jalousement gardées, marque de son pouvoir familial acquis de haute lutte (28). Elle devient prisonnière de ses biens.

Le cinéma, autre forme de spectacle visuel, ne parvient pas non plus à offrir une valeur éducative ou expiatoire identique à celle du kathakali. The Sound of Music, film impatiemment attendu par Rahel (191-192), n'offre qu'une vision déformée de la réalité (Lanone, 137), ou à tout le moins fort éloignée de la réalité indienne. Les enfants stigmatisent d'ailleurs cette vision à travers le personnage de « Captain von Clapp Trapp » (98) et ses « peppermint children [who] had had their peppermint baths, and were standing in a peppermint line [...] » (110), dont Catherine Pesso-Miquel dit fort justement que « the peppermint motif epitomizes the kind of biased representation of the world which prevents 'black' children from building a positive self-image, and which fosters their feeling of not belonging, of being only a 'Townspeople' in a play starring white children » (Pesso-Miquel, 33). En contrepoint à ce monde mentholé se trouve la sordide réalité de l'Homme Orangeade-Citronnade du cinéma Abilash.

Le spectacle visuel qu'est le cinéma n'est donc pas constructif mais bien plutôt destructeur, contrairement à ce qui se produit avec le kathakali. Car aucun de ces types de spectacle (télévision, cinéma) n'a de lien au sacré ni n'offre de réelle sublimation. Aucun ne dispose donc du mystère et de la magie des Grandes Histoires mentionnées précédemment. Par conséquent, c'est en respectant et en reproduisant les caractéristiques principales de ces Grandes Histoires que la narration peut apporter au lecteur, cette figure transposée du spectateur de kathakali, une expérience proche de celle vécue par les jumeaux adultes, ce regard extérieur que Rahel appelait de ses vœux. En faisant de ces acteurs égarés dans une pièce qui leur est partiellement étrangère les acteurs d'une grande histoire, Estha et Rahel pourraient alors porter l'habit des victimes que seul le regard du lecteur/spectateur de leur histoire peut leur rendre. La narration devient alors, pour A. Roy, le moyen d'offrir une ré-vision de l'histoire des jumeaux. Le récit peut être lui-même appréhendé comme une mise en scène verbale qui donne à voir les faits du passé et ceux de l'âge adulte des jumeaux selon un éclairage nouveau.

Car le narrateur est semblable au danseur de kathakali : il se charge de raconter des histoires et d'en exprimer la magie par la fascination qu'exercent les mots et la langue sur le lecteur : « The Kathakali Man is the most beautiful of men. Because his body is his soul. His only instrument. From the age of three it has been planed and polished, pared down, harnessed wholly to the task of story-telling. He has magic in him, this man » (230). Les histoires qu'il raconte sont ce qu'il porte en lui, elles font partie intégrante de son expérience et de son identité (« They are the house he was raised in, the meadows he played in. They are his Windows and his way of seeing. », 229-230). Personnage protéiforme, il peut endosser tous les rôles, restituer toutes les émotions (230), et faire entrer tous les spectateurs dans sa maison de fiction.

En effet, quoique codifiées à l'extrême et requérant une initiation, les histoires légendaires qui constituent la matière des pièces de kathakali ne sont pas pour autant un frein à la compréhension : le spectateur jouit d'une position privilégiée que lui confère la sécurité de la répétition, ou l'absence de l'inconnu. Dans le kathakali se retrouvent les critères qui fondent toutes les Grandes Histoires, qu'Arundhati Roy assimile à des maisons rassurantes qui ne possèdent aucun secret - de Grandes Histoires que le lecteur/spectateur peut prendre en cours sans rien perdre de leur cohésion, de leur portée ou de leur beauté : « They don't deceive you with thrills and trick endings. They don't surprise you with the unforeseen. They are as familiar as the house you live in. » (229)

Comme le montre L. Zecchini, cette « house of fiction » (pour reprendre la célèbre expression de H. James) qu'offrent les grandes histoires, à l'intsar de celles du kathakali, permet de se protéger au mieux du chaos extérieur (« to keep chaos out », Zecchini, 33). L'esthétique de telles histoires ne fait pas de la répétition un appauvrissement, un amenuisement de l'intérêt ; au contraire, leur magie repose sur la répétition qui se fait fascination : « You know how they end, yet you listen as though you don't. [...] In the Great Stories you know who lives, who dies, who finds love, who doesn't. And yet you want to know again. / That is their mystery  and their magic. » (229)

La narration, comme le kathakali, est le lieu d'un décentrage, d'une « ex-centricité », les enfants transgresseurs pouvant accéder, au moins partiellement au statut de victimes expiatoires grâce à la magie verbale de la narration. Pour ce faire, Arundhati Roy a choisi d'opérer de plusieurs manières : en renversant le schéma de la sacralisation d'abord ; en donnant de ce fait à ses personnages « communs » une dimension mythique ou universelle ; puis en donnant à son histoire la structure d'une de ces Grandes Histoires qui peuvent être prises en cours à n'importe quel moment et suscitent la fascination et le désir de les ré-écouter maintes fois.

Renverser le schéma de sacralisation, d'abord : il s'agit ici, pour A. Roy, de ne pas rapporter l'histoire de ces personnages héroïques, légendaires, mythiques que l'on trouve dans les pièces traditionnelles de kathakali (dont la référence est sans équivoque dans le sous-titre de l'ouvrage de P. Zarilli, « Where Gods and Demons Come to Play »). Roy garde bien, dans son récit, une dimension sacrée, mais en proposant un renversement complet : les personnages principaux (Ammu, Velutha et les enfants) sont tous des êtres en marge de leur société, des êtres qui s'insurgent et menacent, par leur liberté, les absurdités de l'ordre établi. Ironiquement, si l'ordre social finit par être ré-instauré (au moins partiellement), cela ne se fait que pour en démontrer l'absurdité et l'injustice.

Les « héros » du roman ne sont que les petites gens - une épouse divorcée sans « Locusts Stand I » (188) ; des enfants bâtards sans nom de famille et aux prénoms tronqués (« Estha Un-known », 156 ; « Estha's full name was Esthappen Yako. Rahel's was Rahel. For the Time Being they had no surname because Ammu was considering reverting to her maiden name [...] », 36), privés de voix et de vie intérieure (« Quietness and Emptiness ») ; un intouchable avide de liberté et d'amour, Velutha, dont le nom semble mal choisi (73). Devenu « The God of Loss. The God of Small Things. The God of Goose Bumps and Sudden Smiles » (330), le personnage de Velutha est entouré de toutes ces choses insignifiantes que la société néglige et qui constituent le cœur de la vie : ces insectes, ces oiseaux, ces fleurs, ces chauve-souris, ces avions sur un ciel azur dans l'église, ou encore Ousa the Bar Nowl (193) ou l'araignée témoin des ébats des amants, Chappu Thamburan, renommée « Lord Rubbish » (339).

Il y a donc ici déplacement de la sacralisation vers les éléments les plus inattendus car les plus insignifiants, dans un renversement de valeurs quasi carnavalesque qui bien souvent s'affranchit de la société pour revenir à des valeurs primordiales, presque ante diluviennes. Les personnages s'inscrivent alors dans un monde primordial, un monde d'avant la Chute (Labaune, 5-6). Pour exemple, lorsque Velutha sent que sa vie est menacée et qu'il est rejeté par Mammachi, le choc psychologique de la révélation se traduit par des attitudes primaires (observations immédiates, impossibilité de faire des phrases, sensations physiques, réflexes (« He knew where he was going », 285), première leçon scolaire récitée mécaniquement ; énumération systématique et enfantine des nombres, 285), etc. Pourtant, ces expériences donnent accès à une forme de connaissance supérieure, à une désincarnation quasi divine : « His mind [...] floated out of his body and hovered high above him in the air [...]. It looked down and watched a young man's body walk through the darkness and the driving rain. » (285). Lorsqu'il traverse le fleuve, il se fond dans l'univers (« The moonlit river fell from his swimming arms like sleeves of silver. [...] [H]e emerged [...] black as the night that surrounded him, black as the water he had crossed. », 289) et ne laisse aucune trace (285).

Décrits comme extrêmement humains, ramenés à leur nature essentielle, loin de la société déshumanisée d'Ayemenem, les personnages deviennent emblématiques. Le naturel des jeux des enfants ou des amants, leur absence de conformisme, leur innocence leur donnent accès à une nouvelle forme de sacré. Mais c'est aussi le fait qu'ils soient des victimes sacrificielles qui les hisse au niveau des héros du kathakali. La violence que subit Velutha en fait un bouc émissaire et une figure christique.

De même, alors qu'Ammu perd toute identité sociale pour n'être plus qu'un numéro sur un reçu (163), elle est dans le même temps la victime sacrificielle offerte à un monstre infernal (la description de l'incinérateur est sans appel : « eternal fire » ; « a red roaring » ; « like a famished beast », « Ammu was fed to it », « All this was fed to the beast, and it was satisfied », 163). Estha lui même devient un personnage quasi légendaire, « the Keeper of Records » (163) qui, victime universelle, s'attend en permanence à être arrêté (327). Rahel, que la mort d'Ammu remplit de vide et sépare de la réalité, n'est qu'une présence fantomatique à l'opposé de celle de Sophie Mol qui, après son décès, devient tangible : Rahel est envahie par « a hum » lorsque sa mère meurt (162) et la réalité est comparée à « cut-out paper puppets [who] went on with their paper-puppet lives », (162), tandis que « The Loss of Sophie Mol stepped softly around the Ayemenem House like a quiet thing in socks », (15). Même le chien qu'Estha soigne jusqu'à son dernier souffle, Khubchand (11-12), est une représentation symbolique de Velutha blessé.

De manière significative, l'emploi des figures gémellaires rappelle le caractère légendaire et mythique de l'histoire (Roblin, 137-140). Lorsque Velutha parle, du ton de la plaisanterie, de son jumeau Urumban (177) pour parler de sa présence dans la manifestation marxiste, et lorsque ce nom est repris par Estha au commissariat (320), on observe l'une des dimensions mythiques que les jumeaux partagent dans de nombreuses civilisations :

Ils expriment à la fois une intervention de l'au-delà et la dualité de tout être ou le dualisme de ses tendances, spirituelles et matérielles, diurnes et nocturnes. [...] Mais il arrive que les jumeaux soient absolument semblables, doubles ou copies l'un de l'autre. Ils n'expriment plus alors que l'unité d'une dualité équilibrée. [...] Le dualisme surmonté, la dualité n'est plus qu'apparence ou jeu de miroir, l'effet de la manifestation. (Chevalier et Gheerbrant, 546).

Grâce à son jumeau imaginaire, Velutha cherche à partager le statut particulier des enfants et leur offre un exutoire possible à la trahison. Il confère aussi aux enfants, ainsi qu'à lui-même, une position mythique, voire mythologique, si on se rappelle le couple de jumeaux Yami et Yama du Mahabharata. Rahel et Estha participent en effet d'un monde étrange, dont la temporalité est achronologique et dont les modes de communication ne peuvent être expliqués : capacité extraordinaire à lire à l'envers, communication de type télépathique lorsque Rahel sait ce que l'Homme Orangeade-Citronnade a fait à Estha, lorsqu'elle connaît le gôut de ses sandwiches à la tomate dans le Madras Mail (32, 323), ou encore lorsqu'elle refuse d'écrire à Estha pour le décès d'Ammu, puisque cela équivaudrait à « writing letters to a part of yourself. To your feet or hair. Or Heart » (163).

On pourrait multiplier les exemples. C'est donc en offrant aux victimes innocentes, accusées à tort, une autre version de leur histoire, une autre dimension, mythique cette fois, qu'A. Roy restaure leur humanité pleine et leur individualité à ces personnages. Inversement, et sans doute paradoxalement, c'est leur grande humanité qui leur confère leur caractère mythique. Mais en leur donnant, par le récit, une autre voie de salut, une voie d'émancipation des contraintes sociales qui les a écrasés, A. Roy leur permet d'accéder un peu plus au statut de héros.

La construction même du roman rappelle en effet ces Grandes Histoires mythiques que l'on retrouve dans le kathakali : le premier chapitre permet au lecteur d'éprouver une familiarité avec les personnages et les faits (« Roy tries to give her readers that sense of entering a story that they already know. », Mullaney, 56) ; la structure de la narration, comme celle du kathakali, est ouverte (« She mobilizes the open-ended structures of narration characteristic of kathakali in the overall design of the novel », Mullaney, 57) ; les enfants, comme le lecteur, ont le sentiment d'être fascinés (« mesmerized », Mullaney, 56).

Bien que Rahel et Estha arrivent chacun à un moment différent de la représentation, ils n'ont aucun mal à en comprendre l'interprétation car les personnages et les pièces de kathakali, hautement codifiés, ne changent pas. Seule l'interprétation qui en est faite varie. La trame, l'intrigue appartient au bien commun et après la phase d'apprentissage, on l'a vu, chacun peut apprécier la succession des événements. C'est précisément ce que fait A. Roy ici, dans la narration : la chronologie double de l'intrigue, qui oscille constamment entre les événements de décembre 1969 et ceux de mai et juin 1992 ne montre pas seulement l'impact psychologique des faits dans la vie des jumeaux enfants et adultes en offrant des bribes d'histoire segmentées comme autant de pièces de puzzle à repositionner (Benoît 107). Elle permet au lecteur tout à la fois d'unifier la vision qu'il a de ces faits en les disposant au bon endroit du puzzle, (transformant l'acte de lecture en acte de composition), et de les « présentifier » ; les événements de 1969 ne sont donc pas considérés comme révolus, mais montrés selon leur actualité qui perdure vingt-trois ans plus tard, afin de donner à l'histoire (au sens d'intrigue) à la fois l'habit et l'opacité de l'Histoire perçue comme temporalité. Dans le même temps, on les donne à voir dans une représentation narrative atemporelle.

Le premier chapitre, qui résume l'ensemble de l'histoire, est à la fois une introduction et une conclusion, ce que l'on pourrait appeler un prologue analeptique : il raconte tous les faits importants de la pièce qui va se jouer. Puis, on observe une alternance régulière des situations « passées » de 1969 et de celles, « présentes », de 1992, dans une forme de mouvement évoquant une spirale, l'une des chronologies conduisant toujours à l'autre. Ainsi, le chapitre « Pappachi's Moth », consacré essentiellement à 1969, laisse place à « Big Man the Laltain, Small Man the Mombati », qui renvoie à 1992. Le chapitre suivant reparle de 1969 (« Abilash Talkies), alors que « God's Own Country » revient à 1992. Cette alternance se poursuit presque sans accroc jusqu'au chapitre 13, qui introduit alors une suite de chapitres consacrés à 1969.

Pourtant, même à l'intérieur des chapitres, cette chronologie peut être déstructurée par les nombreux souvenirs et les analepses, ce qui rend la structure encore plus complexe. Le lecteur entre donc dans une oscillation temporelle constante, dans une vision systématiquement parcellaire de faits qui sont ensuite représentés selon d'autres angles, produisant une image kaléidoscopique, réfractée, voire éclatée, en multiples fragments. Le lecteur est confronté à un éclatement à la fois chronologique et narratif, emblématique de l'éclatement de la vie des personnages principaux, qu'il doit tenter de réunifier. Comme ce dernier connaît les grandes lignes de l'histoire des personnages, il perçoit chaque épisode comme un moyen d'obtenir plus de précisions sur les faits sans toutefois pouvoir se sentir exclu de la narration ou perdu dans ses méandres. Sa compréhension n'en est pas altérée :

Roy's description is really a metafictional moment, where she offers a commentary on her own fiction making, on the architecture of her own story. For the appeal of kathakali is also that of Roy's story ; it can 'fly you across whole worlds in minutes' or 'stop for hours to examine a wilting leaf'. The author, like the actor/dancer, defies linearity, manipulates chronology, and escapes the restrictions of clock time. (Mullaney, 57)

Bien que la lecture du récit soit différente de celle d'une narration traditionnelle plus linéaire, moins parsemée d'analepses et de prolepses, elle n'en est pas moins fructueuse et l'empathie s'en trouve d'autant exacerbée que l'on s'approche graduellement de l'horreur de la Terreur et de l'intransigeance des Love Laws. Le mouvement général de lecture est en fait ici décentré à deux niveaux : d'une part en raison de la structure en spirale qui donne accès à un fait, puis à un autre, qui lui même enchaîne sur un troisième pour donner une vision cohérente de cette Grande Histoire, ; d'autre part en raison d'un mouvement d'exploration en profondeur, qui permet l'empathie.

On retrouve ici les deux mouvements qui caractérisent les Grandes Histoires du kathakali : leur propension à se répéter sans perdre de leur intérêt, quel que soit l'endroit où on les prend « en cours », et leur capacité à entraîner le spectateur au plus profond de leur univers intemporel et mythique, comme le montre la citation de J. Mullaney. P. Zarilli perçoit même dans la structure du kathakali une représentation de la conception indienne de la temporalité cyclique, étrangement proche de la temporalité des mythes, à travers les notions de naissance, mort et renaissance :

I would argue that this cyclical notion of time is reflected in Kathakali's narrative and performance structure. The dusk-to-dawn duration is the most obvious reflection of a cyclical notion of time and cosmos, as is the underlying sacrificial/ritual notion of renewal assumed in many kathakali plays [...]. Part of the attraction of kathakali is precisely the pleasure taken in the predictable waves/cycles of rhythm and the beginning of the next. In these moments there can be an experiential sense of completion, consummation, return, and then continuance as the peformance score progresses onward to its next phase. When these lengthy interpolations are part of the performance score, there is a sense in which these are a 'time out' from the 'through line' or 'base line' of the narrative ; but they always bring the connoisseur back to where he was let off, suspended momentarily in the ongoing progress of the drama - a repetition which marks a return to the character in the story. (Zarilli, 63)

Le but du kathakali est identique à celui de la narration dans The God of Small Things. Il s'agit de permettre à l'auditoire d'apprécier l'esthétique de la représentation, ce qui s'appelle rasa et dont le but est défini par P. Zarilli comme « to allow the audience to 'taste' aesthetic delight » (Zarilli, 249). Le concept de non-worldly défini par Appukuttan Nair et K. Ayappa Paniker dans Kathakali : The Art of the Non-Worldly, rapporté par P. Zarilli, est également important : « There is no attempt at representing the mundane world in any manner [in kathakali]. Only epic, non-human beings are chosen for the re-creation of a story for presentation on the stage. And that presentation [...] is deliberately made contra-human, to exist in another world : that of the imagination of the connoisseur. [...] Kathakali takes the connoisseur away from the transient worldly experience of pleasure to one of transcendental entrancement. » (Zarilli, 35).

Cette transcendance est celle qu'atteignent Estha et Rahel quand ils perçoivent leur expérience personnelle passée transposée à la scène dans une histoire intemporelle (l'utilisation du temps présent rappelle ce point dans la narration de l'histoire de Karna et Kunti, 231). La mise à distance des faits « humains » dont ils participent et qui paralysent leur existence, les conduit à la transcendance. Après leur immobilité psychologique (236), les jumeaux n'appartiennent presque plus à ce monde, enfermés qu'ils sont dans un univers insondable, leur univers secret : «The twins, not rude, not polite, said nothing. They walked home together. He and she. We and Us », (237). De même, le lecteur partage une expérience du même ordre grâce à l'empathie qu'il ressent pour les personnages principaux, ce qui correspond à ce que Ganesha Iyer (cité par P. Zarilli) a identifié comme l'expérience esthétique du spectateur de kathakali : « When the actor enacts certain rasas, they are able to create a sympathetic motion on my heart. » (Zarilli, 36). L'empathie est sans doute le concept narratif qui s'approche le plus de ce sentiment esthétique. Mais Appukuttan Nair va plus loin, en renvoyant à un état de plénitude suprême, où se réconcilient les opposés :

[The connoisseur] can experience bliss which is non dual, at which level there is no difference between beauty and ugliness ; it is the realm where art and anti-art co-exist... This point of bliss is also the level of divine art - that is, art beyond art... The supreme sahrdayan seeks the non-dualistic variety of art, where the artiste [sic], the art-form, and the connoisseur become one. (Zarilli 35-36)

C'est ce qu'A. Roy parvient à faire en transposant cette esthétique sur sa propre écriture, à la fois par la structuration précise qu'elle donne à son histoire et par le véritable kathakali verbal auquel elle convie le lecteur en faisant danser les mots sur la page, dans une approche spatiale nouvelle où, grâce à diverses techniques (capitalisation, citations en malayalam, césures sémantiques qui construisent une autre signification (« Lay Ter/ A Wake »), etc.), les mots prennent une forme quasi magique, hors du sens commun, et appartiennent de fait à ce « non wordly » défini plus haut. Ils sont à la fois évocations de sons qui remplissent le texte d'une musicalité constante, et chorégraphie spatiale, qui se manifeste dans toute la verticalité, et parfois l'épaisseur de leur graphisme (La « décomposition » de « Nictitating » (189) ou les nombreuses listes (104) en sont des illustrations). The God of Small Things peut alors apparaître comme une « œuvre en mouvement » (Eco, 25), à l'intérieur même de son cadre narratif bien défini (E. Sacksick reprend d'ailleurs l'image du tissage pour décrire le texte, alors même que G. Ganapathy-Doré perçoit cette écriture comme « active » en demandant au lecteur un déplacement, un repositionnement constant (Ganapathy-Doré, 80-81).

Le lecteur fait ainsi face à ce qui pourrait être appelé une dualité expressive, où la structure très soignée du roman, son découpage en chapitres et sections assez traditionnellement caractéristiques du genre romanesque, pourraient représenter le monde plus matériel, plus « réel » - pour reprendre les termes d'A. Nair « the wordly experience of pleasure » - tandis que la subversion des normes de linéarité usuelle du texte conduit à une esthétique unique, un débordement de la narration qui se manifeste de multiples façons : à la page 34, par exemple, le texte se situe dans un espace « hors » du cadre traditionnel des chapitres, une sorte de « no man's land » structurel et narratif, pour relier une introduction au corps du récit ; ou bien par un prologue en forme d'épilogue ; par un épilogue qui replonge le lecteur dans le bonheur encore intact des amants (Labaune, 7) ; par un va-et-vient temporel comme autant de mouvements d'une gestuelle dansée qui pourrait sembler incontrôlée mais que le narrateur maîtrise en permanence ; une musicalité des voix et des sons, des langues et des individualismes langagiers qui n'a d'égale que les silences et les ellipses de la narration (Guignery, 59-60) ; une verticalité de l'épaisseur du texte qui défie la linéarité ; des changements de rythmes où alternent des phrases très longues ou des bribes de discours ; une qualité visuelle de l'écriture (Ganapathy-Doré, 79), le tout dans une effervescence d'émotions qui fascinent le lecteur, voire l'envoûtent, par la magie du discours, tout ce qui, finalement, contribue à une expérience esthétique unique, « the supreme sahrdayan [which] seeks the non-dualistic variety of art, where the artiste [sic], the art-form, and the connoisseur become one. » (A. Nair, in Zarilli, 35-36)

Comme le spectateur de kathakali, le lecteur veut entendre l'histoire d'Estha, de Rahel, d'Ammu et de Velutha à l'envi. Devenue aussi familière que la maison de fiction qu'habite le lecteur (« as familiar as the house you live in », 229), leur histoire sans surprise a le goût doux-amer d'une répétition enivrante où la magie de l'écriture rend les faits presque hypnotiques, fascinants et où la conserverie de Mammachi pourrait devenir une métaphore - certes assez banale - pour décrire la préservation des faits datant des années soixante mais aussi pour caractériser le récit, qui allie le piquant de ses pickles à la suavité extrême de ses confitures à mi-chemin entre « jam [and] jelly » (30), à ceci près que les confitures de Mammachi sont de consistance douteuse alors que le roman d'A. Roy est une véritable prouesse. Comme l'indique cet autre débordement spatial et esthétique qu'est l'épigraphe de John Berger, « Never again will a single story be told as though it's the only one », l'expérience esthétique qu'offre la lecture, comme celle qu'offre le kathakali, s'approprie l'histoire des personnages dans l'Histoire à travers une narration qui propose une transcendance de la réalité. A la suite de G. Poulet, on peut percevoir que les phénomènes d'identification de la lecture sont doubles et se retrouvent dans ce roman :

Ce qui est le propre d'un texte, c'est qu'il nous incite non seulement à constater et à relever du dehors ses caractéristiques objectives, mais à devenir à notre tour ce qu'il est, à nous confondre par l'opération de l'esprit avec sa propre substance. Le phénomène essentiel qui le marque dans ses rapports avec nous-mêmes, c'est le phénomène d'identification. Lire, c'est devenir, c'est-à-dire se mettre à participer mentalement [...] à la vie particulière du texte lui-même. [...] [M]ais c'est aussi, en même temps, pendant qu'on lit, persister à demeurer celui qui lit, et qui, en lisant, garde sa personnalité propre tout en éprouvant les mouvements et les rythmes d'idées et de mots que lui suggère le texte. Double conscience dont l'une, réveillée, ressuscitée par l'autre est la conscience latente de l'auteur endormie jusqu'alors au sein du texte, et dont l'autre est conscience participante, élan de la pensée libératrice par lequel elle s'associe à ce qu'elle lit. [...] Car il n'y a pas seulement rapport entre la pensée lectrice et le texte, mais entre la pensée lectrice et la pensée cachée à l'intérieur du texte, qu'elle ravive en s'activant elle-même à son contact. (G. Poulet, dans Jouve, 89)

Le rôle du lecteur est ici comparable à celui du spectateur de kathakali puisque le texte autorise l'identification aux personnages du roman comme le kathakali autorise les jumeaux à s'identifier aux personnages des pièces de kathakali. La lecture permet d'accéder précisément à la conscience latente et la consciente participante, qui autorisent un retour sur soi, comme cela se produit avec le kathakali. La fonction cathartique possible qu'offre l'art du kathakali s'exprime, pour le lecteur, dans la narration de la tragédie épique d'Ammu, Velutha, Estha et Rahel, dont le statut s'est transformé aux yeux du lecteur par le truchement de l'écriture fascinante d'A. Roy : c'est bien le Dieu des Petits Riens et son univers personnel que la narration célèbre dans ce kathakali verbal.

Références bibliographiques

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Pour citer cette ressource :

Florence Labaune-Demeule, "Théâtralisation et kathakali dans « The God of Small Things » d’Arundhati Roy", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mai 2011. Consulté le 24/04/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/litterature/litterature-postcoloniale/dossier-the-god-of-small-things/theatralisation-et-kathakali-dans-the-god-of-small-things-d-arundhati-roy