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La Grande Séparation entre le politique et le religieux

Par Dominique Schnapper
Publié par Clifford Armion le 12/11/2010

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Le 12 octobre 2010, la Villa Gillet organisait à l'Institution des Chartreux une rencontre autour de la perception des religions dans notre société. Réunissant des spécialistes français et américains des questions religieuses, cet évènement était l'occasion de faire le point sur ces "nouvelles conflictualités" qui sont souvent la conséquence de préjugés et de pratiques culturelles spécifiques à chaque nation. Ce texte a été écrit par Dominique Schnapper, Docteur honoris causa de l'université McGill de Montréal.

La Grande Séparation entre le politique et le religieux, pour reprendre le vocabulaire de Mark Lilla ((Mark Lilla, Le Dieu mort-né. La religion, la politique et l'Occident moderne, Paris, Seuil, « La couleur des idées » », 2010 ( 2007).)), est au fondement de la démocratie. Construire un lieu public commun à tous est apparu progressivement comme le moyen d'unir dans une même organisation politique les fidèles que leurs affiliations et leurs convictions religieuses opposaient, éventuellement avec violence, les uns aux autres. Selon les penseurs des Lumières, la Raison parce qu'elle était commune à tous les hommes permettrait de faire vivre ensemble ceux que divisaient leurs croyances sur le sens ultime du destin humain et l'appartenance à des Eglises organisées qui se combattaient de manière radicale.

Cette conception du « libéralisme » - selon le terme des anglophones - ou de la « démocratie » - selon le terme français -, dont Mark Lilla a étudié brillamment la genèse intellectuelle, est une exception dans l'histoire. Dans la plupart des civilisations, les hommes ont fait appel à l'autorité de Dieu pour résoudre les problèmes de leur vie en commun. Les régimes organisés par une théologie politique sont normaux, si l'on donne à cet adjectif son sens statistique. Dès lors, l'avenir de cette forme particulière d'organisation politique, si minoritaire dans le temps et dans l'espace, soulève deux questions : est-ce un modèle stable, voué à un avenir sinon radieux, du moins sûr et prévisible, y compris dans les démocraties européennes où il est né ? Est-ce un modèle exportable en dehors de la tradition intellectuelle qui l'a élaboré ?

Fragilité

Si la Grande Séparation est exceptionnelle, elle nous est familière et nous semble aller de soi, en sorte qu'il faut faire un effort intellectuel pour retrouver la surprise qui devrait être la nôtre devant la conception d'un pouvoir fondée sur l'idée de séparation du politique et du religieux.

La proclamation de la citoyenneté comme source de la légitimité politique a fait de cette séparation un principe fondateur de l'ordre social : au privé la liberté des individus historiques dans toutes leurs diversités, en particulier religieuses ; au public l'affirmation de l'égalité des droits des citoyens. Tous les particularismes « même religieux » selon la formule de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 sont renvoyés à la sphère du privé. Ce qui fonde la citoyenneté, c'est l'opposition entre les spécificités de l'homme privé, avec ses croyances et ses fidélités particulières, membre de la société civile, et l'universalisme du citoyen ; c'est la construction d'un espace public religieusement neutralisé commun à tous.

Il n'en existe pas moins des collaborations nécessaires entre l'Etat neutre du point de vue religieux la religion, les groupes religieux et une ou des Eglises. Les formes concrètes que prend cette collaboration sont variables d'une société nationale à l'autre en fonction des conditions historiques dans lesquelles est née la modernité politique. Pourtant tous les pays démocratiques se conforment à un même principe fondateur : on est également citoyen, quelle que soit son appartenance ou à sa non-appartenance à une Eglise. La neutralité religieuse du domaine public permet d'organiser la vie collective de populations religieusement diverses.

C'est là une source de fragilité. Une société fondée sur les valeurs et les institutions de la citoyenneté ne fonctionne de manière acceptable que lorsqu'un espace public s'est élaboré qui transcende la société concrète, ses diversités historiques et religieuses, ses divisions, ses conflits, ses inégalités. Le lien qui unit les hommes dans les sociétés démocratiques est d'abord juridique et politique. Les liens sociaux sont légitimés par un principe abstrait. La société démocratique est inévitablement tendue entre le principe à visée universelle de la citoyenneté et la réalité des enracinements ethnico-religieux et des particularismes sociaux de ses membres, entre l'utopie créatrice du principe civique et la réalité des rivalités, des conflits et des inégalités des  sociétés historiques concrètes.

C'est aussi une société fragile parce qu'elle est fondée sur une utopie de renversement du monde social, même s'il s'agit d'une utopie créatrice. Elle affirme, contre toute l'expérience sociale concrète, l'égalité civile, juridique et politique d'individus divers et inégaux par leurs origines, leurs croyances, leurs capacités et leurs conditions sociales. Elle ne peut manquer de susciter des critiques justifiées, lorsque la réalité sociale quotidienne est comparée aux valeurs dont les gouvernants et les citoyens se réclament. Fondée sur un principe utopique, elle se trahit inévitablement elle-même et nourrit la juste critique de ses citoyens au nom des valeurs mêmes qu'elle invoque.

Il faut souligner le caractère surprenant et instable d'un pouvoir qui n'est ni sacré ni incarné - caractéristiques de tous les pouvoirs pré-modernes. La société démocratique n'est pas liée au destin de telle ou telle affiliation ecclésiale ou de tel système de croyance, elle refuse de dicter aux individus le sens qu'ils doivent donner à leur destin en imposant une certaine conception du monde. C'est désormais le politique et non plus le religieux qui assure le lien social. Le lieu « vide » du pouvoir, selon la formule de Claude Lefort, est fondé sur l'utopie d'une volonté collective d'hommes, purement et seulement humains, réunis par le débat rationnel pour régler les affaires de leur vie collective. La société démocratique se veut autonome, exclusivement humaine, elle n'accepte plus de principe de légitimité hétéronome. Or, les hommes ne sont pas raisonnables ni rationnels et l'idée que de leurs débats peut naître la Volonté générale ou le Bien commun n'est pas fondée sur l'observation directe de leurs comportements. Plus elle repose sur les seuls liens « civiques » de la citoyenneté entretenus par des institutions juridiques et politiques, moins elle fait appel aux passions religieuses ou ethniques qui relient les hommes autour de pratiques et de rituels en entretenant le sentiment du collectif, plus elles risquent de ne tisser entre les individus que des liens fragiles. L'individualisme et l'affaiblissement du sentiment du bien commun menacent des sociétés fondées sur la seule idée de l'autonomie des individus-citoyens et de la construction d'une société humaine autonome. Lorsque le politique et le religieux s'appuient étroitement l'un sur l'autre et se renforcent mutuellement, ils sont plus susceptibles de donner un sens à l'angoisse existentielle.

Exporter ?

Si les valeurs démocratiques sont menacées à l'intérieur même des sociétés dans lesquelles elles sont nées, et l'histoire l'a montré de manière tragique, on comprend qu'il soit difficile d'exporter la Grande Séparation dans d'autres traditions. Des siècles de réflexion intellectuelle et de pratiques sociales ont permis sa naissance, ses fondements sont anciens dans l'histoire intellectuelle et politique de « l'Occident » et pourtant, au cœur de l'Europe, le XXème siècle a démontré tragiquement que ses principes n'étaient jamais vraiment acquis et pouvaient toujours être remis en cause. Comment ne pas comprendre la difficulté à en exporter le principe essentiel ?

Outre les difficultés intrinsèques, les conditions géopolitiques n'y sont pas favorables. Les autres peuples ont lié la modernité politique a l'expansion européenne et elle reste étroitement associée, pour beaucoup d'entre eux, au péché du colonialisme. On a même pu voir la faiblesse du régime de la République de Weimar installée, dans l'esprit des Allemands, à cause de la défaite de la première guerre mondiale et de l'injustice des traités de paix imposés par les vainqueurs. A fortiori, dans des pays qui furent, de manières diverses, soumis à l'influence des nations de l'Europe, le principe de la modernité politique est liée à une domination européenne désormais unanimement jugée illégitime.

Mais les conditions historiques ne sont pas seules en cause. Les difficultés intrinsèques d'asseoir la Grande Séparation dans des civilisations non occidentales n'existent pas moins. Il est clair qu'il est plus facile de diffuser l'apprentissage des techniques modernes que l'esprit d'invention critique qui a été la condition de leur naissance ainsi que la Grande Séparation qui a permis d'organiser la vie des hommes en respectant leur liberté créatrice. D'aucuns conjuguent une brillante compétence technique, informatique et de communication avec le respect le plus archaïque des conceptions du monde et du rapport entre les sexes. Pourtant conjuguer l'efficacité technique produite par le développement scientifique avec leurs propres traditions fut, par exemple, le projet des responsables de l'ère Meiji au Japon et celui que porta Ataturk dans les années 1920 pour moderniser la Turquie. Dans ce dernier cas, d'ailleurs, on peut aujourd'hui s'interroger sur l'efficacité à long terme de cette laïcisation forcée imposée par le haut. On a observé récemment des formes de réaffirmation de l'islam et de retour à la dimension ethnico-religieuse de l'identité turque plus proche du pré-kémalisme.

Abdelwahad Medebb nous a décrit les résistances à la Grande Séparation dans les traditions musulmanes ((Voir en particulier le récent La maladie de l'islam, Paris, Seuil, 2002.)). Il analyse les raisons internes au monde musulman de ce refus et raconte les chaînons d'un théocentrisme dont les sources remontent à plus d'un millénaire. Après l'inventivité scientifique des premiers siècles, la tradition intellectuelle musulmane s'est épuisée. Meddeb remet en question la vulgate qui affirme la consubstancialité du religieux et du politique dans l'islam. Il souligne justement que le monde musulman est varié, qu'il comporte des tensions et des potentialités diverses. Mais, dans les évolutions actuelles, on ne peut qu'être frappés par la difficulté des sociétés historiques à passer de la sharia à un droit détaché de l'empreinte théologico-politique ((Ibid., p. 90.)). Les évolutions de la Tunisie ou de l'Egypte, longtemps désireuses d'adapter à leur singularité les principes de la démocratie, en sont un témoignage.

En cela, les sociétés musulmanes ne sont pas une exception, elles illustrent la difficulté d'adopter un mode de pensée et une conception du monde et de la politique qui, quelles que soient leurs vertus, répondent peut-être difficilement aux besoins spontanés des hommes. Et pourtant, nous n'avons pas d'autre Idée pour organiser humainement les sociétés humaines. Cela ne doit pas nous empêcher de défendre l'idée et pour lutter pour qu'elle ne soit pas réduite à une apparence - des élections - mais qu'elle repose véritablement sur l'idée de l'égale dignité de tous les hommes qui est au cœur de la citoyenneté.

 

Pour citer cette ressource :

Dominique Schnapper, "La Grande Séparation entre le politique et le religieux", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), novembre 2010. Consulté le 28/03/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/civilisation/les-dossiers-transversaux/religion-et-societe/la-grande-separation-entre-le-politique-et-le-religieux

En partenariat avec la Villa Gillet

Institution incontournable de la scène culturelle à Lyon, la Villa Gillet donne voix à la pensée contemporaine et rassemble artistes, écrivains et chercheurs du monde entier pour nourrir une réflexion publique autour des questions de notre temps à l'occasion de conférences, débats, tables rondes, et lectures.

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L'auteur

Après des études supérieures d'histoire et de sciences politiques, Dominique Schnapper obtint le doctorat en sociologie (1967) avec une enquête consacrée à l'Italie (L'Italie rouge et noire, Gallimard, 1971) et le doctorat-es-lettres (1979). Elle a fait toute sa carrière à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales, où elle a été successivement chef de travaux, maître assistante et directrice d'études (1980). Ses travaux, depuis la fin des années 1970 portent sur les transformations du lien national et politique dans les sociétés démocratiques qui recherchent avant tout l'égalité de tous et le bien-être de chacun de leurs membres. Les « démocraties providentielles » n'évoluent-elles pas vers des formes diverses de « communautarisation » ? Elle est depuis 2001 membre du Conseil constitutionnel. Elle a reçu le Prix de la Fondation Balzan 2002 pour l'ensemble de son oeuvre en sociologie. Elle est Docteur honoris causa de l'université McGill de Montréal (2006).

Une sociologue au Conseil constitutionnel (Gallimard, 2010)